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née et frissonnante; mais ils sont irréprochables au point de vue hippique, et l'artiste les lance, les retient, les éperonne, les cabre, les met au galop, leur fait franchir des haies, les abat, les représente de face, de profil, par la croupe, en. raccourci, les quatre fers en l'air, dans toutes les poses possibles, avec l'aisance, la rapidité et la certitude d'un maître pour qui la difficulté n'existe plus.

A toutes ces qualités indispensables au peintre de batailles, il joignait un fin sentiment topographique du paysage; il savait reproduire exactement l'assiette des terrains où s'étaient livrées les grandes luttes, sujets de ses tableaux, tout en conservant l'aspect de la nature et l'effet pittoresque; et comme on ne fait bien que ce qu'on aime, il adorait la guerre; chez lui, il y avait du militaire dans l'artiste.

Une de ses toiles résume assez bien ce caractère multiple. Elle représente l'atelier du peintre dans un coin, un cheval occupe une box; des armes de toutes sortes sont suspendues à la muraille ; des élèves s'escriment au fleuret un flâneur fait la charge en douze temps, un autre bat du tambour; un modèle pose sur la table, et le peintre, tranquille à son chevalet, travaille au milieu de ce tumulte qui l'amuse, car Horace Vernet était doué d'une étonnante facilité. Quand il peignait sur une toile blanche, on eût dit qu'il découvrait un sujet déjà exė– cuté et recouvert d'un papier de soie, tant les objets naissaient sous sa brosse avec une promptitude infaillible. Sa prodigieuse mémoire locale le dispensait presque de faire des croquis; elle dessinait dans la chambre obscure de son cerveau tout ce qui venait s'y réfléchir : une silhouette de ville, un profil de soldat, une forme d'ustensile, un détail de costume, une arabesque de soutache, un numéro de bouton, une poignée d'yatagan,

une selle arabe, un fusil kabyle, et il tirait tous les renseignements de ce carton invisible qu'il n'avait pas même besoin d'ouvrir et de feuilleter.

Dès ses premières toiles, le Cheval du trompette, le Chien du régiment, auxquelles succédèrent les batailles de Jemmapes, de Valmy, de Hanau, de Montmirail et la Barrière de Clichy, Horace Vernet avait conquis son public. On admirait en lui des qualités toutes françaises, l'esprit, la clarté, l'aisance, la précision; la nature des sujets qu'il traitait de préférence ne pouvait que charmer une nation chez qui la fibre militaire a toujours palpité si facilement.

Les campagnes d'Afrique ont fourni de vastes pages, telles que la Prise de Constantine, la Bataille d'Isly, la Smalah, où son talent à l'apogée a brillé de tout son éclat. Il y a dans ces toiles, d'une dimension que la peinture n'aborde pas ordinairement, quelque chose de l'illusion et de l'effet magique que produisent les panoramas, et le peintre y pousse très-loin la science du trompe-l'œil, mérite secondaire sans doute, mais qu'il ne faut pas mépriser et qui impressionne vivement la foule. La Smalah, où l'originalité de la vie arabe surprise en son pittoresque désordre par une brusque invasion se laisse voir, avec son charmant luxe barbare éparpillé sous les pieds des chevaux, offrait la plus excellente occasion au peintre de varier au moyen de piquants contrastes la réglementaire monotonie des uniformes. Horace Vernet, sans être un coloriste à palette flamboyante comme Eugène Delacroix, tira trèsbon parti de ces armes bizarres, de ces étoffes rayées d'or, de ces coffrets aux incrustations de nacre, de ces kandjiars aux fourreaux d'argent, de ces atatiches bariolės, espèce de palanquins où la jalousie orientale cache ses femmes en voyage; un ton argenté, limpide, tel que

le donne la blanche lumière d'Afrique, éclaire cette longue toile en forme de frise qui reste une des meilleures œuvres de l'artiste.

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L'Algérie a aussi inspiré à Horace quelques tableaux de chevalet bibliques, où les personnages de l'Ancien Testament portent le burnous arabe comme plus probable que le costume classique dont les grands maîtres les ont revêtus. L'Orient immobile conserve presque éternellement ses usages, et les patriarches ne devaient pas différer beaucoup des Bédouins actuels; mais ce travestissement, malgré sa vraisemblance archéologique, contrarie l'œil habitué aux vagues draperies et aux ajustements sans origine précise dont l'art a toujours habillé ces respectables et lointaines figures. Cette bizarrerie bédouine n'a pas d'ailleurs grand inconvénient dans des sujets épisodiques comme Thamar ou Rebecca avec Eliezer.

Edith au col de cygne, Judith et Holopherne, Raphaël rencontrant Michel-Ange sur l'escalier du Vatican, le Pape porté par les ségettaires, appartiennent au genre historique proprement dit, et les qualités originales de l'artiste ne trouvent pas à s'y déployer aussi librement que dans ses autres peintures. Sa manière nette, rapide et facile ne suffit pas à suppléer l'absence de style.

Jamais réputation ne fut plus répandue que celle d'Horace Vernet. Il est connu à l'étranger plus qu'aucun de notre école moderne, et ses tableaux y atteignent une grande valeur. Aucune gloire n'a manqué à sa carrière si bien remplie, et il clôt d'une manière triomphale l'illustre dynastie des Vernet. Nature éminemment française et faite pour plaire à des Français, il restera, comme Scribe, Auber et Béranger.

(LE MONITEUR, 23 janvier 1863.)

EUGENE DELACROIX

NÉ EN 1798 --MORT EN 1865

Eugène Delacroix avait à peine soixante-cinq ans, et on l'eût cru beaucoup plus jeune, à voir son épaisse chevelure noire où pas un fil d'argent ne s'était glisés encore. Il n'était pas robuste, mais sa complexion fine, énergique et nerveuse semblait promettre une plus longue vie. La force intellectuelle remplaçait chez lui la force physique, et il avait pu suffire à une incessante activité de travail. Nulle carrière, quoiqu'elle ait été arrêtée brusquement, ne fut mieux remplie que la sienne. A dénombrer son œuvre, on supposerait à Delacroix la vie séculaire de Titien. Elève de Guérin, l'auteur de la Didon et de la Clytemnestre, qui avait aussi dans son école Géricault et Ary Scheffer, il débuta au salon de 1822 par le Dante et Virgile, que son maître, alarmé de cette fougue puissante, lui conseillait de ne pas exposer. Cette peinture, qui rompait si brusquement avec les traditions académiques, excita des enthousiasmes et des dénigrements d'une égale violence, et ouvrit cette lutte continuée à travers toute la vie de l'artiste.

Le mouvement romantique se propageant de la poésie

dans les arts, adopta Eugène Delacroix et le défendit contre les attaques du camp rival. M. Thiers, qui faisait. alors le Salon dans le Constitutionnel, dit à propos de cette toile si louée et si contestée ces paroles remarquables: « Je ne sais quel souvenir des grands artistes me saisit à l'aspect de ce tableau ; j'y retrouve cette puissance sauvage, ardente, mais naturelle, qui cède sans effort à son entraînement. » En effet, dès lors Eugène Delacroix était un maître. Il n'imitait personne, et sans tâtonnements il était entré en possessión de son originalité. Quoi qu'en puissent dire ses détracteurs, il avait apporté dans la peinture française un élément nouveau, la couleur, à prendre le mot avec ses acceptions multiples. Le Massacre de Scio, qui figura au salon de 1824, porta au dernier degré d'exaspération les colères de l'école classique. Cette scène de désolation rendue dans toute son horreur sans souci du convenu, telle enfin qu'elle avait dù se passer, soulevait des fureurs qu'on a peine à concevoir aujourd'hui en voyant cette passion, cette profondeur de sentiment, ce coloris d'un éclat si intense, cette exécution si libre et si vigoureuse. A dater de là, les jurés fermèrent souvent les portes de l'exposition à l'artiste novateur, mais Eugène Delacroix n'était pas homme à se décourager, il revenait à la charge avec l'opiniâtreté du génie qui a conscience de lui-même. La mort du doge Marino Faliero, le Christ au jardin des Oliviers, Faust et Mephistophelès, Justinien, Sardanapale, le Combat du giaour et du pacha, se succédèrent au milieu d'un tumulte d'éloges et d'injures.

On appliquait à Delacroix la qualification trouvée pour Shakspeare « Sauvage ivre ». Et certes rien n'était mieux imaginé pour désigner un artiste nourri dans la familiarité des poëtes antiques et modernes, écrivain lui-même, dilettante passionné, homme du monde, déli

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