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LES

PREMIERS TEMPS DE L'ETAT PONTIFICAL

V

LA MAISON DE THEOPHYLACTE

Bérenger se fit aussitôt reconnaître comme roi d'Italie et prit possession du palais de Pavie. L'année suivante (899), les Hongrois pénétrèrent pour la première fois en Italie, brûlant et ravageant tout ce que ne défendaient pas les murs des forteresses. Le nouveau roi marcha contre eux; mais, comme il voulait leur couper la retraite, il essuya, sur la Brenta, une défaite écrasante, de bien mauvais augure pour un règne qui commençait. Le 8 décembre, le roi Arnoulf mourut; il fut remplacé par son fils en très bas âge, Louis l'Enfant.

Jean IX, vers le commencement de l'année 900, eut pour successeur Benoît IV, qui se gouverna d'après les mêmes principes. Bérenger, déconsidéré par sa défaite, eut à lutter contre un compétiteur, le roi Louis de Provence, petit-fils par sa mère de l'empereur Louis II. Le nouveau venu se fit reconnaître à Pavie et même à Rome, où le pape Benoit le sacra empereur, en février 901. Mais c'était une royauté peu solide. Bérenger reprit l'avantage en 902 et força l'empereur provençal à repasser les Alpes, après avoir juré de ne plus revenir en Italie. Louis viola son serment en 905, appelé par les seigneurs italiens que mécontentait le gouvernement de Bérenger. Il parvint même à enlever Vérone à son rival; mais une trahison le livra entre les mains de celui-ci, qui lui fit crever les yeux et le renvoya, cette fois pour toujours.

Revue d'Histoire et de Littérature religieuses. No 6.

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Rome se désintéressait de ces querelles. De plus en plus, l'esprit particulariste y prenait le dessus. Il n'y avait rien à espérer des dynasties transalpines; le roi d'Italie, trop faible, trop contesté, n'offrait non plus aucun appui sérieux. On s'arrangea entre soi. Du sein de l'aristocratie locale émergeait une famille puissante, qui prit aussitôt la direction réelle des affaires et, sous une forme ou sous une autre, la garda près de soixante ans.

Au moment où nous sommes, elle était représentée par le vestararius ou vestiarius pontifical Théophylacte, sa femme Théodora, qui portait aussi le titre de vestararissa, et ses deux fills, Marozie et Théodora. La charge de vestiaire était une des plus importantes de l'administraion papale. Son titulaire paraît avoir été chargé spécialenent de veiller sur le gouvernement de Ravenne et des provinces voisines. Elle s'était laïcisée de bonne heure : Théophylacte était duc et magister militum. On lui donnait à Rome les titres de consul et de sénateur, d'une façon privative ce n'était pas un consul, c'était le consul1; ce n'était pas un sénateur, c'était le sénateur.

A la mort de Benoît IV, vers la fin de juillet 903, un prêtre forensis, c'est-à-dire non cardinal, fut élu. Il s'appelait Léon (Léon V); moins de deux mois après, il fut renversé par un autre prêtre, Christophe, qui le fit jeter en prison. L'année suivante commençait à peine que l'on vit réapparaître l'exilé de 898, le rival de Jean IX, Serge. Il revenait avec l'appui des « Francs », c'est-à-dire probablement de Bérenger ou du marquis de Toscane, réclamé

1. Eug. Vulgarius (éd. Dümmler, p. 147) l'appelle dominus urbis. En 901, il fait sa première apparition dans un plaid de justice tenu par l'empereur Louis de Provence; il y signe encore le second parmi les nobles laiques. Un document cité par Gregorovius (St. di Roma, t. III, p. 311 note) le qualifie de senator Romanorum; cette pièce est de 915; au sacre impérial de Bérenger (fin 915), son fils paraît avec le titre de filius consulis, en compagnie du frère du pape (Jean X), tout à fait sur la même ligne, et au-dessus de tous les nobles romains.

par un parti de Romains. Son premier soin fut d'envoyer Christophe rejoindre Léon V en prison. Les malheureux souffrirent encore quelque temps; puis on se décida, « par pitié », à les débarrasser de l'existence.

Inauguré ainsi, le pontificat de Serge III s'annonça ́comme une ère de réaction violente contre Formose, Jean IX et les successeurs de celui-ci. Serge III reprit dans toute sa rigueur la tradition d'Etienne VI, dont sa situation ecclésiastique le rapprochait beaucoup, Il avait, en effet, été ordonné évêque par Formose et précisément pour le siège de Caere, qui avait déjà donné un pape à Rome en 882. Formose fut, il est vrai, laissé dans son tombeau; mais on grava sur celui d'Étienne une épitaphe insultante pour sa victime, où on le glorifiait d'avoir, le premier, « repoussé les saletés de Formose, cet orgueilleux, cet intrus » Hic primum repulit Formosi spurca superbi, culmina qui invasit sedis apostolicae. Un concile fut réuni pour casser à nouveau les ordinations de Formose; il fut exécuté avec une rigueur impitoyable. Évêques, prêtres, diacres, tous ceux qui avaient été consacrés par Formose durent ou quitter leurs fonctions ou se soumettre à la réordination. Même dans la correspondance il était interdit de donner à Formose le titre de prêtre (sacerdos); il s'est conservé une lettre de Serge III à l'évêque d'Uzès Amelius, où celui-ci est vivement réprimandé d'en avoir agi autrement. Jean IX et ses successeurs furent considérés comme des intrus, comme des loups ravisseurs. C'est ainsi que les qualifie l'épitaphe de Serge III; c'est ainsi qu'il les traite lui-même dans les inscriptions monumentales qu'il fit disposer dans la basilique de Latran, relevée sous son administration.

On juge si ces mesures produisirent du trouble dans le monde ecclésiastique italien; sans parler du clergé romain

1. J. 3534.

proprement dit, lequel, courbé par la terreur, ne parait pas avoir fait résistance, beaucoup d'évêques de l'Italie péninsulaire avaient été sacrés par Formose pendant les cinq années de son pontificat. Non seulement ces consécrations étaient annulées, mais les ordinations que ces évêques avaient eux-mêmes célébrées dans leurs diocèses se trouvaient invalidées. Il y cut des résistances, surtout dans le Sud de l'Italie, dans des endroits où, comme à Naples et à Bénévent, on n'était pas sous la coupe temporelle du pape. On engagea même contre celui-ci une lutte d'écrits polémiques dont plusieurs sont venus jusqu'à nous sous les noms d'Auxilius et d'Eugenius Vulgarius1.

1. Quelques-uns de ces écrits avaient été publiés par Morin, Mabillon, Bianchini; E. Dümmler en a retrouvé d'autres et leur a consacré une étude d'ensemble, Auxilius und Vulgarius, Leipzig, 1866. Voici les résultats :

Auxilius, prêtre d'origine franque, écrivit à Naples. Il avait été convoqué au concile de Serge III; mais il refusa d'y aller. On a de lui trois écrits pour les ordinations de Formose : a) In defensionem sacrae ordinationis papae Formosi, en deux livres DüMMLER, p. 59-95, avec un appendice sur l'histoire des papes de Marin à Serge III; cet ouvrage a dû être rédigé en 908; b De ordinationibus papae Formosi, recueil de textes (MIGNE, t. 129, p. 1059, dont Dümmler a trouvé une rédaction un peu plus étendue op. cit., p. 107-116 ; c) Un dialogue sur le même sujet Infensor et Defensor; MIGNE, t. c., p. 1070, adressé, avec l'ouvrage précédent, à l'évêque de Nole Léon. Ces deux derniers livres sont de 911 ou peu antérieurs. Outre ces trois ouvrages, Auxilius publia une apologie des ordinations de l'évêque de Naples Étienne, mort en 907 ou un peu plus tôt, et qui lui aussi avait été soi-disant transféré; cette apologie est peu postérieure à la mort d'Étienne.

Vulgarius paraît avoir été un grammairien, un professeur de quelque école de Naples ou d'une autre ville grecque de l'Italie du Sud. Il n'est pas, comme Auxilius, très versé dans la littérature ecclésiastique; en revanche, il connaît beaucoup de classiques et cultive avec amour les divers mètres de poésie et les formes de la dialectique. Son premier ouvrage DüMMLER, p. 117) se donne comme une lettre adressée à l'Église romaine par un concile des Gaules tenu à Lutèce, l'an 17 de l'empereur Charles IV, c'est-à-dire Charles le Simple 910); le second a la forme d'un dialogue Insimulator, Actor; MIGNE, p. 1103; il fut composé à la demande d'un diacre, Pierre. Mabillon l'avait publié sous le nom d'Auxilius; mais Dümmler a retrouvé celui de Vulgarius en

Ceux-ci défendent les ordinations de Formose; Serge III fit écrire en sens contraire; mais on n'a pas ces plaidoyers.

Eugène Vulgarius paraît avoir flotté entre les partis; s'il attaqua Serge III, il y eut une période où il se vit dans la nécessité de se concilier ses bonnes grâces et ne lui ménagea pas ses adulations, ses compliments en prose et en vers. Il en adressait aussi aux personnes puissantes de la cour romaine, à l'apocrisiaire Vital, à la vestararisse Théodora, à bien d'autres.

Sa lettre à Théodora, comme aussi une lettre de Ravenne découverte il y a peu d'années 1, permettent de mesurer le crédit, ou, pour mieux dire, le pouvoir du vestiaire et de sa femme. Ils faisaient cause commune

avec le pape, distribuaient ses faveurs, agissaient en maîtres réels de l'état romain. L'entente allait plus loin. Serge III fut l'amant de Marozie; il en eut même un fils, lequel monta plus tard sur le siège pontifical, Jean XI. Cette paternité était assez connue pour que, non seulement les chroniqueurs, comme Liutprand, mais les catalogues à moitié officiels par lesquels se continuait le Liber pontificalis, l'aient enregistré sans hésitation. Ceci donne une idée de ce que pouvaient être alors les tolérances de l'opinion.

Haineux, féroce, polisson, tel était le détenteur de l'autorité pontificale. Il faut reconnaître qu'il sut durer; en

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tête des deux écrits. Outre les lettres et les pièces de vers mentionnées dans le texte (DüMMLER, p. 139-156, il faut encore citer l'Invectiva in Romam, rédigée sous Jean X, c'est-à-dire entre 914 et 928, le dernier des plaidoyers connus en faveur de Formose; celui-ci a été publié par BIANCHINI, Anast. bibl., t. IV, p. LXX.

1. Neues Archiv, t. IX, p. 517.

2. Serge avait été promu au sous-diaconat par le pape Marin (882-4); il avait donc dépassé la quarantaine au moment où il inaugura réellement son pontificat (904). Marozie, qui se maria pour la troisième fois en 932, ne peut guère être née avant 892. On voit quelle différence d'âge il y avait entre elle et Serge III.

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