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ne rien dire que d'affirmer, comme on le fait, qu'ils trouvent tout dans leur saint Augustin, celui-ci des arguments contre Montaigne, celui-là des précédents en faveur de la révocation de l'Édit de Nantes, tous autant d'armes qu'il leur en faut dans leurs infinies controverses théologiques. Comme si, dans leur saint Thomas, certains thomistes n'en trouvaient pas tout autant, sinon davantage ! Pour les gens de Port-Royal, l'augustinisme est mieux qu'une doctrine, c'est une vie. Parmi les derniers ouvrages sortis de la plume de saint Augustin, il est tel écrit dont les lignes ont été pour eux, non pas seulement des sentences d'oracle, mais de véritables arrêts de vie ou de mort, selon le décret de prédestination qu'ils y croyaient lire. De quel éclat saisissant et terrible s'entouraient à leurs yeux tant de formules inoubliables sur « cette masse de corruption qu'est l'humanité entière», sur « l'éternelle immobilité du décret divin qui nous élit ou nous damne », sur « la chimère d'un acte méritoire qui ne serait pas l'œuvre unique et totale de Dieu » ! Contemplées par une méditation intense, ces formules s'enfoncèrent si profondément dans leurs étroits et durs cerveaux de théologiens obstinés, qu'il leur fut désormais impossible, en dehors de là, de rien voir ni de rien entendre. Le secret de leur opiniàtreté invincible, tout le monde sait qu'il est de tradition de le chercher dans leur orgueil. Qui réfléchira aux conséquences d'une telle interprétation, verra que c'est la contemplation éperdue de ces pages d'Apocalypse qui a produit une à une toutes les vicissitudes du Jansénisme. En vain leur eut-on montré dans les premiers écrits de saint Augustin des théories moins sombres et moins déconcertantes pour la raison. Un juge autorisé, s'il en fut, Mabillon, dans son Traité des Études Monastiques, était là pour leur fournir la réponse : si un Père a parlé diversement sur quelque sujet, c'est plutôt au dernier sentiment qu'au premier qu'il faut s'en tenir. Et le moyen de ne pas voir au surplus que ce

qui faisait le nerf et la puissance émouvante d'un Pascal ou d'un Saint-Cyran, c'est précisément ce qu'avait inspiré, non pas un vague et quelconque augustinisme, mais la rigoureuse et définitive doctrine du maître !!

Qu'on se rappelle d'ailleurs ce que Bossuet doit à son saint Augustin, et il n'en faudra pas plus pour mesurer l'influence de l'augustinisme interprété cette fois, il est vrai, en un sens dit plus orthodoxe. On lit, dans la Défense de la tradition, une prière transcrite par Bossuet luimême, avec une émotion non douteuse : « Faites, ô mon Dieu, dit-il en parlant du grand docteur, que je pense ce qu'il a pensé, je sache ce qu'il a su, j'entende ce qu'il a entendu, je croie ce qu'il a cru, je prêche ce qu'il a prêché! » Jamais vœu ne s'est plus complètement réalisé; jamais pareil exemple, je ne dis pas de dépendance intellectuelle, mais de fusion intime et, pour ainsi dire, de compénétration entre deux génies également puissants, ne s'est produit dans l'histoire littéraire. Ce n'est pas seulement sa démonstration oratoire que Bossuet appuie perpétuellement à saint Augustin: c'est sa méthode même d'invention, sa dialectique la plus personnelle et la plus intime, qui semble résider dans la méditation de ses ouvrages. Ce que nous appelons sa philosophie de l'histoire et qui n'est à ses yeux que « la Suite de la Religion », n'est-ce point, par exemple, le fonds et la substance même de la Cité de Dieu ? De même encore, l'admirable psychologie du Traité de la Concupiscence est-elle autre chose que la savante systématisation de tant d'analyses morales où saint Augustin a mis à nu tout le mystère de notre convoitise? Et ses plus célèbres controverses théologiques ne se réduisent-elles pas à montrer ici, contre Fénelon, qu'une religion d'amour pur et désintéressé va se heurter

1. AUG. Epit. ad Vit., 5, 6; De Grat. et lib. arbit., 13; De Corrept. et Grat.,32; MABILLON, Traité des Et. Mon., Part. II, ch. III; Od. ROTTMANNER., O. S. B., Der Augustinismus, 10 sq.

aux doctrines augustiniennes sur la béatitude et la réprobation; là, contre Jurieu et les protestants, que la vérité religieuse ne peut se trouver que dans une tradition ininterrompue dont saint Augustin est le centre et qui, par lui, remonte jusqu'à Jésus-Christ; ailleurs, contre le cardinal Sfondrate, qu'on ne peut épargner l'enfer aux enfants morts avant le baptême, sans faire, d'après le même saint Augustin, péricliter le christianisme tout entier ? S'il est vrai, comme l'affirme l'abbé Le Dieu, que Bossuet se soit fait fort de suppléer avec certitude toutes les lacunes des manuscrits de saint Augustin, on reconnaîtra que si quelqu'un avait le droit de montrer une telle assurance, ce ne pouvait être que ce disciple de génie 1.

Or, cette théologie augustinienne, qui est celle de son siècle tout entier, c'est peu de dire que R. Simon y demeure étranger; elle lui inspire une aversion qu'il n'essaye pas de dissimuler. Que penser d'une doctrine qui a pour première conséquence de condamner au supplice éternel, avec tant de vagues multitudes idolâtres, tous les enfants morts sans baptême, sinon qu'elle est le digne pendant de ces législations antiques qui vouaient à l'esclavage ou à la mort tout ce qui n'était pas l'élite de quelque aristocratique cité? Et ces fameuses propositions, où l'on a ramassé, un peu violemment peut-être, mais non sans une énergique justesse, toute la théologie de l'école de Port-Royal, faut-il les traiter de formules jansénistes, ou ne convient-il pas plutôt de les nommer des « propositions mahométanes »? Combien il aime mieux ces doctrines plus humaines des Pères grecs, et en particulier de saint Jean Chrysostome, qui admet que l'effort naturel de l'homme vers le bien, loin de lui être imputé à péché, lui confère un mérite certain, que notre nature n'est pas à tel point viciée qu'elle ne puisse prendre vers Dieu un

1. BOSSUET, XVIII, 660; XV, 223; XXVI, 519; IV, 474.

libre élan, et que, pour manque et débile que soit notre volonté, elle n'en est pas moins capable de s'approcher du but que le secours d'en haut lui permettra enfin d'atteindre. Christianisme médiocre et sans caractère, ont dit depuis de modernes admirateurs de Bossuet et de saint Augustin, théologie édulcorée et affadie, réduite en quelque sorte à un minimum de mystère, et combien inférieure à l'abrupt et audacieux christianisme des augustiniens! A quoi R. Simon eût répondu que la théologie n'est pas affaire d'esthétique, mais objet de croyance, qu'un Chrysostome n'amoindrit pas le mystère de la grâce pour le présenter par le biais le plus favorable à l'intelligence humaine, et qu'enfin, pour son compte, à un christianisme plus rigoureux qu'on vante sans y croire il préférait, sans hésiter, un christianisme moins inaccessible auquel on croit!!

C'est dire que R. Simon se déclarait moliniste. On avouera qu'il prenait bien son temps pour un homme qui aimait à batailler contre les opinions courantes. A l'Oratoire en particulier, les sentiments qu'inspirait la Compagnie de Jésus ne font doute pour personne, et l'on sait que, pendant leurs démêlés avec les Jésuites, се n'étaient pas seulement des sujets d'exercices scolaires que les Oratoriens lettres allaient chercher dans le Roman de Renart. R. Simon cependant n'hésite pas. Il prend à tâche de mettre alors même en lumière. les titres scientifiques de la Compagnie partout décriée et d'en faire éclater l'évidente supériorité sur le médiocre savoir de l'école adverse. Ce qu'il aime à en louer surtout, c'est la grande liberté intellectuelle que le Ratio studiorum laisse au professeur, permettant à chacun de choisir le guide doctrinal qui lui convient et n'astreignant personne à jurer sur les paroles d'un docteur tenu pour irréfragable. Saint Ignace recommande encore, dans une de 1. B. C., III, 525; L. C., I, 174; IV, 198.

Revue d'Histoire et de Litterature religieuses.

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ses règles les plus fameuses (regula lesbia), d'accommoder la théologie aux temps et aux lieux. A la bonne heure! Et voilà qui n'est pas sans ouvrir un certain jour sur l'histoire des doctrines théologiques, réserve faite, bien entendu, des dogmes de l'Église, dont on ne doit jamais dire Altri tempi, altri costumi1!

Or, quel est, d'après R. Simon, le résultat de cette rare et libérale ouverture d'esprit ? C'est que précisément les plus grands savants du siècle se trouvent être des PP. Jésuites. Il en est deux entre autres sur l'éloge desquels R. Simon ne tarit pas. C'est d'abord Denis Petau, dont les Dogmes théologiques, si ridiculement accusés de socinianisme, parce qu'ils laissent paraître le processus du développement théologique, sont le chef-d'œuvre de l'érudition la plus minutieuse et la plus heureusement pénétrée d'idées générales. Le jésuite Petau a fait mieux encore : théologien très orthodoxe, il a montré le plus rare de tous les courages, le courage intellectuel; il a réussi à faire imprimer, avec le visa des catholiques eux-mêmes, la Critica sacra du ministre L. Cappel, que les protestants refusaient de laisser paraître, la taxant de témérité, et, pour tout dire, de rationalisme. C'est ensuite Jean Maldonat, dont les commentaires sur l'Écriture ne sont pas éloignés de paraître à R. Simon le dernier mot de l'exégèse dogmatique pour la pénétration critique et la solidité doctrinale. Pourquoi faut-il seulement que des confrères malavisés aient, avant de livrer le manuscrit posthume à l'impression, mutilé les plus belles pages et envié ainsi à la Compagnie un de ses titres les plus sûrs? Aussi l'opinion de R. Simon sur le duel théologique des Augustiniens et des Jésuites n'est-elle point douteuse. C'est pour de tout autres raisons que des raisons d'ordre scientifique que les écrivains de Port-Royal l'ont emporté. Obligé de leur

1. L. C., IV, 63; B. C., 1, 37; III, 73; III, 83.

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