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ils voulurent qu'au moins les deux frères régnassent ensemble, et après avoir rempli la cour de carnage, dès qu'ils eurent un souverain légitime, ils allèrent ensemble, portant deux à deux des billots et des haches, lui présenter leurs têtes. »

Avant de nous entretenir de Pierre-le-Grand, remarquons ici que l'action de nivellement exercée contre la noblesse, et les efforts tentés pour avoir un port de mer, se sont fait apercevoir avant que Pierre-le-Grand ait pris les rênes du gouvernement; que la fortune avait soumis à l'empire dont il hérita, deux peuples très puissans, en Asie les Tartares, et en Europe les Cosaques; que ces derniers possédaient déjà depuis long-temps des institutions établies par la Pologne, qui s'adaptaient merveilleusement à la liberté de l'homme et à une association militaire, avantages dont la moralité et les conséquences politiques ont échappé à Pierre-le-Grand ou l'ont contrarié; autrement il les aurait fait valoir comme contenant plus de germes de bonheur pour ses peuples que les créations toutes stériles et toutes matérielles qu'il leur appliqua.

Encore aujourd'hui, chez les cosaques jouissant de quelques priviléges et vivant à l'abri du reste de leurs anciennes institutions polonaises, quoique d'ailleurs ils aient perdu toute leur indépendance politique, on trouve plus de bonté naturelle et plus de bonheur domestique que dans toutes les autres populations le plus ostensiblement protégées par un gouvernement peu économe de ses faveurs comme de ses persécutions. Malheureusement pour l'Europe et plus malheureusement encore pour la Russie, le génie de Pierre a manqué de se diriger vers un but aussi noble, aussi grand que son activité était puissante. Il paraît s'ètre borné à vouloir rendre son pays ressemblant aux pays qu'il avait vus; mais cette ressemblance, sous le point de vue superficiel, a dû être atteinte à tout prix, et on ne peut se défendre d'un sourire amer sur la destinée des peuples, quand on voit un homme doué de facultés si extraordinaires,

l'homme le plus propre à commencer l'histoire moderne du nord, négliger les institutions les plus essentielles dont le pays possédait déjà le germe, pour léguer à ses historiens les minutieux détails de ses créations éphémères, créations presque théâtrales et parmi lesquelles on ose à peine citer l'ordre d'importer en Russie quelques milliers de ces moineaux voraces dont on paie la destruction dans des pays rationnellement administrés. Certes, ces petitesses de Pierre-le-Grand ne diminuent en rien à nos yeux la force de ses conceptions par rapport à la politique extérieure; mais s'il fallait en juger par la prospérité intérieure de la Russie, par le bonheur réel des habitans de ce pays, nous ne pourrions en conscience trouver là rien qui nous parût digne d'une si belle destinée. Construire des flottes sur une mer à peine navigable pendant la moitié de l'année, creuser des ports au milieu des glaces, conquérir des provinces pour un empire qui sans elles offrait déjà une disproportion effrayante entre les forces sociales et les dimensions géographiques, ce n'était pas certes travailler avec amour de l'humanité, ce n'était pas travailler pour son bonheur. L'éclat des armes a coûté à la Russie beaucoup de guerres; les alliances lui ont coûté beaucoup d'embarras économiques, et la gloire militaire pas plus que la gloire diplomatique n'ont pu compenser ce qu'un peuple aussi intelligent, un peu moins gouverné, aurait pu faire pour lui-même. Si la fermeté étonnante que Pierre a su déployer, pour dompter toute manifestation d'une indépendance individuelle quelconque, eût reçu une direction bienfaisante et rationnelle, le peuple russe aujourd'hui compterait peut-être parmi les plus heureux d'entre ceux qui doivent le plus aux progrès de la civilisation sociale. Mais en fait de législation Pierre paraissait ignorer tous les moyens dont les anciens législateurs se sont habilement servis, et l'histoire lui reprochera de n'avoir su employer que la violence pour civiliser ses sujets, comme il le disait lui-même, et plutôt, dirons-nous, pour les façonner à son

caprice. L'histoire de l'humanité se défendra de compter ses bourreaux parmi ses bienfaiteurs.

Les innovations qui dévoilaient dans ce prince une ambition démesurée, ne furent jamais aussi à ses yeux que des moyens de reculer de toutes parts les immenses frontières de son empire, « et de se mêler, comme dit Rulhière avec un crédit dominant, dans les affaires de l'Asie et de l'Europe. Mais, quand il commença de régner, la Pologne, à l'ombre des victoires encore récentes de Sobieski, respectée au milieu des calamités qui achevaient de la détruire, et la Suède, sous l'administration rigoureuse de Charles XI, continuant de dominer dans le nord, ne lui laissaient aucune espérance de s'agrandir vers nos climats. Tout passage de ce côté paraissait fermé à son ambition; elle cherchait à se frayer d'autres routes et menaçait d'autres contrées. Ceux qui, pendant sa minorité, avaient tenu les rênes de l'État, s'étaient engagés dans une ligue formidable qui attaquait de toutes parts l'empire ottoman. Pierre, aussitôt qu'il gouverna lui-même, suivit cette même politique, et profitant de conjonctures si heureuses, il étendit sa domination jusqu'au rivage de la Mer Noire, conquit une ville et un port sur cette mer, y établit une navigation militaire et commerçante qui pût enrichir les provinces méridionales de la Moscovie, servir peut-être à de plus grands desseins contre les Ottomans, et du moins favoriser dans ces contrées asiatiques la fondation d'une nouvelle capitale qu'il voulait donner à son empire. »

Qui sait si la fondation de cette nouvelle capitale dans l'orient de l'Europe n'aurait pas bien autrement servi à faire prospérer les agrandissemens médités par Pierre. De nouvelles acquisitions sur la Mer Noire, qui auraient donné autant de territoire qu'on en a enlevé depuis à la Suède et la Pologne, l'auraient déjà rendu maître de l'Archipel; les îles grecques se seraient trouvées tout naturellement sous son influence; la chrétienté aurait vu sans déplaisir la barbarie turque éloignée; le système économique de la Russie

ne se serait pas épuisé en efforts stériles pour créer, au milieu des glaces, une nature nouvelle; il n'aurait point tari toutes les veines du corps social, afin de rendre un seul point de son territoire moins horrible qu'il n'est sorti des mains du créateur; enfin, les capitaux engloutis à Pétersbourg auraient suffi pour faire d'Odessa et de la Crimée un vrai paradis terrestre. D'ailleurs, dans cette hypothèse, l'Europe d'aujourd'hui ne serait peut-être pas menacée des crises révolutionnaires sans cesse renaissantes et occasionées par la cruelle spoliation de la Suède et de la Pologne au profit de la Russie. Mais le destin en a décidé autrement, et nous n'avons qu'à rappeler, en analysant la suite de l'administration de Pierre, que presque tous les historiens qui en parlent, oublient la nation et ne s'occupent que de l'homme.

Nous sommes bien éloignés de nier la grande transformation qui s'est opérée en Russie pendant et depuis le règne de Pierre-le-Grand, mais nous avons vu de trop près les résultats obtenus pour en admirer la cause. Si la première condition de prospérité pour un pays est d'être menaçant pour tous les autres, les générations russes doivent bénir à jamais les règnes qui ont suivi celui de Pierre; mais si l'on attache quelque valeur à la vie individuelle, à la vie de famille, aux garanties qui résultent des premières notions de liberté personnelle et de propriété, il est difficile de s'imaginer que la position intérieure de la Russie ait été jamais plus précaire qu'elle ne l'est aujourd'hui ; et si l'on considère tout ce que la grande Nowgorod contenait en germe d'existence sociale, on peut hardiment soutenir que le nombre des familles qui avaient alors des garanties de leur existence civile était nécessairement plus grand qu'il ne l'est de nos jours; et que, par conséquent, la marche qu'on a fait suivre au peuple russe sur la route de la véritable civilisation est tout-à-fait rétrograde. Parmi les plans de Pierre il y en avait certainement de très utiles, comme celui qui a amené en quelque sorte forcément le peuple

russe au bord de la mer; on y pourrait entrevoir plus d'avenir, et même un avenir plus noble que dans beaucoup d'actes de son gouvernement tant prônés par les historiens. La Russie, à l'avènement de Pierre au trône, était déjà le plus vaste empire de notre continent. Si Pierre se fût borné à le mettre en contact par la navigation avec l'agent civilisateur le plus actif, et si, dans l'administration intérieure, au lieu de s'amuser à faire la barbe à ses sujets et à écourter leurs habits sans tenir compte de la rigueur du climat, il eût tâché d'implanter dans son empire au moins les premières notions d'une justice régulière, qui seule peut protéger le développement naturel de la vie sociale, qui sait si déjà aujourd'hui la Russie n'aurait pu présenter un tableau de prospérité égale, sinon supérieure, à celle des Etats-Unis d'Amérique. Pendant plus d'un siècle, les conséquences désastreuses d'une fausse politique ont refoulé des populations civilisées vers le Nouveau-Monde; si elles avaient pu trouver en Russie une protection égale pour leur industrie, elles eussent certainement préféré s'éloigner moins de leur patrie primitive; elles eussent mis en mouvement et fait valoir toutes les richesses matérielles que la Russie renferme dans son sein; enfin, sur tous les points de ce grand espace, elles eussent offert aux nationaux des modèles de civilisation.

La Russie, sans se gorger de nouvelles acquisitions territoriales qui ne peuvent lui valoir que des guerres continuelles, posséderait aujourd'hui une population beaucoup plus nombreuse sur une moindre surface, et aurait des frontières plus faciles à défendre. Sa position géographique était déjà admirable sous Pierre-le-Grand; elle aurait pu tranquillement agrandir et développer son éducation politique dans la plus entière sécurité. Spectatrice paisible des folies du continent européen, elle n'aurait eu nul besoin de faire mitrailler, chaque année, une partie de sa population la plus vigoureuse. Le quart des établissemens militaires que la Russie a fondés, aurait suffi pour la garantir contre

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