Images de page
PDF
ePub

conduisit avec tact et mesure. Sa situation était compliquée et difficile; il n'était le représentant et le chef d'aucune opinion, d'aucun groupe capable de suffire seul à former et à soutenir le gouvernement; pour avoir la majorité dans les Chambres, il avait besoin de rallier autour de lui des partis et des hommes très-divers, des conservateurs, des libéraux et des doctrinaires, des membres de la coalition contre M. Molé et des adhérents à M. Molé, des défenseurs de la politique de résistance et des avocats de la politique de concession, le centre gauche, une partie du côté gauche et une partie du centre droit; il ne pouvait se former un cabinet et se faire une armée qu'en recrutant partout et en semant la désorganisation dans tous les anciens rangs. Il y procéda hardiment et avec une finesse pleine d'abandon. Il alla trouver d'abord le duc de Broglie, et lui offrit tout ce qu'il voudrait dans le ministère; puis le maréchal Soult, à qui il proposa de refaire, avec quelques éléments nouveaux, le cabinet qui venait de tomber. Par des raisons et dans des dispositions très-diverses, le duc de Broglie et le duc de Dalmatie se refusèrent à ses offres. M. Thiers pressa alors leurs amis et les miens de s'unir aux siens dans le cabinet futur, se disant même prêt à renoncer à la présidence du conseil si l'on pouvait trouver une combinaison plausible pour le suppléer. Il fut, avec le Roi, également coulant et sans exigence ni impatience : au dehors, la question d'Espagne était assoupie, et il acceptait en principe la politique jusque-là suivie dans la question d'Orient; au dedans, il ne demandait ni

grande innovation constitutionnelle, ni grands changements administratifs. Je présume qu'en faisant des avances si diverses, il prévoyait que plusieurs ne seraient pas agréées, et que, dans son âme, il se rendait bien compte des conséquences de son entrée au pouvoir et des voics nouvelles dans lesquelles il placeLait le gouvernement; il a trop d'esprit pour ne pas savoir ce qu'il fait et où il va; mais il ne témoignait point de longue préméditation, point de prétention pressée; il ne se proposait que de donner satisfaction aux intérêts et aux désirs nouveaux qui, depuis la chute du cabinet du 11 octobre 1832, avaient changé, disait-on, l'état des partis et des esprits. Il voulait entrer en transaction et même en alliance avec cette opposition du côté gauche qu'il avait naguère si vivement combattue; mais il promettait, et il se promettait sans doute à lui-même, de la contenir et de l'assouplir encore plus que de la satisfaire.

Je suivais de loin, avec une vive préoccupation, ce travail d'enfantement ministériel où ma cause politique et ma situation personnelle étaient également intéressées. Mes amis me tenaient au courant de toutes ses phases; mais leurs appréciations étaient aussi diverses que leurs dispositions. Dégagé de tout embarras dans le passé et de toute ambition dans l'avenir, le duc de Broglie regardait l'entrée de M. Thiers aux affaires, par conséquent la prépondérance du centre gauche et une certaine mesure d'alliance avec le côté gauche, comme inévitables, du moins pour quelque temps; il craignait

peu que M. Thiers se livrât tout à fait, ou qu'on ne pût pas, au besoin, l'arrêter sur cette pente, et il aida à la formation du cabinet en engageant quelques-uns de nos amis communs à y entrer, comme le leur offrait M. Thiers, pour en modifier le caractère et la direction. M. Duchâtel s'inquiétait davantage de ce premier pas hors de la politique que nous avions soutenue et vers celle que nous avions combattue; dans sa prévoyance, ce seraient les situations, bien plus que les intentions, qui détermineraient en définitive les conduites, et il se préparait, de concert avec le gros du parti conservateur, à résister à l'alliance que le nouveau cabinet négociait avec l'ancienne opposition. M. Villemain et M. Dumon partageaient le sentiment de M. Duchâtel. M. de Rémusat au contraire était prêt à s'associer à M. Thiers, se flattant de maintenir et de rajeunir à la fois, dans cette association, la politique que, depuis 1830, il avait courageusement servie, mais qu'il trouvait un peu vieillie et languissante: «Je ne me dissimule, m'écrivait-il, aucune objection, aucun danger, aucune chance de revers, et, ce qui est plus dur, de chagrin; j'en aurai de cruels; mais je me sens un fonds inexploité d'ambition, d'activité, de ressources, que cette occasion périlleuse m'excite à mettre enfin en valeur, et il y a en moi un je ne sais quoi d'aventureux, bien profondément caché, que ceci tente irrésistiblement. » M. Duvergier de Hauranne, champion passionné, et aussi désintéressé que passionné, de la coalition, et son beau-frère le comte Jaubert, qui s'était fait un juste renom par ses hardies et

piquantes agressions ou résistances à la tribune, étaient dans les mêmes dispositions que M. de Rémusat. De toutes les fractions de la Chambre des députés, mes amis particuliers, les doctrinaires, étaient la plus divisée; et dans les lettres qu'ils m'écrivaient tous les jours, les uns m'engageaient à rester ambassadeur à Londres avec le nouveau cabinet qui le souhaitait vivement; les autres, avec plus de réserve, me laissaient entrevoir leur désir que je donnasse ma démission, et que je revinsse m'associer, dans la Chambre, à leur attitude de méfiance et bientôt probablement d'opposition.

Pour mon compte et dans le fond de ma pensée, je n'hésitai pas un moment. Si M. Thiers fût entré seul au pouvoir, appuyé sur le centre gauche et accepté par le côté gauche, j'aurais sur-le-champ quitté Londres pour aller reprendre à Paris ma place dans la défense de notre politique si évidemment abandonnée. Mais M. Thiers protestait contre l'idée d'un tel abandon; il avait offer au duc de Broglie des combinaisons qui en auraient absolument écarté la crainte; il pressait quelques-uns de mes amis de s'unir à lui, et ceux qui s'y montraient disposés me donnaient des assurances positives de leur résistance à une pente dont ils reconnaisaient le péril. J'écrivis, le 4 mars, à M. Duchâtel :

« Mon cher ami, j'ai attendu, pour vous écrire, que tout fût fini. Le Moniteur m'apportera ce matin le cabinet. Tout bien considéré, je crois devoir rester. Je le crois dans l'intérêt de notre cause et de notre parti, dans le mien propre.

T. V.

2

« Il est clair que le danger est la pente vers la gauche, c'est-à-dire vers la réforme électorale et la dissolution de la Chambre des députés au dedans, vers la guerre au dehors. Quant à la guerre, j'occupe ici la position décisive. C'est ici seulement que la politique qui pousserait ou qui se laisserait pousser à la guerre, ou à ce qui amènerait la guerre, pourrait chercher quelque point d'appui. Tant que cette position est à nous, nous sommes en mesure d'avertir et d'arrêter. L'Angleterre est, en fait de politique extérieure, un pays à la fois égoïste et téméraire. Il peut s'engager dans des mesures par lesquelles il ne serait pas du tout compromis lui-même, mais qui nous compromettraient fort, nous, sur le continent. Vous en avez vu un exemple dans la question d'intervention en Espagne. C'est ici qu'il faut et qu'on peut défendre la politique de la paix.

«Quant au dedans, voici ce que m'écrit Rémusat: «Le ministère est formé sur cette idée point de réforme électorale, point de dissolution. D'ailleurs il est évident qu'il aura, quant aux noms propres, surtout dans le premier mois, un air d'aller à gauche. Les apparences seront dans ce sens, et j'avoue que cela est grave. Mais je réponds de la réalité sur tous les points essentiels.»-Vous comprenez qu'en lui répondant je prends acte de ces mols:-Point de réforme électorale, point de dissolution;-à ces conditions seules, je puis rester. Il faut qu'en restant je sois une garantie pour la politique de conservation, et que ma retraite, si elle doit arriver un jour, soit un signal décisif.

« PrécédentContinuer »