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die. La tradition le soutenait et l'égarait tout ensemble. Il y a, suivant M. Deschanel, deux Christophe Colomb: celui de la légende et celui de la réalité. L'auteur fait la part de l'un et de l'autre ; il dépouille le révélateur du nouveau monde d'un faux prestige, et rend à l'intrépide chercheur d'une route plus courte vers les Indes sa vraie physionomie. Elle est moins poétique, mais plus intéressante et plus humaine.

On ne s'imagine pas à quel point l'esprit de parti peut fausser une figure historique. M. Deschanel nous en donne un exemple en rendant compte de l'incroyable livre écrit sur le même personnage par M. Roselli de Lorgues, « livre étrange, bizarre, dit M. Deschanel, quelque peu fou, mais honoré de l'approbation de plusieurs souverains et d'un grand nombre de cardinaux1.» Ce jugement ne paraîtra pas trop sévère à ceux qui connaissent l'ouvrage; il est justifié pour ceux qui ne l'ont pas lu par des citations inouïes. Quels efforts pour faire triompher la foi au surnaturel ! Que de déclamations pour faire de Christophe Colomb un saint, un homme de l'Eglise, un instrument docile entre les mains des franciscains, un messager, un légat de catholicisme! Est-il possible qu'on puisse donner de nos jours de telles entorses à l'histoire, à la vérité, au bon sens! M. Deschanel raille impitoyablement toutes ces litanies de titres sonores et faux donnés à son héros par un panégyriste inattendu. Il semble heureux de rencontrer sur son passage ces divagations pompeuses; elles font mieux goûter par contraste les qualités d'un esprit léger autant que juste, et elles lui feraient même pardonner certains traits d'un goût suspect qui en sont l'abus.

1. Christophe Colomb, histoire de sa vie et de ses voyages.

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Voyages modernes de découvertes. Horizons intellectuels
qu'ils ouvrent. MM. Livingstone, Burton, etc.

Les grands voyages de découvertes exécutés au dernier siècle avaient pour résultat d'étendre l'homme sur la terre qu'il habite et de reculer les limites de son domaine. Aujourd'hui ces limites ne peuvent plus être reculées davantage. D'un pôle à l'autre, l'homme a parcouru en tous sens toutes les mers, côtoyé toutes les terres, abordé sur tous les rivages. Il n'y a plus de nouveaux mondes, de continents, de grandes îles à découvrir; les voyages de circumnavigation n'ont plus au même degré cette grande poésie de l'inconnu. Ils ne peuvent plus donner à nos imaginations cette fièvre qui enflammait les navigateurs du seizième siècle. Nous sommes arrivés à l'ère des explorations scientifiques, qui, avec un programme à remplir, un itinéraire tracé par des sociétés savantes, ont pour objet de combler des lacunes dans nos connaissances géographiques, en substituant des renseignements précis à des notions vagues, en dissipant les doutes, en fixant des incertitudes, en vérifiant des conjectures. Il n'y a pas moins de courage à déployer, de dangers à braver, de privations à subir; il y a moins d'enthousiasme au départ, moins de rencontres merveilleuses dans la route, et une gloire moins éclatante au retour.

Ces voyages ont pourtant encore de quoi tenter les esprits et les courages d'élite, par la considération des services à rendre à l'humanité, et l'on ne saurait trop honorer des hommes qui signalent, dans les conditions les plus ingrates, leur dévouement à la science. Les excursions récentes dans l'intérieur de l'Afrique, par des savants

tels que Barth, Richardson, Overweg, Vogel, les frères Schlagintweit, laisseront un souvenir aussi durable que ceux d'Al. de Humboldt dans l'Asie et l'Amérique du Sud, par l'importance des observations physiques, ethnographiques, géologiques, astronomiques, météorologiques, magnétiques, géodésiques. A défaut d'un continent nouveau à signaler sur des mers inconnues, ces hardis et savants explorateurs ont pénétré les premiers dans l'intérieur d'ur continent dont nous ne connaissions que les bords et découvert des pays et des peuples sans nombre, dans des limites où notre imagination et notre ignorance ne plaçaient que d'immenses solitudes. Deux voyageurs anglais, le docteur Livingstone et le capitaine Burton, par des explorations plus récentes encore, ont vérifié et complété les précieux renseignements acquis à la géographie dans ces dernières années au prix de tant de sacrifices et de pertes souvent cruelles. Il est à regretter qu'un plus grand nombre de noms français ne se rencontrent pas dans l'histoire de ces belles découvertes de la science.

Nous avons déjà indiqué beaucoup trop rapidement sans doute, avec le Résumé de l'exploration dans l'Afrique centrale du docteur Ed. Vogel, par M. Malte-Brun, la grande Exploration dans l'intérieur de l'Afrique du docteur Livingstone, traduite si habilement, malgré des difficultés extrêmes, par Mme H. Loreau'. Aujourd'hui nous ne pouvons qu'exprimer le regret de n'être pas revenu à loisir sur cette dernière publication, d'une si grande importance scientifique et d'une exécution typographique remarquable; nous dirons simplement que toutes les réflexions qui précèdent sur le mérite des explorations modernes s'y appliquent particulièrement, et nous signalerons une belle relation qui lui servira de pendant, le Voyage aux grands lacs de l'Afrique orientale, par le capitaine Burton, traduit

1. Voy. tome I de l'Année littéraire, pages 344.

également de l'anglais par Mme H. Loreau et publié dans les mêmes conditions typographiques1.

Nous ne suivrons pas le capitaine Burton dans son itinéraire de Zanzibar à Kazeh, par des routes si peu fréquentées des Européens et à travers des contrées et des populations déjà si étrangères à nos mœurs; nous le suivrons encore moins dans la double expédition qui le conduit de cette dernière ville au lac Nyanza et au lac Tanganyika, par une suite de vallées, de montagnes, de plaines, où l'on retrouve toutes les productions de la nature tropicale et où des races humaines dont on ne soupçonnait pas l'existence offrent dans toute leur variété les premières ébauches de la civilisation. Pendant que l'explorateur recueille les indications du thermomètre, du baromètre, de l'hygromètre, du pendule ou du graphomètre; tandis qu'il collectionne des plantes et des échantillons de minéralogie; tandis qu'il navigue, dans une frêle barque des naturels, sur un beau lac tour à tour laiteux et azuré du Tanganyika, qui n'a pas moins de cent vingt lieues de longueur; tandis qu'il interroge les indigènes, prend note de leurs renseignements, observe leurs mœurs, se rend compte de leurs idées, compare leurs types, mesure leur angle facial, que de réflexions viennent assaillir l'esprit du philosophe! La découverte du nouveau monde a renversé toutes les idées que les anciens s'étaient faites sur la terre et ses relations avec l'homme dont elle est le séjour. La connaissance plus approfondie des races qui en habitent les diverses régions peut jeter une perturbation profonde dans nos propres idées sur l'origine de l'homme, l'unité de son espèce, la distribution géographique des variétés qu'elle comprend, sur les conditions du développement physiologique, intellectuel et moral, sur l'histoire des langues et des idées, des mœurs et des religions; enfin des explorations de

1. Hachette et Cie. Gr. In-8, 720 pages, avec 37 vignettes.

voyageurs qui ne semblaient faites que pour satisfaire le besoin de voir, fournissent un aliment nouveau au besoin de penser, et, en agrandissant l'horizon de l'esprit humain, éclairent les anciens problèmes de la science ou en soulèvent de nouveaux devant elle.

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Voyages d'observation philosophique ou d'exploration aventureuse entrepris par des femmes Mmes Dora d'Istria et Ida Pfeiffer.

Tous les voyages n'ont pas pour objet la satisfaction d'une curiosité oisive. Il y a des esprits sérieux, qui n'en sont pas moins doués de la science de voir, qui poursuivent dans leurs excursions un but utile et les font tourner au profit de leurs études morales, religieuses ou politiques Mme Dora d'Istria est de cette famille. Aux livres de voyages que nous avons déjà fait connaître de cette dame touriste et philosophe, ajoutons aujourd'hui les Excursions en Rourélie et en Morée. C'est encore un livre de voyageur et de penseur. Mme Dora d'Istria sait voir les pays euxmêmes et leurs sites, mais elle étudie de préférence les hommes et les institutions, et cherche à faire servir la connaissance des uns et des autres à une grande cause, l'affranchissement des nationalités. En Roumélie et en Morée, elle trouve de nouveaux aliments à son aversion pour l'Autriche, qui asservit par ses intrigues les populations sœurs de race grecque et de race romaine, étouffées entre l'europe et l'Empire ottoman. Elle nous fait pénétrer dans leur civilisation encore si imparfaite, explique leur état actuel par leur histoire, mêle la statistique aux peintures, et, par les lumières de toutes sortes qu'elle réunit,

1. Zurich Meyer et Zeller; Paris, J. Cherbuliez. T. I, in-18. XXII586 pages.

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