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vivante, si moderne, que la critique, trop occupée de talents prétendus sérieux, n'a pas étudiée avec l'attention qu'elle lui devait à coup sûr.

(L'ARTISTE, 1855.)

Ce nom que Gavarni a illustré n'était pas le sien; il s'appelait en réalité Sulpice-Paul Chevallier, et il avait pris d'une de ses premières publications ce gracieux pseudonyme qui allait si bien à son talent leste, élégant et dégagé. Les commencements de Gavarni furent pénibles, et ce n'est guère que le cap de la trentaine dépassé qu'il parvint à sortir de l'ombre et à se faire sa place au soleil. Nous l'avons connu vers cette époque. C'était un beau jeune homme orné d'une abondante chevelure blonde aux boucles frisées et touffues, très-soigné de sa personne, très-fashionable dans sa mise, ayant quelque chose d'anglais pour la rigueur du détail en fait de toilette, et possédant au plus haut degré le sentiment des élégances modernes. Il ne travaillait qu'en jaquette de velours noir, pantalon à pied de la meilleure coupe, fine chemise de batiste à jabot, souliers vernis à talons rouges, et tel qu'on peut le voir dans le portrait de dos qu'il a fait de lui-même sur la couverture d'une des publications illustrées d'Hetzel. Il avait plutôt l'air d'un dandy s'occupant d'art que d'un artiste, dans la signification un peu désordonnée qu'on attache d'ordinaire à ce mot; et cependant quel opiniâtre, quel incessant et quel fécond travailleur! On bâtirait une maison immense avec les pierres lithographiques qu'il a dessinées.

On peut dire que Gavarni, quoique très-connu, très en

vogue et même célèbre, n'a pas été apprécié à sa juste valeur, non plus que Daumier, que Raffet, que Gustave Doré, si éclatante que soit sa réputation. On aime en France les talents stériles et l'on se défie étrangement de la fécondité. Comment croire au mérite de ces œuvres multipliées qui viennent vous trouver chez vous chaque matin, sous forme de journal ou de livraison, surtout lorsqu'elles sont vivantes, spirituelles, prises à même nos mœurs, pleines de feu, d'entrain et de jet, originales de pensée et d'exécution, ne devant rien à l'antique, exprimant nos amours, nos aversions, nos goûts, nos caprices, nos tics, les habits dont nous sommes vêtus, les types de grâce et de coquetterie qui nous plaisent, les milieux où nous passons notre vie? Tout cela ne semble pas sérieux; et tel qui admire un Ajax, un Thésée et un Philoctète tout nus, traiterait volontiers de bonshommes les Parisiens de Gavarni.

Personne mieux que Gavarni n'a su poser un habit noir sur un corps moderne, et ce n'est pas là chose facile demandez-le aux peintres de high life. Humann l'admirait. Sous cet habit, l'artiste, en trois coups de crayon, savait mettre une armature humaine aux articulations justes, aux mouvements aisés, un être vivant, en un mot, capable de se retourner, d'aller et de venir. Bien souvent Delacroix regardait d'un œil rêveur ces dessins si frivoles en apparence, et d'une science si profonde cependant. Il s'étonnait de cet aplomb si parfait, de cette cohésion des membres, de ces attitudes qui portent si fermement, de cette mimique si simple et si naturelle. Chaque année rendait le dessin de Gavarni plus souple, plus libre, plus large; le crayon ni la pierre lithographique ne lui offraient plus de résistance, et il en faisait ce qu'il voulait. Chez cette nature d'une originalité si particulière, outre l'artiste, il y avait un philo

sophe, un écrivain qui, en deux lignes au bas de ses planches, a écrit plus de comédies, de vaudevilles et d'études de mœurs que tous les auteurs de ce temps-ci ensemble. Gavarni a fait l'esprit de son époque, et presque tous les mots de ces dernières années viennent de lui. Son influence, sans être avouée, a été très-grande; il a inventé un carnaval plus amusant, plus fantasque et plus pittoresque que le vieux carnaval de Venise. Ses types, qu'on croit copiés, sont créés, et la réalité imita plus tard le dessin. C'est lui qui a fait vivre de la vie de l'art toutes les bohèmes, celle de l'étudiant, celle du rapin, celle de la lorette; il a montré les fourberies des femmes, les naïvetés terribles des enfants, ce qu'on dit et ce qu'on pense, non pas en sermonneur morose à la façon de Hogarth, mais en moraliste indulgent qui sait la fragilité humaine et lui pardonne beaucoup. Cependant on se tromperait fort si l'on croyait Gavarni seulement gracieux, spirituel, élégant. Ses lorettes vieillies, avec leurs légendes comiquement macabres, atteignent au terrible. Thomas Vireloque, ce haillon déchiqueté à toutes les broussailles, jette de son œil borgne un regard sur la vie et l'humanité, aussi clairvoyant, aussi profond, aussi cynique que Rabelais, Swift ou Voltaire. Des misérables observés dans Saint-Gilles, pendant son séjour à Londres, Gavarni a rapporté d'effrayantes silhouettes, de sinistres fantômes, plus hideux et plus lamentables que les visions du cauchemar.

Sa manière de composer était singulière: il commençait à badiner sur la pierre, sans sujet, sans dessin arrêté; peu à peu les figures se détachaient, prenaient une existence, une physionomie; elles allaient et venaient, se livraient à une action quelconque. Gavarni les écoutait, cherchait à deviner ce qu'elles disaient, comme lorsqu'on voit marcher deux inconnus gesticu

lant entre eux sur le boulevard. Puis, quand il avait entendu le mot caractéristique, il écrivait sa légende, ou plutôt il la dictait, car c'était une autre main qui moulait la lettre.

Depuis quelques années, Gavarni, quoique toujours aussi recherché, avait un peu abandonné le dessin. Son esprit, de tout temps amoureux des sciences exactes, se portait vers les hautes mathématiques et s'adonnait à la poursuite de problèmes ardus auxquels il trouvait de curieuses et neuves solutions. Il se plaisait dans ce monde du chiffre où l'on voit le nombre grandir à l'infini et produire les combinaisons les plus étonnantes. Il n'était point un de ces chimériques qui cherchent la quadrature du cercle ou le mouvement perpétuel, mais bien un savant dont l'Institut faisait cas.

Il s'est éteint dans cette villa d'Auteuil où nous étions son voisin il y a une vingtaine d'années et dont le jar din, entamé depuis par le chemin de fer de ceinture, ne contenait que des arbres à feuillages persistants, cèdres, pins, mélèzes, thuyas, buis, houx, chênes verts, lierres, sapinettes, et que sa verdure sombre faisait ressembler à un jardin de cimetière. Il paraît que cette collection d'arbres verts était sans rivale, et l'artiste horliculteur y attachait le plus grand prix.

LE MONITEUR, 26 novembre 1866.)

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Joseph Thierry, le frère d'Édouard Thierry, le critique sagace et fin, l'habile directeur de la Comédie-Française, n'était ni un écrivain, ni un compositeur, ni un peintre dans le sens rigoureux où l'on entend le mot ; c'était un décorateur de théâtre, un grand artiste à coup sûr. C'est à ce titre que nous lui consacrons ces lignes.

On ne se figure pas la quantité énorme de travail qu'exigent cette littérature et cet art de tous les jours dont on ne fait guère plus de cas que de l'air qu'on respire, tant il semble naturel d'être baigné par cet oxygène de l'esprit. Si cet air manquait, comme on se sentirait oppressẻ, comme on aurait la tête lourde, comme la conversation s'appauvrirait, comme vite l'Attique tournerait à la Béotie! On n'estime pas ces talents faciles qui enlèvent toutes les difficultés, ces improvisateurs toujours prêts, ces éruditions que rien ne surprend, ces originalités qui tirent tout de la substance de leur temps et qui n'empruntent rien aux traditions classiques. Le respect se réserve pour les gens dits sérieux. L'ennui en impose. Dès qu'on a bâillé, l'on admire et l'on dit : « C'est beau! »>

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