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rales. M. Pelletan croit en outre qu'une monarchie italienne ne peut que nuire aux intérêts de la France et changer contre elle les conditions de l'équilibre européen.

Je ne veux ni ne puis discuter de semblables solutions. Les discordances d'opinions que produit la liberté de penser, prouve que les questions ne sont pas toujours aussi simples qu'on voudrait le croire. M. Pelletan signale dans la politique qui plaît à ses amis, des dangers réels, et la sincérité de ses convictions qui éclate dans les moindres détails de la pensée, se reflète constamment dans son style.

Veut-on avoir un exemple plus frappant de l'anarchie qui règne dans les esprits sur les plus grosses questions du jour, et, par contre-coup, dans la littérature politique, il faut prendre la brochure publiée sur ces mêmes affaires de l'Italie par le champion le plus aventureux de la démocratie, M. Proudhon. Comme M. Pelletan, il prend la question au rebours de toute l'école libérale, et, au lieu de l'Italie une qu'il s'agit de constituer pour l'avenir, il rêve, par un retour vers le passé, une fédération d'États italiens microscopiques?

Voici comment une des plumes les plus vives du Journal des Débats, celle de M. Eug. Yung, résume l'effet produit par la volte-face inattendue d'un tel auxiliaire en faveur des idées rétrogrades:

Les journaux ultramontains ont M. Proudhon pour allié ;

ils

en sont bien aises, et nous aussi. Qu'ils gardent M. Proudhon! Nous ne leur envions pas ce concours embarrassant.

M. Proudhon est-il devenu clérical, papiste? Il s'en défend énergiquement, ou, pour mieux dire, puisqu'il s'agit de M. Proudhon, brutalement. Il est resté athée, révolutionnaire. Il repousse l'unité italienne, pourquoi? Parce que cette unité retarderait l'avénement de « la sociale » (style retour de Belgique). Il ne veut pas la chute du pouvoir temporel, pourquoi ? Parce que ce n'est pas par de tels moyens, par la séparation du spiri

tuel et du temporel, que les croyances se démolissent; au contraire. C'est donc pour amener plus tôt « la sociale, » pour « démolir » plus sûrement le catholicisme, que M. Proudhon entend mettre l'Italie au régime fédératif. Et nos ultramontains d'applaudir! M. Proudhon traite de « babauds »> ses anciens amis; lui qui n'est point gêné par la politesse, quel nom donnera-t-il à ses amis nouveaux ?

Bonnes gens! il leur dit : « La suppression du trône pontifical « ne ferait que donner plus de vigueur à l'Église et au catholi«< cisme; » en conséquence, il faut maintenir le trône pontifical. Et ce raisonnement les réjouit fort. Les ultracatholiques nous étourdissent de leur joie, parce que l'athéisme leur offre son appui. Grand bien leur fasse! Tout leur est bon, pourvu que l'on conclue au maintien du pouvoir temporel. Ils empêtrent leur cause dans celle de M. Proudhon; la nôtre s'en dégage. Nous préférons cela.

A leur place, la brochure de M. Proudhon nous chagrinerait fort. Quelle bonne fortune c'eût été pour eux de l'avoir pour adversaire, de pouvoir s'écrier plus bruyamment que jamais : Voyez ! c'est le génie même de la destruction, c'est la haine du catholicisme, qui rugissent contre le trône pontifical! Mais non, la haine du catholicisme, le génie de la destrution font alliance avec leur parti, ces ultracatholiques, ces ultraconservateurs sont tout fiers de ce mariage étrange, et leurs nouvelles amours durent depuis toute une semaine. Si nous voulions faire de la finesse, nous dirions que M. Proudhon nous a donné un coup de main; sa brochure nous permet de dire Partisans de l'unité italienne, nous ne sommes pas, en dépit de l'Union, des révolutionnaires, des matérialistes, des athées, puisque M. Proudhon est contre nous!

Suivre le terrible M. Proudhon ou son spirituel critique dans l'examen même des considérations plus ou moins nouvelles produites contre la thèse de l'unité italienne, nous entraînerait trop loin des questions littéraires. Håtons-nous de revenir aux grands intérêts intellectuels, qui peuvent avoir leur place même dans la littérature d'actualité; c'est M. Pelletan qui va nous y ramener.

Sa seconde brochure n'a rien de contraire à l'intérêt immédiat du parti démocratique et lui vaudra les sympa

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thies de toutes les communions du grand parti libéral. Intitulée le Droit de parler, elle affecte la forme d'une lettre à M. Imhaus, qui a remplacé, au ministère de l'intérieur, M. de la Guéronnière, comme directeur de la librairie. On y trouvera sans doute quelques allusions malignes et quelques épigrammes contre les dépositaires du terrible pouvoir de compression ou de surveillance que l'on a cru devoir organiser contre les dangers de la liberté de penser; mais bientôt la question générale se dégage des considérations personnelles, et M. Pelletan ne voit plus que les grands intérêts du présent ou de l'avenir liés à l'indépendance de l'écrivain. Qu'on me permette de prendre au hasard un passage sur le rôle rempli, depuis l'invention de l'imprimerie, par ce serviteur toujours suspect de la vérité.

Qu'on le veuille ou qu'on le nie, c'est l'écrivain qui représente le génie d'un peuple, c'est lui qui en élève sans cesse l'intelligence, c'est lui qui dirige moralement la société, qui la réforme, qui la transforme, qui l'achemine de progrès en progrès, et dégage de siècle en siècle, l'idée de droit enfouie dans la conscience, pour la porter au pouvoir.

Et qui donc, sans vouloir sortir de notre pays, ni remonter plus haut que le siècle dernier, a retiré la France du bagne de la féodalité, a supprimé la corvée, a effacé la torture, a déchiré la lettre de cachet, a déshonoré enfin l'effroyable monstruosité de l'ancien régime, si ce n'est un écrivain, tantôt celui-ci, tantôt celui-là, tantôt Montesquieu, tantôt Turgot, tantôt Rousseau, tantôt Voltaire?

Et qui donc a fait la Révolution, notre foi et notre raison d'être à nous autres tous, rachetés par elle de l'indignité de la roture? Cherchez, n'importe dans quel ordre de faits ou d'institutions, ce qui a grandi ou glorifié la France, et je vous mets au défi de trouver un droit, un principe acquis, qu'un écrivain n'ait proclamé le premier et payé de la Bastille.

Pour tout dire enfin, ce qui distingue la barbarie de la civilisation, c'est l'écrivain. Retirez l'écrivain à la France, Vous

1. Même librairie. In-8, 46 pages.

n'avez que la Russie. La Russie sans doute peut encore compter sur le champ de bataille; elle n'a qu'à prendre un butor approvisionné d'un certain instinct, et peut-être elle aura un nouveau Souwarow; mais pour avoir étouffé chez elle le droit d'écrire, elle brille dans sa neige d'un génie plus pâle encore que son pâle soleil.

Ainsi, monsieur, plus l'écrivain tient de place dans la société, et plus il élève la société à sa hauteur. Prenez le comme vous voudrez, mais c'est le cri de ma conscience. On nous traite assez durement pour nous rendre le droit de l'orgueil.

Tel est le ton de M. Pelletan; et, dans l'état de la législation de la presse que nous révèle sa brochure, il n'est pas sans mérite de le prendre. Après avoir résumé toutes les entraves mises au droit d'exprimer sa pensée, les mesures préventives, les mesures répressives, il en discute les raisons, l'opportunité; il élève le débat en le rattachant aux principes; il l'éclaire de la lumière des faits; il l'égaye même du récit de quelques piquantes anecdotes. On sent qu'il plaide une belle cause, celle de la raison, du progrès, de la grandeur intellectuelle et morale de l'homme; il la plaide dignement, et l'on espère que lui ou d'autres, inspirés de la même ardeur, finiront par la gagner.

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Les voyages. Voyages historiques de découvertes. Le vrai
et le faux Christophe Colomb. M. Deschanel.

Il y a des voyages dont l'importance historique est si grande, qu'on peut en entreprendre pour la centième fois le récit sans en épuiser l'intérêt. Ceux de Christophe Colomb sont de ce nombre. On ne se lasse pas d'être ramené par la poésie ou par la prose au tableau des efforts, des dangers, des actes de courage ou de témérité, des progrès scientifiques et des idées fausses, en un mot, de toutes les grandeurs et de toutes les misères qui ont valu à l'huma

nité la découverte d'un nouveau monde. C'est ce tableau que M. Emile Deschanel a retracé dans son Christophe Colomb1, avec cette vivacité d'esprit que nous aimons, en France, à voir mettre au service de la philosophie et du bon sens.

à

L'auteur n'a pas la prétention d'apporter sur un aussi grand événement la révélation d'une lumière nouvelle ; il se contente de résumer dans une forme attrayante les faits les mieux établis et les interprétations les plus justes qui en ont été données. On trouvera dans son Christophe Colomb des rapprochements ingénieux, des contrastes piquants, des citations habilement choisies et amenées avec beaucoup de bonheur. Il est curieux de mettre en relief, propos des idées modernes sur la forme de la terre, les opinions des anciens, beaucoup moins éloignées des nôtres qu'on ne le croit. Sénèque, Strabon et beaucoup d'autres avaient entrevu bien des vérités dont il leur manquait la preuve. Le plus étonnant, c'est qu'au temps de Lucrèce une école de philosophes s'était fait les idées les plus exactes sur la sphéricité de la terre, sur la gravitation qui en appelle toutes les parties vers le centre et sur toutes les circonstances qui dérivent de la supposition des antipodes. L'auteur du De natura rerum consacre d'admirables vers à la réfutation de ces « folles erreurs, comme il les appelle, conséquences d'un faux principe; » et pour les combattre, il les expose avec une justesse et une précision que la poésie moderne aurait peine à égaler, en traduisant en images le système newtonien.

Christophe Colomb partageait avec les savants de son temps quelques-unes de ces vérités encore presque sans preuves et les préjugés les plus étranges; c'est sur la foi des unes et des autres qu'il tenta l'entreprise la plus har

1. Michel Lévy. In-18, 320 pages, publié, l'année précédente, en une suite d'articles dans le Journal des Débats.

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