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Poligni. Je suis confus de tant de bonté, de tant de générosité; mais d'abord je connais fort peu ta pupille. Je l'ai vue quelquefois chez ta femme, à tes soirées, et j'ai dansé hier avec elle deux ou trois contredanses.

Dorbeval. Eh bien! l'entrevue est faite. La contredanse de rigueur! l'usage n'en veut qu'une, vous êtes donc en avance. Du reste, si dans ces mariages-là tu veux savoir la marche à suivre, la voici: on parle aux parents, tu m'as parlé; on demande aux parents: Combien a-t-elle ? je te l'ai dit; est-ce que je ne t'ai pas dit cinq cent mille francs?

Poligni. Si, mon ami; mais je te ferai observer que son caractère... Non pas qu'il ne soit excellent, mais il m'a paru bien léger, bien futile.

Dorbeval. Je conviens qu'elle a été, pendant huit ans, dans un des premiers pensionnats de Paris; malgré cela, il n'est pas impossible... Il y a de bons hasards, des naturels qui résistent; et puis, écoute donc, elle a cinq cent mille francs.

Poligni. J'ai bien entendu; mais il me semble qu'à son goût pour la parure, à la manière dont elle reçoit les homimages des jeunes gens, il se pourrait bien qu'elle fût un peu coquette.

Dorbeval. C'est possible! Je n'en sais rien; mais ce que je sais, c'est qu'elle a...

Poligni, (avec impatience.) Eh! j'en suis bien persuadé. Dorbeval. Eh bien! alors, pourquoi hésites-tu? car dans toutes les objections que tu m'as faites, il n'y en a pas qui ait apparence de raison.

Poligni. C'est qu'il en est une dont je n'osais pas te parler, une qui est la plus forte de toutes, ou plutôt la seule véritable: j'aime quelqu'un.

Dorbeval. Toi! C'est différent: si tu me parles d'amour quand je te parle raison, nous n'allons plus nous entendre. Qu'est-ce que je voulais? agir en ami, m'acquitter envers toi, faire ta fortune; mais si tu préfères un mariage d'inclination, je ne prétends pas te tyranniser, et je ne dis plus rien; d'autant que moi-même aussi, tu le sais, j'ai autrefois donné dans les mariages d'inclination. Il est vrai que la position était bien différente: j'avais de la fortune; j'ai enrichi une femme qui n'avait rien, ce qui m'a fait de l'honneur dans le monde, et ce qui de plus, j'ose le dire, était fort bien calculé ; car, quoique nous ayons souvent des discussions, elle est

1 Dorbeval a l'air de dire que les pensionnats de Paris gâtent le bon naturel des jeunes filles; mais il ne faut pas prendre à la lettre ce qu'il dit.

obligée, par devoir, de me complaire en tout, de m'aimer, de m'adorer; je n'ai pas besoin de m'en mêler, ni de rien faire pour cela: j'ai fait sa fortune. Mais toi, mon cher, qui, d'après ton propre aveu, n'a pas même deux cent mille francs!... Poligni. Et qu'importe? Plût au ciel que je fusse le maître de n'écouter que mon cœur! plût au ciel qu'elle fût libre! je serais trop heureux de lui offrir, avec ma main, le peu de bien que je possède.

Dorbeval. Comment! elle est mariée ?

Poligni. Hélas! oui! Sacrifiée par sa famille, elle a épousé un vieillard, un ancien militaire, monsieur de Brienne, qui l'a emmenée en Russie, où elle est depuis trois ans.

Dorbeval. Elle est mariée! elle est en Russie! et c'est pour une pareille chimère que tu compromets ton avenir, que tu refuses un mariage superbe! Mais si elle était ici, elle serait la première à t'y engager, ou cette femme-là ne t'aime pas; elle en a épousé un autre par devoir, suis son exemple; et quand le devoir nous ordonne d'être heureux, d'être riche, d'être considéré, il est doux, il est beau de lui obéir, et c'est ce que tu feras. Tu es décidé? tu n'hésites plus ?

Poligni. Nous en reparlerons; nous verrons.

Dorbeval. Non, mon cher, il faut brusquer la fortune, la saisir au passage.

Poligni. Dorbeval, de grâce!

Dorbeval. Il faut te prononcer: oui ou non.

Poligni. Eh, morbleu! laisse-moi! fais ce que tu voudras. Dorbeval. Enfin !... Ce n'est pas sans peine. Voici ma femme et ma jeune pupille.

SCÈNE VI.

Les Précédents; Madame Dorbeval, Hermance. (Elles arrivent de l'appartement de Dorbeval, à droite du fond.)

Dorbeval. Arrivez, mesdames, nous avons de grands projets pour ce matin; venez donner votre voix, car nous délibérons.

Madame Dorbeval, (saluant.) Monsieur Poligni!

Hermance, (de même.) Mon danseur d'hier au soir! Dorbeval. Quand je dis que nous délibérons,... c'est-à-dire que j'ai décidé. Nous irons au salon'... C'est aujourd'hui samedi, un jour comme il faut le jour où tout le monde y va,... pour éviter la foule. De là, nous irons au bois. Ces

'Au salon d'exposition.

dames essayeront ma nouvelle calèche, et nous, mes chevaux anglais; car Poligni nous reste, il nous accompagne.

Hermance. L'aimable tuteur! il n'annonce jamais que de bonnes nouvelles. Cela se trouve d'autant mieux que j'ai un nouveau chapeau de Céliane; oui, ma cousine, j'ai quitté votre marchande de modes; avec elle rien de surprenant, rien d'inattendu : pas une pensée originale.

Poligni, (riant.) Il est si difficile de trouver des idées

neuves!

Hermance. Surtout en chapeaux!

Dorbeval, (à sa femme.) Vous voyez, chère amie, que vous n'êtes pas prête; tâchez de ne pas nous faire attendre, et surtout, je vous en prie, de ne pas affecter comme hier cette simplicité de mise et de toilette qui me fait tort. Je ne vous refuse rien pour vos dépenses; mais ayez au moins la bonté d'en faire. Faites-moi le plaisir d'être heureuse: si ce n'est pour vous, que ce soit moi ! pour

Madame Dorbeval, (doucement.) Aujourd'hui, monsieur, vous ne vous plaindrez pas de moi: je vous demanderai la permission de ne pas vous accompagner...

Dorbeval. Y pensez-vous?

Madame Dorbeval. Par goût, j'aime mieux rester.

Dorbeval. J'en suis bien fâché, chère amie; mais je vous ai acheté une calèche de six mille francs, je veux qu'on la voie.

Madame Dorbeval. J'avais des motifs qui me faisaient désirer de rester chez moi; mais puisque vous l'exigez...

Poligni. L'exiger!... Ah! ce n'est pas, j'en suis sûr, l'intention de Dorbeval.

Dorbeval. Non, sans doute. (A sa femme.) N'allez-vous pas, aux yeux de mes amis, me faire passer pour un despote, un tyran? Vous savez bien que je n'exige jamais, et que vous êtes la maîtresse.

Hermance, (allant à la table de droite et feuilletant un album.) Monsieur Poligni, venez donc voir.

Dorbeval, (appelant.) Dubois! mes gants, mon chapeau! et qu'on attelle à l'instant. Nous n'irons qu'au salon, ce qui est fort désagréable... (S'approchant de madame Dorbeval pendant que Poligni et Hermance causent à voix basse à l'autre extrémité du salon.) Mais puis-je savoir, au moins, sans indiscrétion ni jalousie, quel est le motif si important qui vous retient ici?

Madame Dorbeval. Une amie intime, une amie d'enfance, qui était en pays étranger, et qui, après trois ans d'absence,

revient demain à Paris; voilà pourquoi je désirais me trouver ici à son arrivée.

Dorbeval, (mettant ses gants.) C'est juste! Je ne dis plus rien, surtout si elle est jolie, parce que la sensibilité,... l'amitié,... nous connaissons cela, n'est-ce pas, Poligni? Eh bien! Hermance! est-ce qu'ils ne m'entendent pas? (Il va près d'eux.)

Hermance, (sortant de sa conversation avec Poligni.) Pardon! nous causions de beaux-arts, de peinture; et en me parlant du salon, monsieur me l'avait fait oublier.

Poligni, (vivement.) Quoi! je serais assez heureux...!

Dorbeval. Assez heureux!... je te dis que tu l'es trop. Allons, donne-lui la main, et partons; moi, je suis le surveillant, le tuteur, c'est mon emploi! (A madame Dorbeval.) Adieu, chère amie, je vous laisse dans les expansions du sentiment. Je vais au salon, de là à la Bourse, m'occuper de mes intérêts et de ceux de Poligni, et j'aurai mené de front, dans ce jour, les affaires, les plaisirs, l'argent et l'amitié. (Poligni, Hermance et Dorbeval sortent par la porte du fond; madame Dorbeval rentre à gauche dans son appartement.)

ACTE DEUXIÈME.

SCENE PREMIÈRE.

Madame Dorbeval, madame de Brienne. (Elles entrent du fond.)

Madame Dorbeval. Je te revois enfin ! embrassons-nous encore! Que c'est bien à toi d'être venue aussi vite!1

Madame de Brienne. J'ai cru que je n'arriverais jamais, et cependant nous allions jour et nuit.

Madame Dorbeval. Tu dois être accablée de fatigue ?

Madame de Brienne. Oui, il y a quelques jours, en Allemagne, je m'en plaignais un peu; mais depuis la frontière, je ne m'en aperçois plus: c'est si bon de revoir la France! Qu'elle m'a paru belle! et à mesure que nous approchions de Paris, comme mon cœur battait, et comme les postillons allaient lentement! Mais quand je me suis vue dans ces murs, quand j'ai reconnu mes rues, mes boulevards, mes physionomies parisiennes, je ne puis te dire ce que j'ai éprouvé. Ce bruit, ce tumulte de la capitale, cette foule qui se jetait sur

1 Que tu as bien fait de venir aussi vite!

mes pas, jusqu'aux embarras qui arrêtaient notre voiture, tout me semblait beau, admirable. J'étais si heureuse!

Madame Dorbeval. C'est moi qui le suis maintenant !

Madame de Brienne. Chère Élise! j'ai tant de choses à te dire, tu en as tant à me raconter! car je t'ai quittée demoiselle, et te voilà mariée! On trouve tant de changements quand on revient de Russie!.... Et moi donc, si tu savais.... Mais par où commencer? voilà le difficile !

Madame Dorbeval. Parlons de toi d'abord; car je ne sais rien tu ne me disais pas où je pourrais t'écrire, et toimême ne m'adressais jamais que quelques lignes sur ta santé.

Madame de Brienne. Que veux-tu? il n'aimait pas qu'on m'écrivît, encore moins que j'écrivisse... même à mes amies intimes.

Madame Dorbeval. J'entends: il, c'est ton mari.

Madame de Brienne. Et qui serait-ce donc ? Je savais même qu'en lui montrant mes lettres je lui faisais plaisir, e il les lisait toutes: voilà pourquoi ma correspondance ne contenait jamais que des nouvelles officielles.

Madame Dorbeval. Je comprends; mais c'est toujours fort mal.

Madame de Brienne. Non; n'ayant que mon amitié, il était naturel qu'il en fût jaloux; d'ailleurs mon devoir était de tout lui sacrifier, même mes plus chères affections; et ce devoir, je l'ai rempli jusqu'à ses derniers moments.

Madame Dorbeval. O ciel! tu serais veuve ?

Madame de Brienne. Eh, mon Dieu, oui! depuis longtemps; je me suis trouvée seule, abandonnée, à quinze ou seize cents lieues d'ici, à l'autre extrémité de la Russie, dans un pays inconnu, où nous avaient appelés les intérêts de monsieur de Brienne. Je croyais ne plus vous revoir.

Madame Dorbeval. Mais c'est qu'aussi personne n'avait pu comprendre un pareil mariage! épouser un homme de soixante ans, sans fortune!

Madame de Brienne. Il en avait; c'est ce mariage qui la lui a fait perdre: voilà ce que le monde ne savait pas, voilà ce que le devoir le plus sacré m'empêchait même de t'apprendre. Monsieur de Brienne était un ancien ami de ma famille ; c'était par lui que mon père avait obtenu cette place de receveur général dont il était si fier; M. de Brienne m'avait vue naître, me portait la plus grande amitié, mais jamais il ne m'était venu à l'idée qu'il dût être mon mari. Bien loin de cela, tu le sais, un autre avenir, d'autres espérances souriaient à mon cœur. Tu te rappelles ces premiers sentiments, ces

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