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de montrer comment les mêmes sciences d'où l'on avait tiré les objections contre la religion, en ont fourni dans leurs progrès une complète réfutation. Ma méthode de traiter chaque science, sauf une ou deux exceptions, sera donc nécessairement historique. J'éviterai ainsi une grande difficulté, celle de supposer dans tous mes auditeurs une connaissance approfondie de tant de sujets divers. Loin de là, je me flatte que, tout en montrant les signalés services rendus à la religion par les progrès des sciences, je vous offrirai une introduction courte et simple à leur histoire et à leurs principes.

Nous verrons comment l'enfance de chacune a fourni des objections contre la religion, à la grande joie des infidèles et à l'effroi des croyants; comment plusieurs personnes ont réprouvé ces études, sous prétexte de leurs dangers; comment enfin, dans leurs progrès, elles ont résolu les difficultés fournies par leur imperfection primitive, et même les ont remplacées par de solides arguments en faveur de la religion. Par là nous arriverons à cette conclusion, qu'il importe essentiellement à la religion d'encourager les investigations de la science et les développements de la littérature.

Dans la disposition de mon sujet, tout en suivant un certain ordre naturel de connexion, je m'efforcerai aussi de produire un intérêt croissant ; et je crains presque d'avoir commis une erreur de tactique en plaçant sur la première ligne la science dans laquelle je vais entrer, car elle est difficilement susceptible de l'intérêt général qu'inspirent celles qui la suivront, bien qu'elle doive, je l'espère, justifier pleinement toutes les promesses que je viens de vous faire. Je veux parler de l'Ethnographie, ou de la classification des peuples par l'étude comparée des langues, science que nous avons, pour ainsi dire, vue naître.

Cette science a été aussi appelée avec raison par les Français, Linguistique, c'est-àdire Etude des langues; elle est encore connue sous le nom de Philologie comparée. Ces noms indiquent suffisamment l'objet et la méthode de cette étude, et je n'en donnerai aucune autre définition, parce que vous pourrez, je l'espère, à mesure que mon sujet se développera, en reconnaître graduellement toute l'étendue.

J'entreprends cette tâche avec un sentiment profond de ses difficultés. Cette science n'a point encore trouvé son historien, et elle possède à peine quelques ouvrages élémeniaires; en sorte qu'il m'a fallu recueillir dans un grand nombre d'auteurs les matériaux de l'esquisse que je vais essayer de tracer devant vous c'est par la simple histoire de cette science que nous aurons le plaisir de voir confirmer l'histoire mosaïque de la dispersion du genre humain.

Je n'ai pas besoin de rappeler à votre mémoire ce fragment de l'histoire primitive. L'humanité, descendue d'une seule famille, parlait une seule langue; par suite de la réunon des hommes dans un dessein qui con

trariait les vues de la Providence, le TrèsHaut confondit leur langage, et introduisit parmi eux une variété d'idiomes qui amena une dispersion générale tel est en deux mots le sommaire de l'histoire vénérable racontée dans le onzième chapitre de la Genèse.

Les commentateurs sur ce passage ont généralement pensé que cette confusion ne consistait point dans la destruction de la langue commune, mais dans l'introduction de modifications tellement variées, qu'elles durent produire nécessairement la dispersion de la race humaine. De fait, c'est seulement dans cette hypothèse que l'on a pu se livrer à la longue et inutile recherche de la langue primitive.

Mais l'ensemble de cette narration est et devait être traité de fable ou de mythe par les adversaires de la révélation (1). Nous pouvons bien en vérité permettre aux philosophes de discuter certaines questions abstraites, comme celles-ci: la parole peut-elle avoir été une invention graduelle de l'espèce humaine, ou doit-elle avoir été un don de Dieu, comme le soutiennent Johnson, Anton et M. de Bonald (2)? ou bien encore, selon la récente théorie de Humboldt (3), un résultat nécessaire et spontané de l'organisation humaine? Nous pourrions même leur permettre l'innocent amusement de discuter si cette invention aurait commencé par les substantifs, comme le croit le docteur Smith (4), ou par les interjections, comme de Brosses et Herder le conjecturent (5). Tant qu'on supposera un théâtre imaginaire pour les auteurs de pareilles découvertes, tant que nous parlerons seulement avec le Président d'enfants abandonnés à l'enseignement de la nature, ou, avec Soave, de deux sauvages

(1) La Genèse voilait sous un mythe significatif et expressif un problème qu'aucune philosophie n'a resolu d'une manière satisfaisante. » GESENIUS, Geschichte der hebra ischen Sprache und Schrift. Lei, sick, 1815, p. 13. V. la préface de Geddes à sa traduction du Pentateuque, 1702, p. 11.

(2) Vie de Johnson par Boswell, première édition, t. II, p. 447. R. G. Anton, Ueber Sprache in Lücksicht auf die Geschichte der Menschen, Gorlitz, 1799, p. 31. — Beattie's theory of language, London, 1788, p. 95. Cette propo sition, base du système de M. de Bonald, est vivement attaquée par Damiron, ubi supra, p. 224; Cousin, Préface aux nouvelles Considérations de Maine de Biran, Paris, 1834, p. 15, et plusieurs autres.

(5) «La parole, d'après ma profonde conviction, doit être considérée comine inhérente à l'homme; car si on la considère comme l'oeuvre de son intelligence pure, cela est vraiment inexplicable. Pour la commodité de cette hypothèse, on suppose des milliers de milliers d'années; niais jamais une langue n'aurait pu être inventée sans un type préexistant dans l'homme. Après plusieurs observations d'un haut intérêt, il remarque qu'il ne faut point croire cependant que le langage ait été donné à l'hon me tout formé (etwas fertig gegebenes), mais qu'il est né de lui-même. Ueber das vergleichendes Sprachstudium, in Beziehung auf die verschiedenen Epochen der Sprach entwicklung,» dans les Mémoires de l'Acad. roy. des sc.ences de Berlin, class. hist. et philos. 1820-21; Berlin, 1822, p. 247. (4) Théorie des sentiments moraux, Edimb. 1813, t. II,

p. 364.

(5) De Brosses, Traité de la Formation mécanique des langues (anonyme), Paris, 1765, t. II, p. 220. - Herder, Nouveaux Mémoires de l'Academie royale des sciences, Berlin, 1783, p. 382.

isolés dans une ile, le champ est ouvert et la dispute est sans danger.

Mais d'autres écrivains ont transporté leurs spéculations à ce sujet dans le domaine de l'histoire: Maupertuis, par exemple, suppose que la race humaine a été primitivement sans langage, jusqu'à ce que ses différentes branches eussent inventé graduellement des dialectes séparés (1). Rousseau et Volney (2) représentent l'homme comme le mutum et turpe pecus des anciens, « jeté (ce sont les expressions de Volney) comme par hasard sur une terre sauvage, orphelin abandonné par l'Etre inconnu qui l'a produit; » puis découvrant les premiers éléments de la vie sociale d'après le principe et par le procédé décrits dans le poète épicurien :

Ergo si variei sensus animalia cogunt,
Muta tamen quum sint, varias emittere voces ;
Quanto mortalis magis æquum est tum potuisse
Dissimileis alia atque alia res voce notare?

:

(LUCRECE, liv. V, v. 1086 et suiv.)

Cette opinion sur l'origine du langage est encore aujourd'hui reproduite assez fréquemment. Charles Nodier a publié dans le journal le Temps (sept. et oct. 1833) une série d'articles intitulés Notions élémentaires de linguistique, où il soutient que les langues furent f'euvre des facultés de l'homme agissant par leur propre énergie. Et même des écrivains qu'on n'a jamais soupçonnés d'entretenir des opinions opposées à la Bible paraissent quelquefois se laisser aller à cette hypothèse imaginaire (3).

Le marquis de Fortia d'Urban va encore plus loin: il nie à la fois l'histoire de la dispersion, telle qu'elle est racontée par Moïse, et l'inspiration des récits historiques de l'Ecriture (4).

Quand l'investigation se place à ce point de vue, elle attaque l'autorité des documents que Moïse nous a laissés sur l'histoire pri

mitive de l'homme. Il est alors de notre devoir d'approfondir la science même qui a produit ou corroboré de semblables objections, et nous reconnaîtrons bientôt que plus elle a avancé vers la perfection, plus aussi elle a confirmé la véracité de l'historien juif.

L'étude comparée des langues présente le même spectacle parmi les sciences morales que la chimie parmi les sciences physiques. Tandis que la chimie était engagée à la poursuite stérile de la pierre philosophale ou d'un remède pour toutes les maladies, les linguistes étaient occupés de recherches non moins stériles pour trouver la langue primiitive. Dans le cours de ces deux recherches, il s'est fait sans aucun doute des découvertes importantes et inattendues; mais c'est seu

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lement depuis l'introduction d'un principe d'investigation analytique dans ces deux sciences, qu'on a pu déterminer d'une manière certaine la nature réelle de leur objet; et les résultats obtenus ont été d'une bien autre valeur que ceux qui avaient d'abord produit et encouragé de si pénibles études.

Le désir de justifier l'histoire mosaïque, ou l'ambition de connaître le langage primitif communiqué à l'homme par inspiration divine, fut le motif ou le mobile des recherches chimériques des anciens linguistes. Et en effet, disait-on, si l'on pouvait seulement démontrer l'existence d'une langue qui contint le germe de toutes les autres et formât un centre d'où toutes les autres se sont visiblement détachées, alors la confusion de Babel recevrait une éclatante confirmation, puisque cette langue devrait avoir été jadis la langue commune de l'humanité. Mais une si grande multitude de rivales entra dans la lice, et leurs prétentions opposées furent soutenues avec tant d'assurance et d'une manière si plausible, qu'il ne fut plus possible d'espérer une décision satisfaisante.

La langue celtique trouva un patron zélé dans le savant Pezron (1); la cause du chinois fut chaudement plaidée par Webb et plusieurs autres écrivains (2). Même de nos jours (car la race de pareils visionnaires n'est pas encore éteinte), don Pédro de As-tarloa (3), don Thomas de Sorreguieta (4) et l'abbé d'Iharce-Bidassouet-d'Aroztegui (5), se sont présentés comme champions de la langue basque, avec un succès égal à celui qu'obtint autrefois le très-érudit et très-lourd Goropius-Becanus, lorsqu'il proclama sa langue naturelle, le flamand, comme la langue du paradis terrestre (6).

Nonobstant ces ambitieuses prétentions les langues sémitiques, c'est-à-dire les langues de l'Asie occidentale, parurent avoir le plus de chances; mais, hélas! ici encore il y avait rivalité entre les sœurs. Les Abyssiniens présentaient leur langue comme la langue-mère dont l'hébreu lui-même n'était qu'un fils (7). Toute une armée d'auteurs syriaques traçait la filiation de leur langue en ligne directe de Heber à Noé et à Adam (8). Mais de tous les prétendants, l'hébreu est

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(3) Apologia de la lengua bascongada, o Ensayo critico filosofico de su perfeccion y antiguedad sobre todas las que se conocen. Madrid, 1803.

(4) Semana Hispana - Bascongada, la unica de la Europa, y la mas antigua del orbe. Ibid., 1804.

(5) V. son prospectus publié dans les journaux français en 1824. Son ouvrage a, je crois, paru depuis.

(6) Origines Antuerpiana. Antw. 1569, p. 534 et suiv, (7) L'avertissement de l'édit. princ. du Nouv. Testam. Rome, 1548.

(8) Assemani a réuni leurs autorités dans sa Bibliothèque orientale. t. III, part. 1, p. 314. Ibn-Kaledoon, Massoudi, Heder-Razi, et d'autres auteurs arabes, soutiennent la même opinion. V. le savant essai de Quatremère dans la Nouveau Journal Asiatique, mars, .1835

celui qui réunissait en sa faveur les plus nombreux suffrages. Depuis les Antiquités de Josèphe et les Targums ou les paraphrases chaldaïques d'Onkélos et de Jérusalem (1) jusqu'à Anton en 1800 (2), chrétiens et juifs considéraient sa cause comme presque définitivement gagnée; et des hommes du plus grand nom en littérature, Lipse, Scaliger, Bochart et Vossius, ont fait dépendre la vérité de leurs théories de la certitude de cette opinion.

Cependant, le savant et judicieux Molitor, qui a réuni une immense collection d'ouvrages rabbiniques pour appuyer la démonstration de la religion catholique qu'il a embrassée, reconnaît que la tradition juive, d'après laquelle l'hébreu aurait été la langue des premiers patriarches et même d'Adam, est, dans son sens littéral, inadmissible. Il ajoute toutefois, fort judicieusement, qu'il suffit de reconnaître l'inspiration de la Bible pour ètre contraint d'avouer que la langue dans laquelle elle est écrite est une fidèle bien que terrestre image de la langue du paradis; de même que l'homme déchu conserve encore quelques traces de sa grandeur originelle (3).

Tel est l'objet vers lequel l'étude comparée des langues tourna d'abord, du moins en général, toute son attention: deux fautes essentielles peuvent être remarquées dans cette direction, et toutes les deux venaient de la vue étroite de ceux qui cultivaient cette science.

La première, c'est que l'on semble à peine avoir admis d'autres affinités entre les langues que la filiation. On soupçonna à peine qu'elles pourraient descendre parallèlement d'une mère commune; de l'instant où deux langues avaient quelque ressemblance, on en concluait que l'une devait être la source de l'autre (4). Cette manière de raisonner est surtout visible parmi les écrivains qui se sont occupés des langues sémitiques; mais il y en a aussi de curieux exemples parmi les autres.

Ainsi, l'affinité entre le persan et l'allemand avait été de bonne heure aperçue par Juste-Lipse et Saumaise (5); mais on ne put imaginer d'autre explication de ce phénomène, sinon que l'une des deux langues était

(1) Joseph. Archeolog. liv. 1, ch. 1; Targum, sur la Genèse, XI, 1.

(2) De lingua primava. Wittemb., 1800.

(3) Philosophie der Geschichte, oder Uber die Tradition. -N'ayant pas l'original sous la main dans ce moment, je suis forcé de renvoyer à l'abrégé français Philosophie de la tradition, par X. Quris, p. 211, Paris, 1834.

(4) Le passage suivant d'un auteur, dont je ne partage pas en général les opinions, peut expliquer ceci : « Il ne taut pas se représenter les peuples et les langues en lignes perpendiculaires..... Il n'y a entre elles ni droit d'afnesse ni primogéniture. Cette question qu'on entend faire: la Langue A est-elle plus ancienne que la langue B? est puérile et tout aussi dénuée de sens que le sont ordinairement les controverses scolastiques touchant les langues-mères. Principes de l'étude comparative des langues, par le baron de Merian, p. 12, Paris, 1828.

(5) Lipsius, Epist. ad Belgas. Antw. 1602-4, Salma ius, de Lingua hellanist. p. 378. Scaliger est souvent cité comme ayant cbservé cette ressemblance (V. Wilkins jufr. cit.); mais dans sa 228 lettre à Pontanus il dit: Nihil lam dissimile alii rei, quam teutonismus linguæ persica.

un emprunt fait à l'autre. Hodierna (lingua persica), dit le savant David Wilkins, ex multis Europe et Orientis vocibus composita est, latinis scilicet, germanicis, græcis (1). Walton avait auparavant exprimé la même opinion comme tout à fait certaine : Ut gens persica ipsa Græcorum, Italorum, Arabum, Tartarorumque colluvies est, ita lingua quoque ejus ex horum linguis est conflata (2).

Ce principe a fait tomber le pénétrant et savant Reland dans une erreur différente, mais encore plus curieuse. Il avait réuni les mots indiens conservés dans les auteurs anciens, et avait trouvé qu'une grande partie pouvait être expliquée par le persan. Toutefois cela ne lui fit point soupçonner de l'affinité entre les langues indienne et persane; mais ne sachant sur quoi s'appuyer pour employer l'expédient ordinaire, qui était de supposer la production d'une langue par l'autre, il ne put résoudre ce problème par aucun des principes alors connus: il conclut donc que les mots recueillis n'étaient point indiens, mais persans, et que les anciens s'étaient mépris en les donnant comme indiens (3). Et même dans les temps plus modernes, l'abbé Denina n'a pu trouver d'ex-plication de l'affinité entre les langues teutonique et grecque, qu'en supposant que les anciens Germains étaient une colonie de l'Asie Mineure (4). Ainsi nous pouvons vraiment nous écrier avec le poète :

Hic quoque sunt igitur graiæ, quis crederet? urbes
Iuter inhumanæ nomina barbariæ;
Huc quoque Mileto missi venere coloni,
Inque Getis graias constituere domos.

(OVID. Trist. liv. III, eleg. IX. )

La seconde erreur de méthode fut de se servir presque exclusivement de l'étymologie, et de négliger la comparaison. Comme Les auteurs dont j'ai parlé voulaient prouver que les autres langues dérivaient de celle dont ils épousaient la cause, ils furent nécessairement réduits à cet expédient. Une similitude de mots ou de formes aurait seulement établi l'affinité des langues dans lesquelles elle se présentait; il valait done mieux trouver dans la langue favorite un mot supposé original, qui contenait en lui le germe ou le sens du terme que l'on examinait cela était plus commode que de suivre les traces d'affinité dans les langues de la même famille, dans les langues sœurs, même de condescendre à dériver le mot en question d'éléments évidents dans sa langue native. C'est ainsi, si je m'en souviens bien, que Jennings a quelque part, dans ses Antiquités Judaiques, fait dériver, le mot grec doulov, asylum, du mot hébreu N eshel, un chêne ou un bosquet, en dépit de la simple étymologie donnée par les anciens eux-mê

ou

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mes: & privatif, et aviá, formant ensemble la signification de inviolable. Nous pourrions avec autant de raison faire dériver le verbe anglais to cut off, séparer, du verbe syriaque cataf, qui signifie la même chose. Ces étymologies extraordinaires fourmillent, même de nos jours, dans des écrivains de renom qui plaident encore la cause de l'hébreu. D'autres auteurs ont aussi employé cette méthode. Bécanus, par exemple, explique par le flamand tous les noms qui se trouvent dans la Genèse; et trouvant dans sa propre langue la possibilité d'une analyse de ces mots, il en conclut tout triomphant que ces noms furent donnés dans cette langue. Qui peut douter un seul instant qu'Adam et Eve n'aient parlé le flamand, quand il nous montre comment le nom du premier homme se décompose manifestement en hat (haine) et dam (digue), parce qu'il était comme une digue opposée à la haine du serpent; et comment le nom de sa compagne se résout en e (serment) et vat (cuve), parce qu'elle fut le réceptacle du serment ou de la promesse d'un Rédempteur (1)?

Mais revenons. Les défauts que j'ai indiqués dans l'histoire des premiers temps de notre science furent la conséquence naturelle de l'objet qui l'avait préoccupée. Il était nécessaire d'élargir à la fois la vue et le champ du philologue, avant de pouvoir attendre aucun bon résultat. Il était nécessaire de recommencer d'après une nouvelle méthode et sans ce déplorable esprit de système; et l'observation des faits devait être la base de ce perfectionnement. « Ici comme ailleurs, dit Abel Rémusat, on a commencé par bâtir des systèmes, au lieu de se borner à l'observation des faits (2). »

Si les modernes eussent été obligés de commencer leurs études à ce premier point, bien des années se fussent écoulées avant que la science eût atteint sa maturité; car la réunion des matériaux aurait occupé un temps considérable. Mais heureusement les anciens écrivains avaient fait quelque chose de ce côté, bien que sans but déterminé. Les voyageurs, entre autres curiosités, avaient apporté des listes de mots des contrées qu'ils venaient de visiter; des missionnaires, par des vues plus élevées, avaient appris les langues des nations qu'ils convertissaient, et écrit des livres élémentaires pour leur instruction ces deux sources ont produit les collections nécessaires pour poursuivre l'étude comparative des langues.

Le premier voyageur qui ait pensé à enrichir ses récits de listes de mois étrangers fut l'amusant et crédule Pigafetta, qui accompagna Magelbaens dans son premier Voyage autour du monde. A la fin de son journal, il nous offre trois maigres vocabulaires; le premier, tiré de la langue brésilienne le second, recueilli de la bouche du géant Patagon qui joue un rôle si curieux

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dans son livre, appartient au Tehuel; le troisième est de Tidore, l'une des iles Moluques (1). Cet exemple fut suivi par des navigateurs plus récents. Presque tous les voyageurs qui explorèrent de nouvelles terres, ou cherchèrent à prendre plus ample connaissance des terres déjà connues, recueillirent des échantillons de cette nature, bien que souvent sans discernement et presque toujours sans exactitude (2). Plusieurs de ces collections furent déposées dans des bibliothèques, et, à des époques postérieures, mises à profit par des savants. Le judicieux Reland, dont les travaux dans cette branche de littérature ont été trop peu appréciés, publia des manuscrits de ce genre conservés dans la bibliothèque de Leyde, des vocabulaires du Malayalim, du Cingalais, du Malabar, du Japonais et du Javanais. Il prit aussi un soin particulier de se procurer par les voyageurs quelques spécimens des langues américaines (3). De même les collections de Messerschmidt, faites durant son séjour de sept années en Sibérie, et déposées à la biblio hèque impériale de Saint-Pétersbourg, ont rendu un signalé service à Klaproth pour compiler son Asia Polyglotta (4).

Des livres de dévotion furent naturellement les premiers imprimés par les missionnaires pour l'usage des nations qu'ils convertissaient au christianisme, et ils devaient, on le pense bien, contenir l'Oraison Dominicale. Ce fut donc l'exemple le plus aisé à se procurer dans les diverses langues; c'était d'ailleurs un spécimen uniforme pour leur comparaison. De petites collections en avaient été faites par Schildberger, Postel et Bibliander; mais le naturaliste Gesner conçut le premier l'idée de les réunir comme échantillons des langues connues, et il publia en 1555 son Mithridates, mieux connu par l'édition plus étendue, mais moins exacte, de Waser (5). Le mérite de ce petit ouvrage est d'avoir servi de noyau aux acquisitions subséquentes; et quoiqu'on puisse sourire en le voyant à côté de son volumineux homonyme par Adelung et Vater, c'est avec plaisir que l'on voit, dans le petit dictionnaire de Gesner, le germe de ce beau monu

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(5) Mithridates Gesneri, Gaspard vaserus recensuit libello commentario illustravit; Tigur. 1610. - Entre ces deux éditions, il fut publié à Rome, sans aucune indication, comme appendice à la Bibliotheca vaticana illustrata de Fra Angelo Rocca; Rome, 1591, p. 291-376. L'auteur pré tend avoir recueilli les matériaux lui-même, p. 310, 364; eependaut il a copié tout l'ouvrage de Gesner, avec ses fautes typographiques, et n'y a fait que des additious iusignifiantes.

ment de l'esprit humain. Les langues y sont rangées par ordre alphabétique, et la moitié y est mal nommée ou mal décrite et si je vous dis que le langage des dieux y a une place, parce que Homère s'est amusé d'une pareille fiction, vous jugerez facilement du mérite de sa critique. Cette collection et les collections subséquentes de Müller, Ludeke, Stark et autres, furent complétement éclipsées et surpassées par celles de Wilkins et de Chamberlayne, publiées à Amsterdam après le commencement du dernier siècle (1). Cette date nous amène à une époque où la science (quoique ses principes soient restés. imparfaits encore longtemps après) étendit du moins ses recherches sur un plus vaste champ, et varia le caractère de ses observations et de ses expériences de manière à préparer les voies pour les plus importantes découvertes. Ce fut peut-être le moment critique pour l'ethnographie et pour la religion.

Le nom de Leibnitz est le chaînon qui réunit toutes les sciences à l'époque où nous sommes arrivés. Si nous avions à définir d'un seul mot toutes les recherches de ce grand homme, nous ne pourrions le faire qu'en disant qu'elles furent philosophiques. Mais ce serait commettre une injustice; car plusieurs de ses autres travaux réclament et ont obtenu une gloire égale pour les nouvelles lumières qu'ils ont répandues sur quelques branches spéciales de la science. Le génie de Leibnitz était comme le prisme de son illustre rival. Un seul rayon en le traversant était réfracté en mille nuances variées, toutes claires, toutes brillantes, toutes fondues les unes dans les autres par des gradations presque imperceptibles, non pas d'ombre, mais de lumière. Dans ses écrits nous suivons ce rayon multiforme jouant à travers toute l'étendue de la science; et si nous remontons jusqu'à sa source, nous découvrons que toutes ses variétés émanaient d'un seul principe, d'un courant vif et lumineux de pensées philosophiques. Chez lui les mathématiques et la philosophie morale, l'histoire et la philologie, trouvèrent pour la première fois un centre commun, et les hommes mêmes profondément versés dans chacune de ces sciences spéciales fléchissaient sous l'autorité de ce vaste génie, qui les embrassait toutes et les faisait contribuer à leur mutuel avantage.

D'un tel homme nous pouvons attendre des améliorations essentielles dans une science où cette combinaison de connaissances variées était surtout nécessaire. C'est en effet à Leibnitz que l'éthnographie doit ces principes qui lui ont donné droit de prendre place parmi les sciences, bien que, d'après certains passages de ses écrits, on suppose qu'il a soutenu les prétentions de l'hébreu à être la langue primitive; dans sa lettre à Tenzel il les

(1) Oratio Dominica in diversis omnium fere gentim Enguis versa, editore J. Chamberlaynio; Amst. 1715. Cet ouvrage est suivi de lettres du Dr. Nicholson, de Leibnitz et de Wotton.

rejette clairement (1). Quoi qu'il en soit, aussi loin que la simple comparaison des mots peut aller, il en a le premier proposé le vrai principe; peut-être même n'y a-t-il pas une seule analogie, annoncée par les partisans du système comparatif dans les temps modernes, qu'il n'ait quelque part indiquée d'avance; la plupart de ses espérances se sont réalisées, et plusieurs de ses conjectures ont été justifiées.

Au lieu de restreindre l'étude des langues à l'inutile objet poursuivi par les premiers philologues, il reconnut et indiqua son utilité pour les progrès de l'histoire, et l'avantage qu'on en pouvait retirer pour suivre à la trace les migrations des anciens peuples, et pour pénétrer même au delà des nuages qui recouvrent la partie la plus ancienne et la plus incertaine de leurs annales (2). Cette largeur de vues amena nécessairement un changement de méthode. Leibnitz put bien sans doute s'arrêter quelquefois à se jouer avec des étymologies insignifiantes; mais il vit fort bien que pour étendre la sphère d'utilité qu'il désirait donner à cette science, on devait en venir à comparer régulièrement les langues les plus éloignées par leur position géographique. Il se plaint de ce que les voyageurs n'ont pas pris assez de soin de recueillir des spécimens de toutes les langues (3); et sa sagacité le conduit même à remarquer qu'ils devraient être formés sur une liste uniforme, contenant les objets les plus simples et les plus élémentaires. Il exhortait ses amis à recueillir des mots sous forme de table comparative, à étudier le géorgien et à confronter l'arménien avec le cophte, et l'albanais avec l'allemand et le latin (4). L'attention qu'il donnait à ces recherches, et sa merveilleuse sagacité le conduisirent à des conjectures qui ont été admirablement justifiées par les recherches modernes : il soupçonna, par exemple, qu'il pourrait bien y avoir affinité de mots entre le basque et le cophte, entre les langues de l'Espagne et de l'Egypte (5), conjecture qui, vous le verrez, a été mise à l'épreuve du calcul mathématique par le docteur Young.

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(1) G. Leibnitzii opera omnia, t. VI, part. H, p. 232. Une opinion semblable est exprimée dans une lettre de Herman von der Hardt à Leibnitz, p. 235.

(2) Je trouve que rien ne sert davantage à juger des connexions des peuples que les langues. Par ex. la langue des Abyssins nous fait connaître qu'ils sont une colonie d'Arabes.» Lettre au P. Verju. Ibid. p. 227. - Cum nihil majorem ad antiquas populorum origines indagandas lucem præbeat quam collatio linguarum, etc. Desiderata circa linquas populorum. Ibid. p. 228. Lacroze (Commerc. epist.) t. 1, p. 79. Lips. 1742; et Reland (ubi supr. p. 78) considèrent cette étude du même point de vue.

(3)« C'est un grand défaut que ceux qui font des descriptions des pays et qui donnent des relations des voyages, oublient d'ajouter des essais des langues des peuples; car cela servirait pour en faire connaître les origines.» Mon menta varia ineditu, ex musœo J. Feller, Trim. XI, p. 593 Iéna, 1717.

(4) Desiderata ( ubi sup. ) T. v, p. 494.

(5) S'il y avait beaucoup de mots basques dans la cophte, cela confirmerait une conjecture que j'ai touchée, que l'ancien espagnol et aquitanique pouvait être venu d'Afrique. Vous m'obligerez en marquant un nombre de ces mots cophto basques. tb., p. 503, et aussi t. II, p. 219.

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