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Victor, (de l'autre côté.)

Ah! c'en est trop! je veux briser mes chaînes;
J'y renonce, maudit métier!

Oui, mon travail redouble encor mes peines.

Auguste.

Le mien me les fait oublier.

Je tiens mon air villageois :
Sautez, fillettes,
À ma voix.

D'ici, j'entends à la fois
Musettes

Et hautbois.

Victor.

Quand nous vivons, la gloire fugitive
De nous ne s'approche jamais ;
Après la mort seulement elle arrive...
Et nos lauriers sont des cyprès.

Auguste, (de l'autre côté.)

Je tiens mon air villageois;
Sautez, fillettes,
À ma voix.

D'ici j'entends à la fois
Musettes

Et hautbois.

Victor. Tu es bien heureux d'être aussi gai; moi, je n'y tiens plus, je renonce à la peinture, à toutes mes espérances. Auguste. Toi, qui as du talent, toi, qui dois être un jour le soutien et la gloire de l'école française!

Victor. Eh! qui te dit que j'ai du talent? quelle occasion ai-je jamais eue de me faire connaître ? qui sait même si jamais elle se présentera ? J'aurais mieux fait de prendre un métier, de manier la lime, ou de pousser le rabot, que d'user ma jeunesse à des travaux sans nombre, à des études assidues; et pourquoi ? pour mourir de misère et de faim à l'entrée de la carrière.

Auguste. Eh! tu te plains toujours! est-ce que Gérard et Girodet n'ont pas été comme toi? Est-ce que, dans tous les états, les commencements ne sont pas pénibles? La gloire vaut bien la peine qu'on l'achète; et si on la trouvait toute faite, personne n'en voudrait. Ce tableau que tu fais là, n'est-il pas un chef-d'œuvre ?

Victor, (à part.) Oui; s'il savait que ce matin, sans l'en prévenir, je l'ai vendu d'avance soixante francs à un brocan

teur...

Auguste. Toi, enfin, tu travailles, tandis que nous autres, pauvres musiciens, nous ne pouvons même pas donner l'essor à nos idées musicales. En vain j'ai dans la tête les chants les plus heureux, les motifs les plus sublimes. Qu'est-ce

que c'est que des airs sans paroles? et où veux-tu que j'en trouve? Qui est-ce qui me confiera un poëme? maintenant surtout que les auteurs ont tous voiture et logent au premier; crois-tu qu'ils monteront à un sixième étage pour m'apporter leur manuscrit? ils craindraient de tomber, rien que dans le trajet. Trop heureux encore quand je m'en retire sur la romance, le morceau détaché, ou la contredanse.

Victor. En effet, j'ai tort de me plaindre.

Auguste. Eh! oui, sans doute; et si notre ami Scipion était là, il te le prouverait encore mieux que moi, lui qui est étudiant en médecine et philosophe. Comme il nous aime! comme il t'a soigné pendant ta dernière maladie! avec deux amis tels que nous, qu'est-ce que tu peux désirer?

Air de la Somnambule.

N'aimes-tu pas ce logement modeste?

Quatre cents francs; et comme c'est meublé !
Salon, boudoir, atelier... et le reste;

Et tout çà sous la même clé.

Que la raison te persuade;

Tous trois nous sommes en ces lieux

Plus heureux qu'Oreste et Pilade ;

Pour s'aimer ils n'étaient que deux.

Et cette jeune orpheline! notre amie, notre sœur... dont la présence embellit encore notre petit ménage.

Victor. Camille! (A part.) Allons, du courage. (Haut.) C'est justement à ce sujet que je voudrais te parler, ainsi qu'à Scipion; et puisqu'elle est sortie, causons-en sérieusement. Lorsque sa mère, madame Bernard, notre pauvre voisine, est morte, il y a cinq ans, nous avons pris avec nous sa petite fille, qui alors en avait dix.

Auguste. C'est la plus belle action que nous ayons faite de notre vie; une pauvre enfant qui, pour toute famille, n'avait que des parents éloignés, des parents qui ne l'avaient jamais vue, et qui avaient repoussé sa mère; et d'ailleurs, où les chercher? où les rencontrer ? Avant d'en trouver un seul, notre pauvre orpheline serait morte de besoin et de misère.

Victor. Sans doute, nous eûmes raison alors; mais maintenant, songe donc, Auguste, que cette petite fille de dix ans en a quinze, et qu'elle demeure avec nous.

Auguste. Eh bien! sans doute... (Montrant la porte à gauche.) Là notre chambre, (montrant la porte à droite,) ici la sienne, sur un autre palier. Ne sommes-nous pas ses frères? où est le mal?

Victor. Il n'y en a aucun, je le sais; mais pour ellemême, pour sa réputation, nous ne pouvons pas rester ainsi, et il faut bien prendre un parti.

Auguste. Eh bien! on le prendra. (A part.) S'il savait combien je l'aime. (Haut.) Écoute, Victor, moi qui te parle, j'ai déjà pensé à un certain projet.

Victor. Et moi aussi ; un projet qui nous conviendrait à tous. Auguste. Et quel est-il ?

Victor. Vois-tu, je voudrais...

Auguste, (écoutant près de la croisée, et lui faisant signe de la main.) Tais-toi donc ! mais tais-toi donc, que je puisse entendre. Oui, c'est cela même. Ah! quel plaisir ! jamais

je n'en ai éprouvé un pareil.

Victor. Qu'as-tu donc ?

Auguste. Ma musique court les rues; tu n'entends pas ? c'est ma dernière romance, qui est jouée par un orgue de Barbarie.

Victor. Il s'agit bien de cela.

Auguste. Écoute donc, c'est la première fois que je m'entends exécuter à grand orchestre... Ah! le bourreau! (Allant à la fenêtre.) Fa naturel... c'est un fa naturel. (Lui jetant de l'argent.) Tiens voilà pour toi. J'aurais donné vingt francs pour qu'il y eût un fa naturel.

SCÈNE II.

Victor, Camille, avec un panier sous le bras; Auguste. Camille, (en entrant et courant à Auguste.) Eh bien! eh bien! qu'est-ce qu'il fait donc ? il va se jeter par la fenêtre. Auguste. Ah! te voilà, Camille !

Camille. Bonjour, Auguste, bonjour, Victor; Scipion n'est pas encore rentré? Ne vous impatientez pas, j'apporte là votre déjeuner; aïe, le bras.

Auguste. Aussi, le panier est trop lourd, tu te fatigues. Camille. Oh, non! ce n'est pas cela, mais six étages à monter... là, je parie que le feu est éteint.

Victor. C'est cela, nous ne déjeunerons pas d'aujourd'hui. Camille, (arrangeant le feu et versant le lait dans la casserole, qu'elle place sur le réchaud.) Victor, ne vous fâchez pas, je vais me dépêcher; là, voilà mon lait qui chauffe; Auguste, ayez l'œil dessus, et prenez garde qu'il ne s'en aille. Auguste. Sois tranquille, je m'en charge.

Air de Lantara.

Du coin de l'œil je vais le suivre,
En finissant ce rondeau qu'on attend.
(Bas à Camille.)

Par lui demain nous pourrons vivre,
Je l'ai vendu vingt-cinq franes...

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Victor. Neuf heures viennent de sonner, et Scipion, qui est allé faire des visites, et qui va rentrer pour déjeuner, ne trouvera rien de prêt; pourquoi ? parce que mademoiselle a mis une grande demi-heure pour aller chercher du pain et du lait.

Camille. Quel joli petit caractère! toujours à gronder! Est-ce que vous pouviez, comme nous, prendre du café ? est-ce que Scipion n'a pas dit hier que pour un convalescent du chocolat valait mieux ? Alors il a bien fallu en acheter

à l'autre bout de la rue.

Victor. Quoi! c'était pour cela ?

Auguste. Oui; plains-toi donc ; je te dis que c'est toi que Camille soigne le plus.

Camille. Sans doute, parce qu'il est le plus méchant et le plus malheureux; (à part,) et puis ils ne savent pas que moi seule j'ai deviné son secret. (Haut, allant à Victor.) Mais à mon tour, que je me fâche. Qu'est-ce que vous avez fait ce matin? votre tableau n'est pas encore terminé ; il y avait si peu de chose à faire!

Auguste, (le regardant en riant.) Voyez-vous, le paresseux. Camille, (à Auguste.) Et vous, monsieur, qui parlez, vous n'avez pas écrit une note; car votre papier de musique est tout blanc.

Victor, (le contrefaisant.) Voyez-vous, le paresseux.

Camille. Il faut qu'on travaille, entendez-vous.

Auguste. Camille, ne gronde pas, nous voilà à l'ouvrage ; et je ne perdrai pas de vue notre déjeuner. (Victor se remet à son tableau; Auguste s'assied sur un petit tabouret près du feu, écrit sur ses genoux, et de temps en temps regarde la casserole de lait.)

1 Vivre au jour le jour, vivre sans provisions pour le lendemain.

Camille. À la bonne heure.

Auguste, (tendrement.) Nous n'avons rien fait, parce que, vois-tu, nous parlions de toi.

Victor, (d'un air triste.) Oui; nous pensions à l'avenir. Camille. L'avenir! qu'est-ce que c'est que ça ? est-ce que cela arrivera jamais? Pour des artistes, il n'y a que le présent; et qu'a-t-il donc de si triste? (A Victor.) Voyons, monsieur, qu'est-ce qu'il vous manque? N'êtes-vous pas heureux ? et voudriez-vous changer votre situation? Victor, (vivement.) Oh, non! jamais!

Auguste. Et moi donc être artiste, et mourir de faim; j'aime à vivre comme cela. (Il manque de renverser la casserole.) Aïe! le déjeuner!

Victor, (à Camille, lui montrant son tableau.)

Air: Taisez-vous, (d'Amédée de Beauplan.)

Toi, qui m'as servi de modèle,
Tiens, comment trouves-tu cela?

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Camille, (lui fermant la bouche et détournant la tête.)

Taisez-vous; ne regardez pas.

DEUXIEME COUPLET.

Auguste.

Cette cavatine m'enchante.

Tiens, Camille, viens donc la voir.

Camille, (parcourant le papier de musique.)
Je crois qu'elle sera charmante.

Auguste, (de l'autre côté.)

Tu nous la chanteras ce soir.

Camille.

Mais la fin est encore à faire;
Quoi! vous vous reposez déja !

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