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impressions que rien ne peut effacer, car alors tu me donnais des conseils, tu recevais mes confidences. On est si heureuse d'un amour qu'on peut avouer! il est si doux d'en parler! et cela nous arrivait quelquefois.

Madame Dorbeval. Oui, le matin, le soir, toute la journée! Et son nom, crois-tu que je l'aie oublié ? ce pauvre Poligni! Madame de Brienne, (lui mettant la main sur la bouche.) Tais-toi il y a si longtemps que je n'ai osé le prononcer.

Madame Dorbeval. C'est un ami de mon mari, nous le voyons assez souvent; il est libre, et j'ai lieu de croire qu'il est toujours fidèle.

Madame de Brienne. Vraiment. Je ne te le demandais pas; car enfin je n'avais le droit de rien exiger; mais autrefois, élevés ensemble, nous aimant dès l'enfance, rien ne semblait s'opposer à notre union. C'était pour obtenir le consentement de ma famille qu'il venait d'embrasser l'état militaire, source alors de gloire et de fortune. "Tout ce que je vous demande, me dit-il en partant, c'est de m'attendre! Ou vous apprendrez ma mort, ou je reviendrai colonel." Déjà, tu le sais, les journaux avaient retenti de son nom, sa conduite lui avait mérité l'estime de ses chefs. Encore quelques mois, et la paix le ramenait auprès de nous, lorsqu'un jour, mon père, que je croyais à l'abri de tous les événements, ou que du moins les fonds publics dont il était dépositaire devaient éloigner de toute spéculation hasardeuse, mon père se présente à mes yeux, pâle et tremblant. "Je suis perdu, me dit-il, je suis déshonoré! Ma honte est encore un secret, mais ce soir elle sera connue, et je n'y survivrai pas. Ma fille, c'est toi seule que j'implore! Monsieur de Brienne, mon ami, sacrifie sa fortune pour me sauver l'honneur; mais je ne puis accepter ce bienfait que de la main d'un gendre. Prononce sur mon sort." Hélas! mon père était à mes genoux, je ne vis que lui. Je consentis, car j'espérais mourir ; et quelques jours après mon mariage, j'étais chez moi, j'étais seule,... tu devines à qui je pensais,... quand tout à coup je le vois paraître devant moi. Ses traits étaient altérés par la souffrance, et, me montrant de la main les riches épaulettes dont il était décoré... "J'ai tenu mes promesses, me dit-il, je les ai tenues au prix de mon sang; mais vous, madame, vous!..." Ah! je ne pus y tenir. Je confiai à son honneur le secret de mon père; je le suppliai de me pardonner et de me plaindre, et je me trouvai moins malheureuse quand il sut à quel point je l'étais. Il partit, en me jurant un amour éternel, et depuis je ne l'ai point revu.

Madame Dorbeval. Jamais? Vous deviez cependant de temps en temps vous rencontrer de loin dans le monde ?

Madame de Brienne. Cela revenait au même: je n'osais pas le regarder. Quelquefois seulement nous recevions Olivier, un artiste, un jeune peintre qui devait à mon mari son éducation, ses talents; et monsieur de Brienne avait eu bien raison de le protéger. Olivier était si bon, si aimable! Il me parlait toujours de Poligni, son camarade de collége; je ne répondais pas, mais j'écoutais. Ce pauvre Olivier, depuis ce temps-là je l'ai pris en amitié. Résignée à mon sort, je tâchais d'être heureuse, du moins quand mon père me regardait, et il est mort en me bénissant. Mais quand je l'eus perdu, quand il fallut quitter la France, tous mes amis, tous mes souvenirs; ah! que je fus malheureuse! que j'ai souffert pendant ces trois années! Me reprochant jusqu'aux tourments que j'éprouvais, je cherchais à les expier en redoublant de soins, de tendresse pour un vieil époux, que j'aurais voulu aimer autant qu'il m'adorait. Mais ce n'était pas ma faute, ce n'était pas possible; mon cœur était resté ici, près de vous. En quittant ma patrie, j'y avais laissé le bonheur, et en la revoyant j'ai tout retrouvé.

Madame Dorbeval. Chère Amélie! il n'a pas dépendu de moi que nous ne fussions plus tôt réunies; depuis quelque temps je sollicitais, mieux que cela, j'espérais obtenir pour monsieur de Brienne une place, une pension qui lui permît de revenir en France, et ce que je demandais pour lui, je le réclamerai pour sa veuve.

Madame de Brienne. Je te remercie, je n'ai besoin de rien. Madame Dorbeval. Tu es donc bien riche! Et tu ne me parlais pas de ta situation, de ta fortune, de tes espérances!

Madame de Brienne. Ma situation,... la plus belle du monde! je suis libre et maîtresse de moi. Ma fortune,... je n'ai rien, presque rien: ce qu'il faut pour vivre; c'est bien assez. Et quant à mes espérances,... ai-je besoin de te

les dire ?

Madame Dorbeval, (souriant.) Non, je crois les deviner.

SCÈNE II.

Les Précédents; Hermance.

Hermance, (à Madame Dorbeval.) Ah, ma cousine! que vous avez perdu en ne venant pas au salon! c'était charmant: des bonnets d'un genre tout nouveau! j'ai surtout remarqué des robes du matin, des négligés magnifiques. Vous

savez bien madame Despériers, cette dame qui est comtesse et qui danse si mal...

Madame Dorbeval, (à Madame de Brienne.) C'est une jeune parente, une pupille de mon mari. (A Hermance.) Ma chère Hermance, voici une intime amie, dont je vous ai souvent parlé, madame de Brienne.

Hermance, (saluant et la regardant.) Ah, mon Dieu! c'est étonnant!

Madame Dorbeval. Qu'as-tu donc ?

Hermance. Je n'avais jamais vu madame, et pourtant je connais ses traits. Vraiment oui, tout à l'heure, au salon, ce tableau du Templier, cette figure de la belle Juive que tout le monde admirait... C'est frappant de ressemblance! Madame de Brienne, (souriant.) C'est difficile à croire, car j'arrive de Russie, et on ne se ressemble pas de si loin. Madame Dorbeval. Et de qui donc est ce tableau ? Hermance. D'Olivier, un jeune peintre.

Madame de Brienne. Olivier! notre ancien ami?
Hermance. Vous le connaissez ?

Madame de Brienne. Oui, et c'est avec grand plaisir que j'apprends ses succès, car c'est un digne et estimable jeune homme.

Hermance. N'est-ce pas, madame! Et puis il joue trèsbien la comédie, car nous l'avons jouée ensemble, et il est si gai, si aimable! C'est un charmant artiste, du feu, de l'imagination! En l'entendant on croit lire un roman; et moi j'aime beaucoup les romans.

Madame de Brienne, (riant.) Vraiment!

Hermance. Pour la lecture, seulement, pour s'amuser; car au fond qu'est-ce que cela prouve? Aussi vous sentez

bien qu'un peintre, on ne peut pas y penser, on ne peut pas épouser cela ;' d'autant que mon tuteur a des vues sérieuses: car tout à l'heure, au salon, il m'a parlé d'un de ses amis, d'un agent de change: à la bonne heure au moins.

Madame Dorbeval. Tu le connais ?

Hermance. Non, mais un agent de change, c'est tout dire; cela signifie une maison, un équipage, mille écus par mois pour sa toilette; il me tarde tant d'être mariée! ne fût-ce que pour porter des diamants et pour aller aux bals masqués. Mais je suis là à causer, et ne pense pas à ma parure de ce

1 Cela est ici employé pour un peintre. Cette manière de parler indique le mépris, ou le dédain de cette jeune coquette pour les peintres, ou les gens sans fortune.

soir; cependant nous avons du monde, et beaucoup, que mon cousin vient d'inviter.

Madame Dorbeval. Quelle contrariété! (A Madame de Brienne.) J'espérais que nous serions seules; mais tant pis pour toi, tu resteras.

Madame de Brienne. Non, non: les voyageuses ont des priviléges, et je les réclame.

Madame Dorbeval, (à Hermance.) Et qui avons-nous? le sais-tu ?

Hermance. D'abord M. Poligni, qui nous accompagnait au

salon.

Madame de Brienne, (vivement.) Poligni! (A Madame Dorbeval.) Si tu le veux absolument, il faut bien s'immoler pour ses amis.

Madame Dorbeval. Que tu es généreuse! (A Hermance.) Et puis encore?

Hermance. Je ne connais pas tout le monde, mais il y a ce joli cavalier qui, au dernier bal, ne vous a pas quittée de toute la soirée.

Madame Dorbeval. Moi!

Hermance. Oui, ce jeune homme que toutes les dames trouvent si aimable, et les messieurs aussi; le neveu du ministre.

Madame Dorbeval, (vivement.) Monsieur de Nangis... Il vient aujourd'hui ?

Hermance. Non, non, je me trompe. Mon tuteur l'a invité; il a hésité, et puis il a fini par refuser. Madame Dorbeval. Ah! il a refusé.

Madame de Brienne. Qu'as-tu donc ?

Madame Dorbeval. Rien.

Hermance, (passant au milieu.) Adieu, ma cousine ; adieu, madame. Vous n'avez pas de temps à perdre, car la matinée s'avance, et je vous préviens qu'on dîne toujours à sept heures très-précises. (Elle rentre dans l'appartement de Dorbeval.)

SCÈNE III.

Madame Dorbeval, Madame de Brienne.

Madame de Brienne, (allant à madame Dorbeval, qui est restée plongée dans ses réflexions.) Élise!

Madame Dorbeval, (revenant à elle et affectant un air gai.) Eh bien! tu me disais donc ?

Madame de Brienne. Moi! je ne te disais rien; mais je m'inquiétais de l'émotion où je te vois.

Madame Dorbeval. De l'émotion! je n'en ai aucune, je t'assure; mais n'aurais-je pas quelque droit de me plaindre de l'esclavage continuel où je suis ? N'avoir pas un moment à soi ou à ses amis ! recevoir chaque jour des indifférents, des gens que l'on connaît à peine!

Madame de Brienne. C'est très-fâcheux; mais je ne sais pourquoi, j'ai ideé que ceux qui te contrarient le plus ne sont pas ceux qui viennent: ce sont ceux qui...

Madame Dorbeval. Que dis-tu ?

Madame de Brienne. Je désire me tromper; mais il me semblait que monsieur de Nangis... Allons, décidément il y a des noms malheureux, car voilà que tu rougis encore.

Madame Dorbeval. Je ne sais pourquoi; car en conscience je n'ai rien à t'apprendre. Ne t'ai-je pas dit que j'espérais pour ton mari une place, une pension? et monsieur de Nangis, proche parent du ministre, était par son crédit, par sa position à la cour, une protection à ménager; je n'avais pas d'autre idée, d'autres motifs, je te le jure. Mais bientôt monsieur de Nangis est devenu un protecteur si dévoué, que je n'ose plus rien lui demander. Craignant même que ses assiduités ne finissent par être remarquées, je l'ai prié, autant que possible, d'éviter ma présence; et tu vois quel pouvoir j'ai sur lui, tu vois quelle est sa soumission: aujourd'hui mon mari l'invite, et il s'empresse de refuser...

Madame de Brienne. Eh mais! serais-tu fâchée d'être obéie ?

rent.

Madame Dorbeval. Moi! tu me connais bien mal! Qu'il vienne ou ne vienne pas, peu m'importe; tout m'est indifféCondamnée à ne rien aimer, je subis mon arrêt, je me résigne à mon sort, à ce sort brillant que chacun envie. S'ils le connaissaient, il leur ferait pitié.'

Madame de Brienne. Que me dis-tu ?

Madame Dorbeval. Est-ce ma faute, cependant? Jeune, sans expérience, je voyais tous mes parents enchantés, éblouis: Tu n'as rien, disaient-ils, et il est riche,... immensément riche; épouse-le. Eh bien! ils doivent être satisfaits: je suis bien riche et bien malheureuse.

Madame de Brienne. Toi, grand Dieu!

Madame Dorbeval. Oui, je l'épousai sans l'aimer; du

1 Madame Dorbeval, à la sollicitation de sa famille, a fait un mariage d'argent, dont elle n'a pas lieu de se réjouir, puisqu'elle ne peut aimer son mari La conscience de son devoir et les sages conseils de madame de Brienne, l'empêchent de succomber à une passion qu'elle peut à peine maîtriser.

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