Images de page
PDF
ePub

SCÈNE II.

André, (seul.)

Les voilà partis; tant mieux!... Je n'ai de bonheur que quand je suis seul... Quelle triste condition! vivre ainsi chez les autres, et comme par charité, c'est vraiment insupportable quand on a du cœur ; encore, si M. Dumolard, en m'élevant avec son fils, m'avait mis sur le même pied que lui... Il le dit bien, mais ce sont de belles paroles; et il faut que je sois tous les jours témoin des préférences qu'on a pour Édouard, tandis que moi, je suis regardé comme un mendiant... Oh! cette idée me suffoque de honte et de rage... Eugénie est la seule qui paraisse me plaindre; ses manières sont bienveillantes. Eh bien! cela m'aigrit encore davantage, car l'intérêt qu'elle me montre me rappelle que j'ai besoin qu'on me plaigne; il me fait souvenir que je n'ai ici aucun droit, aucune considération, et que je n'y suis souffert que par un sentiment de pitié.

SCÈNE III.

André, Eugénie.

Eugénie. Comment, monsieur André, vous n'allez pas vous promener à cheval avec mon frère? Mais dépêchez-vous donc, les voilà qui sortent...

André. Merci! merci! mademoiselle.

Eugénie. Et pourquoi ne pas chercher à vous amuser? André. J'ai cru que cet amusement ne convenait pas à ma position.

Eugénie. Votre position! Pourquoi toujours parler de cela ? N'êtes-vous pas traité ici comme nous ?

André, (avec un sourire d'amertume.) Oh! pas tout à fait...

Eugénie. Ce sont de folles idées qui vous tourmentent. Est-ce que mon père ne vous regarde pas comme son troisième enfant? est-ce qu'il n'a pas pour vous les mêmes soins? et n'a-t-il pas recommandé aux domestiques d'avoir pour vous autant d'égards que si vous lui apparteniez ?

André. Sans doute; je n'ai qu'à me louer des bontés de votre père.

Eugénie. Dites le nôtre, puisqu'il vous a adopté.

André. Il y a toujours une différence... et le mien n'aurait jamais dû consentir à cet arrangement.

Eugénie. Il a éprouvé des malheurs, et restait chargé d'une nombreuse famille; mon père, qui l'avait eu pour ami, s'est chargé de vous; il vous élève, vous fait donner de l'éducation; il n'y a dans tout cela rien que de bien naturel; pourquoi donc vous tourmenter?

André. J'aurais plus souffert chez mon père, mais au moins ma position n'aurait pas été fausse comme ici.

Eugénie. C'est vous qui la rendez fausse en repoussant notre amitié et nos carresses; que pouvons-nous faire de plus? André. Oh! je n'exige rien; je me soumets à mon sort tel qu'il est.

Eugénie. En vérité, monsieur André, je crois que vous avez un mauvais caractère.

André. C'est possible, mademoiselle; cela ne m'empêche pas de vous remercier de l'intérêt que vous avez la bonté de me témoigner.

Eugénie. Allons, ne nous fâchons pas ; je vous aime, quoique vous soyez un peu maussade... Ah ça, c'est demain le premier jour de l'an; voyons, monsieur, que me donnerezvous pour mes étrennes ?

André, (vivement.) Des étrennes !... Vous badinez... est-ce que dans ma position...

Eugénie, (avec impatience.) Encore sa position! Quand donc vous déferez-vous de cette sotte habitude ?... Oui, monsieur, des étrennes; je veux que vous m'en donniez; Édouard n'y manque pas, lui... N'êtes-vous pas comme nous? notre frère, enfin.

André, (avec un sourire amer.) C'est trop de bonté.

Eugénie. Vous êtes impatientant, avec votre bonté; défaites-vous donc de cette raideur, de cet air gourmé qui vous rendent ridicule... Mais je n'oublie pas ce que je vous disais: je vous ai préparé votre cadeau, moi; ainsi, je compte que vous me ferez le vôtre, ne fût-ce qu'une poupée de deux sous ou un bonhomme de pain d'épice.

André, (avec aigreur.) Vous faites bien de remarquer que je ne suis pas en état de vous donner quelque chose de prix. (A part.) Toujours des affronts!...

Eugénie. Est-ce que je dis cela? Que m'importe ce que vous me donnerez; je ne veux qu'un souvenir de votre amitié, quelqu'il soit, et je serai contente.

1Être en état de, avoir le pouvoir de.

André, (avec affectation.) Eh bien! je vous achèterai une poupée de deux sous, puisque vous voulez bien vous contenter de cela; cette dépense ne sera pas hors de proportion avec mes moyens. (Il sort.)

SCÈNE IV.

Eugénie, ensuite M. Dumolard.

Eugénie. Quelle sotte susceptibilité!... Il croit pourtant que j'ai voulu l'humilier; c'est à perdre toute patience. M. Dumolard. Qu'as-tu, mon Eugénie? tu parais bien vivement agitée.

Eugénie. C'est ce fou d'André qui me met en colère.
M. Dumolard. Comment cela ?

Eugénie. On ne sait comment le prendre; on a beau' lui faire de l'amitié, il est toujours réservé, soupçonneux, et toujours il a l'air de penser qu'on veut lui faire sentir les services que tu lui rends.

M. Dumolard. Tu n'as pas oublié, j'espère, mes recommandations? cet enfant est ici dans une position délicate, et qu'il sent; je veux qu'on ait pour lui tous les ménagemens possibles: déjà j'ai repris ton frère pour n'avoir pas respecté mes volontés: je pense que tu n'es pas tombée dans le même

cas?

Eugénie. Non, papa; j'aime bien André, au contraire, et je voudrais qu'il fût avec moi comme Édouard. Croirais-tu que je n'ai jamais pu le faire arriver à me tutoyer?

M. Dumolard. Sa fierté a quelque chose de naturel et qu'on ne saurait trop blâmer; cependant, si on ne lui donne pas lieu de s'offenser...

Eugénie. Ce n'est pas fierté, c'est je ne sais quel excès d'amour-propre qui le fait souffrir de ne pas être réellement ton fils, et le fait rougir de la condition où le place ta bienfaisance; enfin, je crois que lui-même n'est pas bien sûr de ce qu'il veut.

M. Dumolard. C'est un petit sot, alors... et je présume qu'avec un amour-propre si farouche, il ne me sait aucun gré de ce que je fais pour lui.

Eugénie. Je n'en sais rien.

M. Dumolard. Je n'insiste pas sur ta façon de penser....

1 On a beau, c'est en vain que.

'Savoir gré, être satisfait, reconnaissant.

mais je verrai ce que j'aurai à faire pour le corriger de ses sottes préventions. Le père d'André est un homme que j'aime beaucoup; j'ai fait ce que j'ai pu en me chargeant de son fils, afin d'alléger sa position: quels que soient les sentimens de cet enfant, j'accomplirai ma tâche jusqu'au bout. Eugénie. Oh! cher papa, je pense bien qu'il n'est pas ingrat envers toi.

M. Dumolard. Tant mieux! Mais, à propos, je te croyais à la promenade avec ton frère?

Eugénie. Non, mon père; comme vous n'avez que trois chevaux, je pensais qu'André serait bien aise de me remplacer.

M. Dumolard. Et il t'a refusée ?

Eugénie. Oui! toujours d'après ses ridicules préventions. M. Dumolard. Bien ridicules en effet!... Enfin, ma fille, le malheur rend sa situation respectable pour nous; c'est à nous à faire notre devoir, et si André n'est pas heureux, qu'il n'ait jamais aucun reproche à nous faire... Mais, j'entends quelqu'un; vois qui c'est.

SCÈNE V.

Les Précédens, Paul Laurencin.

Eugénie, (s'avançant vers la porte.) Tiens! c'est le cher petit Paul, le frère d'André.

M. Dumolard. Entre, mon enfant... et viens m'embrasser. Paul. Bonjour, monsieur Dumolard... bonjour, mademoiselle Ninie.

Eugénie. Viens donc m'embrasser aussi, mon petit Paul. Paul. Je veux bien, mademoiselle Ninie.

M. Dumolard. Est-ce que tu es venu tout seul, mon ami? Paul. Je suis venu avec le messager de notre village, qui m'a conduit jusqu'à la porte, et qui viendra me chercher de

main.

M. Dumolard. Ce pauvre petit! il doit avoir besoin de quelque chose: vois, Eugénie. (Eugénie sort.)

Paul, (pleurant.) Mon cher papa... il est malade... Voilà une lettre pour vous, qu'il m'a donnée...

M. Dumolard. Ah! voyons. (Il prend la lettre et lit tout bas.)

Eugénie, (rentrant avec des provisions qu'elle arrange sur une console.) Tiens, mon petit Paul... viens manger, voilà des brioches excellentes.

Paul. Merci, mademoiselle; j'ai du chagrin, et je n'ai pas faim.

Eugénie. Tu as du chagrin, cher enfant !... C'est égal, prends quelque chose.

Paul, (se mettant à table.) Oh! les bonnes choses... Et mon frère André, je voudrais bien le voir.

Eugénie. Je l'ai fait appeler; il ne tardera pas à venir.... Mange, si cela te semble bon.

M. Dumolard, (après avoir lu.) Ah! quelle déplorable situation!... Malheureux père !

Paul. C'est que, chez nous, nous ne mangeons que des pommes de terre, et quelquefois... (Il soupire.) Ah!... M. Dumolard. Pauvre enfant!

Eugénie. Comment? vous en êtes réduits à vivre d'une manière aussi misérable?

Paul. Mon Dieu, oui; et je suis bien sûr que c'est ce qui rend papa malade.

M. Dumolard. Infortuné! lui que j'ai connu dans l'aisance. (A part.) Voyons à réfléchir sur ce que je puis faire. (Haut.) Je rentre dans mon cabinet, Eugénie; je te confie cet enfant, veille sur lui, et tâche de le distraire. (A part à Eugénie.) Tu auras soin de le laisser avec son frère lorsqu'il viendra; j'espère que les détails que lui donnera Paul corrigeront un peu notre petit humoriste. (Il sort.)

SCÈNE VI.

Eugénie, Paul.

Eugénie. As-tu assez mangé, mon petit Paul?

Paul. Oui, mademoiselle Ninie, je me suis bien régalé; c'est dommage que mes frères et sœurs n'ont pas mangé avec moi des bonnes choses.

Eugénie. Bon petit cœur!... Eh bien! sois tranquille, je t'emplirai un grand panier de friandises que tu leur porteras. Paul. Oh! merci pour eux, mademoiselle; vous êtes bien jentille.

SCÈNE VII.

Les Précédens, Edouard, Fourniment,

Fourniment. Nous voilà! Félicitez votre frère, mademoiselle, car je réponds qu'il fera un fameux cavalier.

Edouard. Oh! ma sœur quel plaisir j'ai eu... j'ai été au galop tout seul; au galop... n'est-ce pas, Fourniment?

« PrécédentContinuer »