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« Je

écrivait à l'autre, au grand scandale des protestants, sans doute, mais non pas après tout sans juste raison : voudrais que vous fussiez encore juif! » Voilà qui est pour donner à réfléchir au critique, et quelle imprudence ne serait-ce pas, au jugement de R. Simon, de se faire le disciple aveugle de ces maîtres imposteurs 1?

Est-ce à dire cependant qu'irrité de la déconvenue finale qu'il avait éprouvée comme savant à leur école, R. Simon leur ait fait tort des éloges que méritent certains de leurs travaux, ou ne leur ait rendu qu'une justice parcimonieuse? Le Catalogue des auteurs juifs, annexé à l'Histoire critique du Vieux Testament est là pour témoigner de sa parfaite équité au moins autant que de son infatigable diligence. Il n'est pas d'écrit juif si humble qui n'ait sa mention détaillée et sa juste part de louanges. Quelle plénitude de satisfaction ne montre-t-il pas par exemple quand il rencontre par hasard tel docteur juif, comme le caraïte R. Aaron, qui connaît la grammaire et tient compte du sens littéral, ou tel autre, comme Levita, qui «< ne se laisse préoccuper par rien, examine les choses en elles-mêmes, et fait profession de ne consulter jamais que les règles de la critique et du bon sens » ? Ne témoigne-t-il même pas pour eux quelque complaisance lorsque, venant à parler de R. Ben Esra et de R. Abarnabel, il affirme que la netteté de l'un rappelle la diction de Salluste, tandis que l'abondance de l'autre rivalise avec la prose cicéronienne? Et ne se sent-on point percer une sorte de fierté assez inattendue, quand il revendique pour la France l'honneur d'avoir produit les meilleurs interprètes du Talmud, comme ce R. Salomon Isaaki, lequel n'était, dit-il, nullement Italien, mais Champenois, de Troyes en Champagne, ou encore quand il affirme que Paris est l'Athènes

1. L. C., III, 8; 1, 78; cf. A. FloQUET, Etude sur la vie de Bossuet, I, 150.

des juifs, et que s'ils y ont été moins faux et moins méchants qu'ailleurs, c'est parce qu'ils y ont été aussi moins persécutés ? Un peu plus et l'hébraïsant passionné qu'est R. Simon serait tenté de les absoudre ; mais le critique se ressaisit et les condamne; pourquoi faut-il aussi que les vrais savants parmi eux soient si rares, et qu'en dernière analyse les pires fatras de la scolastique soient des prodiges de sens historique et de justesse d'esprit en comparaison des billevesées antiscientifiques de leur Talmud1?

Si l'on jette après cela un regard sur les ouvrages d'érudition dont la littérature rabbinique avait jusqu'alors été l'objet, il ne sera pas malaisé de juger combien l'esprit en est différent. Qu'ils soient écrits en effet par de véritables dévots du judaïsme et ne contiennent à l'égard du « saint Talmud » que des témoignages de la plus profonde vénération, ou qu'ils soient l'œuvre d'ennemis déclarés, comme Chiarini ou Bartoloccio en Italie et Eisenmenger en Allemagne, lesquels n'ont cherché dans le Talmud que des arguments contre le Talmud même, tous, ils sont composés sous l'empire de préoccupations qu'ignore absolument R. Simon. Jusqu'à lui la littérature rabbinique était l'objet non de science, mais de polémique; il s'agissait de demander à cette étude certains bons offices pour une cause religieuse, plutôt que d'utiles contributions pour les sciences historiques. Avec R. Simon un cycle est ouvert, et l'esprit scientifique pénètre pour la première fois l'étude des chose juives. Il n'est même pas jusqu'à ses antipathies les plus marquées qui ne soient l'effet d'un jugement critique, et non d'une prévention confessionnelle. En un mot ce vaste domaine des études juives, d'où la science avait été jusqu'alors exclue, la critique avec R. Simon en fait la conquête désormais définitive. Et ce n'est pas seulement

1. B. C. II, 177; III, 75; Cérémonies, préface, 10; 30.

Revue d'Histoire et de Littérature religieuses. ·

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une province nouvelle, et combien vaste! qui vient agrandir le champ alors si resserré de l'histoire. C'est, sur les objets les plus importants de la pensée humaine, un ensemble d'idées jusqu'alors inaperçues qui entrent soudain dans le courant de la circulation intellectuelle. Jamais invention scientifique mieux caractérisée n'avait révélé, en cet ordre de connaisances, un génie plus pénétrant et plus hardi. Jamais en même temps audaces plus justifiées par ce genre d'originalité unique qu'on nomme la création d'une méthode n'avaient été tempérées par un plus rare esprit d'équité et de circonspection.

C'était trop de sagesse, on l'avouera, pour ne pas exciter de toutes parts un vif émoi, et rarement la difficile maxime: Sapere aude, fut plus difficile à pratiquer. Il avait enregistré lui-même, au cours de sa correspondance, les injures que Wachsmuth avait lancées naguère contre l'exégète L. Cappel : profanus bibliomastix, atheismi bucina, alcorani fulcimen publica flamma abolendum étaient parmi les termes les plus doux de ce réquisitoire théologique ?! Aussi ne dut-il pas être autrement surpris quand ce fut à son tour sur lui que vint s'abattre l'orage. Son ami, Frémont d'Ablancourt, avait eu beau dédier à Bossuet luimême la Comparaison des cérémonies des juifs et de la discipline de l'Eglise, en y joignant, à l'adresse de l'auteur, maints éloges, quelque peu déplacés peut-être, que celuici du reste s'empressa de désavouer. Toutes les précautions furent vaines, et l'exposé trop exclusivement historique, du judaïsme n'en fut pas moins clairement visé, le jour où, s'emparant d'un texte bien connu de saint Justin, l'incomparable orateur appela le mépris des chrétiens sur ceux qui se font appeler « Rabbi! Rabbi! » malgré le reproche que leuren fait d'avance Jésus-Christ dans l'Évangile. On en conviendra pour être d'un autre style que

2. B. C., II, 392.

les invectives de Wachsmuth, l'éclat d'indignation superbe qui termine le troisième livre de la Défense de la tradition et des saints Pères, ne devait pas être un trait moins poignant pour l'excellent religieux qu'était et que demeura toujours R. Simon. Mais il ne se trouvait pas en même temps sans quelque ressemblance avec ce docte abbé du xvII° siècle qui, entendant parler de révolutions et de guerres, frappait sur son secrétaire en disant : « Tout cela n'empêche que je n'aie là deux cents verbes français correctement conjugués ! » Il n'en fallait guère davantage à R. Simon pour rester calme au plus fort de la tempête. Aussi modeste avec la vie que dans ses travaux d'érudition, il s'était fait un genre de bonheur à sa mesure et à sa taille; c'était de savoir simplement assez de grammaire pour prendre ici ou là en flagrant délit d'ignorance les plus vantés des rabbins. On peut juger s'il lui a rien manqué pour être heureux.

Paris.

(A suivre).

HENRI MARGIVAL.

BIBLIOGRAPHIE SCRIPTURAIRE

CRITIQUE DES. TEXTES BIBLIQUES. I. L'édition critique de la Bible hébraïque, dirigée par le professeur P. Haupt (The sacred Books of the Old Testament, Leipzig, Hinrichs), s'est enrichie, en 1894 et 1895, de cinq volumes le Lévitique, édité par S. R. Driver; les livres de Samuel, par K. Budde; Josué, par W. H. Bennett; Jérémie, par C. H. Cornill; les Psaumes, par J. Wellhausen. Le premier volume de la collection, Job, a paru en 1893 par les soins de C. Siegfried (v. Enseignement biblique, n° 13; chronique, p. 160). Cette œuvre importante, confiée à des hommes compétents, rendra un service incontestable à la critique biblique. L'exécution typographique en est remarquable, et le prix de ces beaux fascicules in-4 est très modéré.

Les savants éditeurs ne se bornent pas à la critique du texte ; ils ont voulu marquer, par des couleurs distinctes, les sources diverses qu'ils pensent reconnaître dans les livres de l'Ancien Testament, principalement dans les livres historiques. Le système des couleurs est abandonné dans Jérémie, parce que l'éditeur a cru pouvoir reconstituer les recueils particuliers dont on s'est servi pour former le livre actuel. Ce livre se résout en une série de livrets, pourvus chacun d'un titre qui en indique le contenu et la provenance. Le procédé de la coloration et celui de la transposition ne sont pas sans avoir un sérieux inconvénient ils ont l'air de présenter comme absolument certain un sectionnement du texte qui, très souvent, n'est qu'hypothétique ou simplement probable, dans la pensée même des éditeurs. Cet inconvénient s'aggrave encore de ce que l'édition du texte ne contient ni introduction ni notes indiquant les raisons qui ont déterminé les combinaisons de couleurs ou les déplacements de morceaux. Les explications, nous dit-on, accompagneront la traduction anglaise de chaque livre.

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On doit reconnaître dès maintenant que l'analyse des textes a été faite avec le plus grand soin et que les raisons des éditeurs se laissent deviner par les gens du métier. On voudrait néanmoins savoir la portée qui s'attache à telle ou telle conclusion. Là où les éditeurs se sont permis de transposer les textes, on serait fondé à croire qu'ils sont sûrs de leur fait. Pourtant il y a dans le Jérémie du Dr Cornill un petit recueil qui donne à supposer le contraire, car il a pour titre : << Paroles du prophète Jérémie qui ont été transposées par la faute des scribes et que nous n'avons pu remettre à leur place primitive. » Cela est dit en hébreu ; mais comme les fragments dont il s'agit n'ont jamais été, à aucune époque ni dans aucun manuscrit, groupés sous une pareille rubrique, il eût été préférable de les laisser où ils sont maintenant, sauf à indiquer par un signe quelconque la probabilité d'une

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