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dans le recueil de petits récits intitulés : les Fêtes de nos pères. L'auteur, jetant un coup d'œil sur le passé, regrette ce vieux temps de naïveté, de foi, de mœurs immuables, où chaque province de France, chaque ville, chaque village même avait son histoire à part dans l'histoire du pays, ses usages, ses institutions, ses traditions héréditaires. La Révolution française a passé le niveau sur tous ces éléments de diversité; elle a absorbé l'existence propre de la commune dans l'unité nationale, comme elle est en train d'absorber la vie individuelle sous les envahissements de la centralisation. La physionomie originale de chaque cité se manifestait surtout dans des fêtes locales dont il ne reste plus aujourd'hui que des imitations imparfaites ou de simples souvenirs. M. A. des Essarts entreprend d'en mettre en action un certain nombre; il en déroule les magnificences ou les singularités; il les replace dans leur jour historique et, pour animer le tableau, il y mêle avec réserve l'élément dramatique. Les recueils littéraires, moraux et religieux destinés à l'éducation offrent à leur auditoire peu de récits qui satisfassent mieux aux exigences et aux conventions de leur tâche délicate.

Dans le même cadre il faut faire rentrer un second volume de M. Alfred des Essarts, les Récits légendaires1, composés dans les mêmes conditions de moralité et de style, mais où l'intérêt historique ne rachète plus les fadeurs de la mythologie ascétique. Les Larmes de sainte Rosalie, l'Ame pesée, la Première Messe, la Chevauchée de la sainte Vierge, le Moine Émerand, et tant d'autres souvenirs de la légende dorée ne peuvent nous intéresser que comme peintures d'une société et d'un temps qui n'est plus. Et il faut que cette peinture soit d'autant plus vive que les naïvetés d'une foi ou d'une superstition évanouie sont moins dignes de regret.

1. Librairie parisienne, in-18 (Dupray de la Maherie et Cie), 370 p. 2. Même librairie, même format, 324 pages.

Sous une étiquette un peu scabreuse, les Contes Pompadour1, du même auteur, n'offrent rien qui soit de nature à réjouir les lecteurs amoureux du scandale. Ce sont des récits qui nous reportent tous à l'époque élégante et frivole de Louis XV, où l'on jouait également avec les passions et avec les idées; où la philosophie et la galanterie marchaient de front, où l'incrédulité n'empêchait pas la superstition. M. Alfred des Essarts, passant du boudoir des favorites au laboratoire du magicien, effleure sous ses principaux aspects cette époque romanesque par excellence, qui a fourni et fournira encore longtemps une mine inépuisable aux romanciers.

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La fantaisie dans le roman : la fantaisie passionnée.
MM. P. J. Stahl, L. Énault.

P. J. Stahl soutient sa réputation de charmant conteur dans un nouveau recueil de nouvelles, les Bonnes fortunes parisiennes 2. C'est une suite de récits intéressants et gracieux, touchants et honnêtes, dont la moralité douce s'insinue dans l'âme mieux qu'un sermon. On y trouve du sentiment, de la gaieté, de l'humour, dans la mesure que comporte l'esprit français, et cette pointe de malice satirique qui, sans déchirer personne, est une satisfaction pour le bon sens.

Les Bonnes fortunes parisiennes forment le début d'une sorte de Décaméron. Dix voyageurs sont réunis par le hasard d'une nuit d'orage dans un des sites les plus sauvages des bords du Rhin. Ce sont pour la plupart des Parisiens inconnus les uns aux autres, mais résolus également de tromper, à force d'esprit, l'ennui de leur situation.

1. Dentu, in-18, 284 pages.

2. Collection Hetzel, in-18, 280 pages.

Ils entreprennent de se dire mutuellement des histoires d'amour.

Dans l'invention de ce prétexte à récits, P. J. Stahl se rencontre avec M. Ch. Didier, qui a conçu et exécuté comme nous l'avons vu, le même plan dans les Amours d'Italie, avec le Grand-Saint-Bernard pour théâtre. Le présent volume ne contient, outre une introduction pittoresque, la Basteï, que trois premières nouvelles : 1° Histoire d'une opticienne et d'un lieutenant de dragons; 2o Appartement de garçon à louer; 3° les Amours d'un pierrot. Ce dernier récit, sous son titre qui paraît scabreux, n'est pas le moins moral des trois. Mais gardons-nous de gâter par une sèche analyse ces aimables relations, déjà si courtes, et bornons-nous à souhaiter que P. J. Stahl, l'auteur pseudonyme des Bonnes fortunes parisiennes, fournisse bientôt à l'éditeur Hetzel, son alter ego, les sept autres histoires que le public attend. Pour l'un et pour l'autre, un tel début n'est qu'une promesse.

M. Louis Énault ne laisse guère passer d'année sans donner à la Bibliothèque des Chemins de fer quelqu'un de ces gracieux et intéressants récits destinés à abréger encore par le plaisir de l'esprit le temps abrégé déjà par la vitesse. Nos lecteurs connaissent assez sa manière, élégante et facile, par les divers romans que nous leur avons signalés depuis cinq ans. Aujourd'hui M. Louis Enauit s'associe un collaborateur, M. de Châtillon, et donne avec lui le roman de Franz Muller 2.

C'est l'histoire d'un dévouement bien mal récompensé, inspiré à un pauvre artiste par l'amour d'une grande dame. La duchesse a plus d'imagination que de cœur, plus de nerfs que de sensibilité vraie. Le pauvre virtuose s'é

1. Voy. t. II de l'Année littéraire, p. 142-144.

2. Hachette et Cie, in-18, 324 pages.

puise pour élever une fille, qu'elle a abandonnée; quand la fille a grandi et est devenue, grâce à tant de sacrifices, la femme d'un grand seigneur, elle méconnaît son père adoptif. Celui-ci est venu, comme musicien, mendiant à Wiesbaden, où le hasard le met en présence avec son enfant cette reconnaissance le tue. M. Louis Énault a fait suivre ce roman, qui offre des parties touchantes, d'un petit conte de fée, le Rouet d'or, qui a l'air d'une traduction de légende septentrionale, et d'un petit poëme en prose, Axel, traduit du suédois d'Esaïas Tegner. C'est dans les régions froides et mélancoliques du Nord que le romancier-voyageur aime à aller chercher ses inspirations, quand il ne les trouve pas dans cette société aristocratique, cosmopolite, et plus ou moins mêlée dont les villes d'eaux sont le rendez-vous.

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Le roman de caractères et la peinture des mœurs actuelles.
MM. A. Achard et Audeval.

C'est une chose rare que de trouver des romans qui aient vraiment une portée morale sans sacrifier l'intérêt littéraire. Nous sommes heureux de recommander à ce double point de vue Noir et blanc, de M. Amédée Achard1. Le titre nous promet des contrastes; le récit tient cette promesse et nous développe l'opposition perpétuelle de deux caractères. Le héros est un jeune artiste de vocation, honnête et plein de foi dans l'art. Issu d'une famille noble mais ruinée, il se débat contre l'ambition de sa mère, qui avait juré de refaire par ses mains l'édifice de sa fortune. Malgré tous les sacrifices qu'il s'impose pour elle, en refusant de servir son humeur hautaine, il passe pour un fils dénaturé. Par

1. Hachette et Ci,,in-18, 326 pages.

un sentiment du devoir que le monde ne comprend pas mieux que la vocation de l'art, il épouse sa maîtresse qui l'a rendu père. Dès lors sa mère le maudit, le monde le condamne; on loue son talent, fécondé par le travail, mais on méprise son caractère. Dans son intérieur, il n'est pas heureux; sa femme oublie ce qu'elle doit à son affection, se jette dans le luxe, et menace le ménage de ruine. Un autre amour, qui s'élève dans le cœur de l'artiste, creuse encore la séparation entre les époux. Mais peu à peu l'affection conjugale remporte une double victoire et rend à l'artiste un bonheur intime et caché. Le monde n'en résume pas moins ainsi son jugement sur cet homme excellent : « Pas de tête et pas de cœur. >>

Cependant un des amis de l'artiste, type accompli de l'égoïsme, arrive par le calcul, l'hypocrisie et l'audace, à tous les biens qui devraient être le partage du mérite et de la vertu : la richesse, les honneurs, la considération, l'affection même de tous, et jusqu'aux meilleures conditions du bonheur domestique. Antithèse vivante de l'artiste, jugeant tous les moyens bons pour réussir, il supplante son ami, ajoute à l'autorité des calomnies qui courent contre lui, et l'accable en ayant l'air de le plaindre. Que voulezvous? l'honnête homme a contre lui et le traître pour lui l'apparence. «Et l'apparence est et restera éternellement la maîtresse du monde. » Voilà la triste mais trop vraie conclusion que M. Amédée Achard fait sortir d'une étude délicate, intéressante, dont la vérité psychologique sauve des caractères peut-être un peu outrés et des situations peu vraisemblables. Ce qui fait la moralité du livre, en dépit de toute réflexion pessimiste, c'est que le lecteur, s'il était mis au choix, aimerait mieux être l'honnête artiste au milieu de toutes ses épreuves, que l'intrigant dans la plénitude de son succès.

Les romanciers aiment à peindre les plaies sociales: ils

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