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Sur la route, à midi, quand monte la poussière,
Je crois t'apercevoir;

Au milieu des horreurs d'une nuit sans lumière,
Il me semble te voir.

C'est toi, lorsque la vague en gémissant bouillonne,
Toujours toi que j'entends;
Dans les bois où se plaint la brise monotone
Encor toi que j'attends.

Tu vis bien loin d'ici, mais, malgré la distance,
Mon âme est avec toi!

Le jour tombe, l'étoile au ciel brille en silence,
Que n'es-tu près de moi !

Voilà le lied allemand. « En France, dit une note, qui porte le nom de M. Henry Blaze, nous n'avons rien qui puisse donner une idée de cette poésie. Ce n'est ni la fable de la Fontaine, ni l'épigramme grecque d'André Chenier, ni le couplet de Béranger; et cependant le lied se compose de certains éléments essentiels de ces trois genres de poésie..... Le véritable lied, le lied-chanson n'a d'ordinaire qu'une strophe, deux au plus, qui se répondent l'une à l'autre ainsi que la voix et l'écho. N'oublions pas que l'essence de cette poésie est la vague, l'indéfinissable, et il faut que notre âme, comme dans certaines phrases de la musique, y trouve l'expression du sentiment qui l'affecte. Là est la véritable différence du lied et de la chanson; l'une vient de la tête, l'autre du cœur..... le lied est le chant familier de l'Allemagne, de l'Allemagne rêveuse, mélancolique, chevaleresque. « Que la guerre éclate, et Korner va remplacer Novalis. » M. l'abbé Fayet ne manque pas de suivre la poésie allemande sur ce brûlant terrain.

C'est dans ce cadre d'extraits, de morceaux choisis, de beautés d'un auteur, d'une œuvre, d'une période, que je comprends, ainsi que je l'ai déjà dit, la traduction en vers. Quant à vouloir reproduire dans notre rhythme, si peu

souple et dans notre langue poétique, si pauvre ou si dédaigneuse, tout un auteur ou un grande œuvre entière, c'est une entreprise d'autant plus difficile que le modèle s'éloigne plus de nos habitudes de pensée ou de langage. On a déjà vu comment la traduction en vers est le plus souvent condamnée à être infidèle pour rester poétique et française, ou à faire violence au génie de notre poésie et de notre langue pour rester fidèle. On peut voir un exemple de lutte courageuse contre ces difficultés dans la traduction du Child - Harold de lord Byron par M. Lucien Davesiès de Pontès1.

C'était là assurément une de ces œuvres excentriques dont le vers français semble mal se prêter à rendre tous les détails. Il est difficile qu'une traduction soit plus correcte que celle-ci ; il est impossible d'en imaginer une plus exacte. Non-seulement les stances anglaises de neuf vers sont traduites par des stances françaises de même étendue, mais chaque vers du texte original est rendu dans le vers même qui lui est parallèle; souvent même l'hémistiche répond à l'hémistiche. M. L. Davesiès de Pontès a surtout réussi dans la poésie descriptive. C'est en effet le genre auquel le rhythme français s'est le mieux assoupli par la traduction. On peut voir dans le chant premier toute la peinture des combats de taureaux; en voici le ton général :

Rugissant de fureur, les forces épuisées,
Aux abois, le taureau s'arrête haletant;
Tout hérissé de dards et de lances brisées,
Entouré de blessés, immobile, il attend.
Alors les matadors l'assiégent, agitant

Les plis du manteau rouge et brandissant leur glaive.
Comme la foudre encore il bondit un instant.
Vains efforts: le manteau, qu'en sa course il enlève,
Enveloppe ses yeux, et son destin achève!

1. Dentu, 2 vol. in-18, LY-232-336 pages.

Les pensées austères et mélancoliques de lord Byron, ses railleries, adressées aux vanités et aux grandeurs humaines, ont aussi leur écho dans quelques vers heureux du traducteur. Mais, en général, les réflexions conviennent moins bien à notre langage rhythmé que les peintures, et certaines réflexions nous frappent moins par leur justesse que par la faiblesse de l'expression. On voudrait ici un tour moins prosaique, là plus de clarté, ailleurs plus d'harmonie. Je ne sais plus qui a dit que nous ne rendons bien que nos propres pensées; cela est surtout vrai du poëte. La plus belle idée, en passant du vers original dans le vers calqué, a toujours quelque chose d'avorté et d'incomplet. C'est un vrai tour de force que le traducteur de Child-Harold a accompli. Il y a dépensé beaucoup de courage, de patience et même de talent, mais une imitation plus libre, pour ne pas parler des inspirations originales, lui aurait fait, comme poëte, plus d'honneur. Comme reflet du génie de lord Byron parmi nous, quelques pages du Dernier Chant de Child-Harold de M. de Lamartine valent mieux que la traduction complète de l'œuvre. Elles sont à la fois moins exactes et plus fidèles. Elles ne reproduisent pas les mots, ne suivent même pas les idées; mais elles procèdent de la même inspiration et sont imprégnées des mêmes sentiments.

ROMAN.

1

L'événement littéraire de l'année: Les Misérables,
de M. Victor Hugo.

C'est au roman qu'appartient la publication qui doit passer pour le principal événement littéraire de l'année, celle des Misérables de M. Victor Hugo, promise et attendue depuis si longtemps. A en croire l'enthousiasme anticipé de quelques adorateurs, elle devait même être l'un des grands événements du siècle. Pour nous, qui aimons à admirer sans fanatisme et à juger sans irrévérence, nous avons été heureux de rencontrer enfin au milieu de cette multitude croissante de productions médiocres, ternes et sans relief dans leurs défauts comme dans leurs qualités, une œuvre puissante dont les beautés et les excentricités mêmes portent l'empreinte du génie, et qui réveille la critique, quelquefois en l'irritant, d'autres fois en lui commandant l'admiration.

Les Misérables forment une longue suite d'études sociales ayant pour cadre une suite de romans, à la fois distincts et liés entre eux, comme les actes d'un drame. Tout l'ouvrage s'est développé successivement en cinq parties, chacune en deux volumes, avec un titre particulier : Fantine, Cosette, Marius, l'Idylle rue Plumet, Jean Valjean. En attendant que la pensée qui a inspiré les Misérables se dégage, plus ou moins claire, du livre entier, M. Victor

Hugo fait entrevoir dans une préface d'une douzaine de lignes ce qu'il veut qu'elle soit.

«

«

« Tant qu'il existera, par le fait des lois et des mœurs, «une damnation sociale créant artificiellement, en pleine civilisation, des enfers, et compliquant d'une fatalité hu<< maine la destinée, qui est divine; tant que les trois pro«blèmes du siècle, la dégradation de l'homme par le prolétariat, la déchéance de la femme par la faim, l'atrophie de l'enfant par la nuit, ne seront pas résolus; <tant que, dans de certaines régions, l'asphyxie sociale ⚫ sera possible; en d'autres termes, et à un point de vue plus étendu encore, tant qu'il y aura ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas << être inutiles. >>

«

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Ces quelques mots d'introduction et le titre même de l'ouvrage indiquent suffisamment quels tableaux l'auteur des Misérables va présenter à la société moderne, pour lui rendre la conscience de ses maux et essayer d'y porter remède. Toutes les plaies que notre civilisation cache sous de brillants dehors vont être impitoyablement mises à nu. Le vice, le crime, la misère, ont trouvé dans M. Victor Hugo leur historien, leur poëte. Il en dira les causes, les développements, les ravages; il en défendra les victimes. par une immense sympathie pour tout ce qui souffre. Prêt à donner un appui à la faiblesse, à tendre la main à toutes les chutes, il n'a pas plus de colère pour les défaillances du sens moral que pour les atteintes les plus imméritées de la fortune. L'enfant qui s'étiole au labeur précoce des manufactures, le père de famille qui meurt de faim sans trouver de travail, et le voleur condamné au bagne où sa dégradation s'achève, lui inspirent à peu près les mêmes sentiments: une pitié commune pour les forfaits et les malheurs, une sourde indignation contre la société qui les fait naître ou qui les aggrave en les châtiant.

Ces sentiments sont-ils aussi justes qu'ils semblent géné

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