Images de page
PDF
ePub

Verteuil. Ce n'est pas de vos grâces qu'il s'agit, monsieur ; c'est de celles de Léonor.

Dupas. Comme il vous plaira, monsieur. Allons, mademoiselle. (Léonor danse le menuet. Dupas la suit en jouant de sa pochette. Il s'interrompt de temps en temps pour lui dire :) Portez votre tête plus haute... Les épaules effacées... Déployez mollement vos bras... En cadence... Un air noble, voyez-moi.

Verteuil, (quand le menuet est fini.) Fort bien, Léonor, fort bien. (à Dupas.) Monsieur, votre leçon est finie pour aujourd'hui. (Dupas fait un salut profond à la compagnie, et se retire.)

Léonor, (bas à Madame Beaumont.) Eh bien! ma tante; vous voyez les grands compliments que j'ai reçus ?

Madame Beaumont. Quoi! M. Verteuil, vous n'êtes pas enchanté, ravi, transporté ? Vous n'y avez sûrement pas fait attention, ou vous êtes encore si fatigué de votre voyage... Verteuil. Pardonnez-moi, madame, j'ai déjà marqué ma satisfaction à Léonor. Mais voulez-vous que j'aille m'extasier sur un pas de danse? Je réserve mon enthousiasme pour des perfections plus dignes de l'exciter.

SCÈNE X.

Madame Beaumont, Verteuil, Léonor, Didier.

Didier, (s'élançant dans le salon, court vers Verteuil, lui saute au cou, et l'embrasse avec tendresse.) Ô mon cher M. Verteuil, mon tuteur, mon père, quelle joie j'ai de vous voir.

Madame Beaumont. Que veut dire cette pétulance? ce qu'il faut étouffer ses amis?

Est

Verteuil. Laissez-le faire, madame. Les transports de sa joie me flattent bien plus que des révérences froides et compassées. Venez, mon cher Didier, que je vous presse contre mon cœur. Quels doux souvenirs vous me rappellez. Oui, les voilà, ces traits nobles, et cette figure aimable qui distinguaient votre père.

Madame Beaumont. Pourquoi n'avoir pas mis votre habit neuf et votre gilet de velours? On ne fait pas des visites en gilet rond.

Didier. Mais, ma tante, pour m'habiller il m'aurait fallu perdre au moins un quart-d'heure, et je n'aurais jamais eu la patience d'attendre.

Verteuil. J'aurais eu bien du regret aussi, je l'avoue, de voir un quart-d'heure plus tard cet excellent enfant.

Madame Beaumont. Eh bien! monsieur, vous n'avez donc rien à nous dire, à votre sœur ni à moi ? Vous ne nous avez pas seulement souhaité le bonjour.

Didier. Daignez me pardonner, ma chère tante, j'étais si joyeux d'embrasser mon tuteur. (à Léonor, en lui tendant la main.) Tu ne m'en veux pas, Léonor!

Léonor, (sèchement.) Non, monsieur.

Verteuil. Veuillez l'excuser, madame, à ma considération. Je serais fâché d'être pour lui un sujet de reproche.

Madame Beaumont, (à part.) Je n'y saurais tenir plus long-temps. (à Verteuil.) Voulez-vous bien permettre, monsieur ? J'aurais quelques ordres à donner à la maison.

Verteuil. Ne vous gênez pas, madame, je vous en supplie. Madame Beaumont, (bas à Léonor.) Est-ce que vous voulez être témoin de leur insupportable entretien! (Haut.) Suivez-moi, Léonor; j'ai besoin de vous.

Léonor. Non, ma tante, je resterai avec M. Verteuil, s'il a la bonté de me le permettre.

Verteuil. Très-volontiers, mon enfant. (Madame Beaumont sort avec un air de dépit.)

SCÈNE XI.

Verteuil, Léonor, Didier.

Verteuil. Eh bien! mon cher Didier, est-on content de vous dans votre pension?

Didier. C'est à mon maître de vous le dire. Je ne me crois pourtant pas mal dans son amitié.

Verteuil. Quelles sont à présent vos études ?

Didier. Le grec et le latin, d'abord; ensuite la géographie, l'histoire et les mathématiques.

Léonor, (à part.) Voilà bien des choses dont je savais à peine le nom.

Verteuil. Et y faites-vous quelques progrès ?

Didier. Oh! plus j'apprends, plus je vois que j'ai encore à m'instruire. Je ne suis pas le dernier de mes camarades, cependant.

Verteuil. Et le dessin, la danse, la musique?

Didier. De tout cela un peu aussi. Je m'applique davan

'Je ne puis résister.

tage dans cette saison à la musique et au dessin, parce que notre maître dit qu'il ne faut pas faire trop d'exercice dans l'été. En revanche, pendant l'hiver, je pousse plus vigoureusement la danse, parce que l'exercice convient mieux alors.

Verteuil. Voilà qui me paraît fort bien entendu.

Didier. D'ailleurs je ne peux pas y donner beaucoup de temps. Je ne m'en occupe guère que dans mes heures de récréation, ou après avoir fini mes devoirs. L'essentiel, selon notre maître, est de former mon cœur et d'enrichir mon esprit de belles connaissances, pour vivre honorablement dans le monde, me rendre utile à mon pays et à mes semblables, et devenir heureux moi-même par ce moyen.

Verteuil, (le prenant dans ses bras.) Embrassez-moi, mon

cher Didier.

Léonor, (à part.) Si c'est là l'essentiel, ma tante l'a bien négligé.

Didier. Oh! mon cher M. Verteuil, je ne suis pas tout-àfait si bon que vous l'imaginez peut-être.

Verteuil. Comment cela, mon ami?

Didier. Je suis un peu étourdi, un peu dissipé. Par exemple, je brouille quelquefois mes heures, et je fais dans l'une ce que j'aurais dû faire dans l'autre. J'ai de la peine à me corriger de quelques mauvaises habitudes; et je retombe par légèreté dans des fautes qui m'ont causé dix fois du repentir.

Verteuil. Et y retomberez-vous encore ?

Didier. Vraiment non, si j'y pense; mais j'oublie presque toujours mes bonnes résolutions.

Verteuil. Je suis fort aise, mon ami, que vous remarquiez vous-même vos défauts. Reconnaître ses défauts est le pre

mier pas vers le bien. Qu'en pensez-vous Léonor?

Léonor. Je pense que je ne suis ni étourdie ni dissipée ; et que je n'ai pas les défauts de mon frère.

Verteuil. D'autres, peut-être ?

Léonor. Ma tante ne m'en a jamais rien dit.

Verteuil. Elle devrait être la première à les apercevoir. Mais la tendresse nous aveugle quelquefois sur les imperfections de nos amis. Je ne dis pas cela pour vous fâcher.

Léonor, (à part.) Quel homme détestable! il flatte mon frère; et il n'a que des choses désagréables à me dire.

Verteuil. Restez ici, mes enfans, je vais voir si mon domestique a tiré mes effets de la valise. J'ai quelque chose pour vous, et je serai bientôt de retour. (Il sort.)

Didier. Oui, oui, nous vous attendrons. Ne tardez pas long-temps.

SCÈNE XII.

Léonor, Didier.

Léonor. Il peut garder ses cadeaux. Ce sont de belles choses, je crois, qu'il nous apporte.

Didier. Que dis-tu, Léonor? Tout ce que tu as dans ton appartement et sur ta personne ne te vient-il pas de notre cher bienfaiteur ? Ah! quand il ne me donnerait qu'une bagatelle, je serais toujours sensible à sa bonté.

Léonor. Non, je suis si dépitée contre lui, contre moi, contre ma tante !... je crois que je battrais tout l'univers.

Didier. Comment! et moi aussi ? Qu'as-tu donc, ma pauvre sœur? (Il lui prend la main.)

Léonor. Si tu avais été aussi maltraité !

Didier. Toi, maltraitée ? Et par qui? Ma tante ne te laisse pas prendre l'air de peur de t'enrhumer, et je crois qu'elle mettrait volontiers la main sous tes pieds, pour t'empêcher de toucher la terre.

Léonor. Oui, mais M. Verteuil... C'est un homme si grossier!

Didier. Comme tu parles, ma sœur! Il est, au contraire, si indulgent, si bon !

Léonor. Je n'ai rien fait à sa fantaisie: mon chant, mon dessin, ma danse, tout cela n'est rien pour lui; il méprise ce que je sais, et me parle de choses essentielles que j'aurais dû apprendre.

pas

Didier. Et bien, ma sœur, je crois qu'il a raison.

Léonor. Il a raison ? Et ma tante, elle a tort, n'est-ce ? Qu'est-ce qu'il entend par ses choses essentielles ? Didier. Je puis te le dire sans être bien savant.

Léonor. Oh oui! toi, qu'est-ce donc ?

Didier. Dis-moi, Léonor, lis-tu quelquefois ?

Léonor. Sans doute, quand j'ai le temps.

Didier. Et que lis-tu alors?

Léonor. Des comédies pour aller au spectacle, ou un gros recueil de chansons pour les apprendre par cœur.

Didier. Vraiment, voilà de bonnes lectures pour ton âge!

Crois-tu qu'il n'y ait pas de livres plus instructifs ?

Léonor. Quand il y en aurait, où trouver un moment pour les lire ? ma toilette du matin et mon déjeuner m'occupent

jusqu'à dix heures. Ensuite, vient le maître de danse jusqu'à onze; après lui le maître de dessin. Nous dinons. À quatre heures ma leçon de musique; puis je m'habille pour le soir; puis nous allons faire des visites, ou nous en recevons; et puis nous voilà au bout de la journée.

Didier. Est-ce tous les jours la même chose?

Léonor. Sans contredit.

Didier. Oh bien! mon maître a des filles, grandes à-peuprès comme toi; mais leur temps est tout autrement partagé que le tien.

Léonor. Comment donc, mon frère?

Didier. D'abord à six heures, l'été, à sept heures l'hiver, elles sont habillées pour toute la journée.

Léonor. Elles ne dorment donc point, ou elles sont assoupies dans la journée.

Didier. Elles sont plus éveillées que toi.

se couchent à neuf heures.

Léonor. À neuf heures au lit?

C'est qu'elles

Didier. Sûrement, pour se lever de bonne heure le lendemain. Tandis que tu dors encore, elles ont déjà reçu des leçons de géographie, d'histoire et de calcul. A dix heures, elles prennent l'aiguille jusqu'à dîner, ou elles s'occupent avec leur mère de tous les détails de la maison.

Léonor, (d'un air de mépris.) Est-ce qu'on en veut faire des femmes de charge ou des couturières ?

Didier. J'espère qu'une si bonne éducation leur procurera un sort plus heureux. Mais ne doivent-elles pas savoir commander aux domestiques, ordonner un repas, conduire un ménage?

Léonor. Et l'après-midi s'occupent-elles encore?

Didier. Pourquoi non? Elles ont leur écriture et leur musique. Le soir, on se rassemble autour d'une table, et l'une d'elles lit à haute voix "les Conversations d'Emilie," ou "le Théâtre d'Education," tandis que les autres travaillent au linge du ménage, ou à leurs ajustemens.

Léonor. Elles ne prennent donc jamais de récréation ? Didier. Que dis-tu? Elles s'amusent mieux que des reines. Tous ces travaux sont entremêlés de petits jeux, d'entretiens agréables. Elles rendent aussi et reçoivent quelquefois des visites; mais toujours leur sac à ouvrage à la main. Je ne les ai jamais vues oisives un moment.

Léonor. Ah! c'est apparemment ce qu'entendait M. Verteuil. Ma tante dit cependant que c'est une éducation commune, qui ne convient qu'à des enfans de bourgeois.

« PrécédentContinuer »