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le croit, mylord, lui 'pondis-je, et il n'est pas nécessaire de l'en convaincre; mais elle ne se forme pas, nous ne nous formons pas la même idée que vous de l'état des faits en Orient et des moyens d'y atteindre notre but commun. Là est notre dissidence, et nous donnerions beaucoup pour qu'elle cessât, car, au fond, je ne me lasserai pas de le répéter, il n'y a de diversité entre nous, en Orient, que pour des intérêts secondaires; le grand, le véritable intérêt est le même, comme vous le dites, pour vous et pour nous. >>

Arrivé à ce point, loin de rien faire pour soutenir la discussion, je la laissai languir et tomber. De la part de lord Palmerston, elle avait été molle et incertaine ; tout en persistant dans sa politique, il se sentait dans une situation un peu embarrassée et avec une conviction un peu troublée. Il ne voulait ni adhérer aux idées que j'exprimais, ni les écarter absolument. Il me savait gré de la confiance amicale de mon langage, peut-être même de la netteté de mes déclarations, et sans me rien céder, il hésitait à m'opposer des déclarations également nettes. Je n'eus garde de le jeter dans la polémique, et je sortis le laissant, je crois, assez préoccupé de notre entretien. Il ne m'avait rien dit qui m'autorisât à penser que ses intentions fussent changées ou près de changer; mais depuis que nous discutions ensemble cette grande affaire, c'était la première fois que la possibilité d'un arrangement qui donnât à Méhémet-Ali l'hérédité de la Syrie comme de l'Égypte en ne rendant à la Porte que l'île de Candie, le district

d'Adana et les villes saintes, s'était présentée à lui sans révolter son amour-propre et sans qu'il la repoussât péremptoirement.

Je rendis compte immédiatement à M. Thiers de cet entretien; mais tout en lui faisant entrevoir des chances plus favorables, je les trouvais moi-même si incertaines que je m'empressai d'ajouter : « Je prie Votre Excellence de ne pas donner à mes paroles plus de portée qu'elles n'en ont dans mon propre esprit. Je la tiens exactement au courant de toutes les oscillations, bonnes ou mauvaises, d'une situation difficile, complexe, où le péril est toujours imminent, et dans laquelle, jusqu'à ce jour, nous avons plutôt réussi à ébranler nos adversaires sur leur terrain qu'à les attirer sur le nôtre. »

Le 7 avril au soir, je trouvai, en rentrant chez moi, une note du plénipotentiaire turc, Nouri-Efendi, datée du même jour et qui demandait la reprise de la négociation. Nouri-Efendi était ambassadeur ordinaire de la Porte à Paris et venait à Londres en mission spéciale et temporaire. «S'il est chargé de résoudre la question, me disait M. Thiers en m'annonçant son départ, nous avons le temps de la réflexion, et nous ne serons pas devancés par un résultat inattendu et précipité. Je dois vous avertir qu'il m'a dit, à moi, qu'il n'avait ni pouvoirs ni instructions. Il a insisté pour avoir, auprès de vous, des recommandations très-vives; il voulait, disaitil, se diriger par vos conseils. J'ai accueilli tout cela avec une politesse démonstrative, mais sans y compter beaucoup. Cependant Nouri-Efendi, étant destiné à

retourner à Paris, veut bien vivre avec vous. Il est possible qu'il veuille notre faveur plutôt que celle de l'Angleterre. Vous pouvez donc tirer quelque parti de cette circonstance. » La note de Nouri-Efendi ne répondait guère à cette attente: évidemment rédigée par un Européen et probablement concertée, plus ou moins directement, avec lord Palmerston, elle avait pour principal objet de représenter la France comme étroitement liée aux quatre autres puissances, et l'hérédité de l'Égypte comme la seule concession que la Porte voulût faire à Méhémet-Ali. Nouri-Efendi se déclarait <«muni de l'autorisation nécessaire pour conclure et signer, avec MM. les représentants des cinq cours, une convention, laquelle aurait pour but d'aider le sultan à faire exécuter cet arrangement; » et c'était à la note du 27 juillet 1839 que le plénipotentiaire turc rattachait sa demande, comme à la source et à la règle de toute la négociation 1.

Je répondis sur-le-champ à Nouri-Efendi par un simple accusé de réception et en lui disant que je m'empressais de porter sa note à la connaissance de mon gouvernement. Deux jours après, j'étais allé voir lord Palmerston pour d'autres affaires: «Eh bien, me dit-il comme je sortais, nous avons tous reçu une note de Nouri-Efendi.-Oui, mylord, je l'ai transmise sur-lechamp à mon gouvernement. -Elle m'a paru assez bien rédigée; en tous cas, c'est un point de départ. »

1 Pièces historiques, No II.

Je ne répondis rien. Le surlendemain, 12 avril, j'appris à Holland-House que les quatre plénipotentiaires d'Angleterre, d'Autriche, de Prusse et de Russie, avaient, non pas officiellement, mais de fait, concerté leurs réponses, qu'elles étaient à peu près identiques, qu'elles ne se bornaient point à un accusé de réception pur et simple, et qu'ils regrettaient que la mienne ne fût pas semblable à la leur, et qu'elle fût partie auparavant. Je reçus, le lendemain matin, ce billet de lord Palmerston : « Mon cher ambassadeur, voici copie de la réponse que j'ai donnée à la note de Nouri-Efendi. N'est-ce pas que vous répondrez à peu près dans le même sens?» La réponse anglaise ne limitait pas expressément à l'hérédité de l'Égypte, comme le faisait la note turque, les concessions de la Porte à Méhémet-Ali; mais elle se rattachait également aux engagements primitifs et communs des cinq puissances, déclarant que « le gouvernement britannique était prêt à concerter, avec Nouri-Efendi, et d'accord avec les représentants d'Autriche, de France, de Prusse et de Russie, les meilleurs moyens de réaliser les intentions amicales que ces plénipotentiaires des cinq puissances avaient manifestées, au nom de leurs cours respectives, à l'égard de la Porte, par la note collective du 27 juillet 1839. »

J'avais, par ma réserve, bien pressenti les intentions et ménagé la situation du gouvernement du Roi. M. Thiers, en me répondant, jugea sévèrement la note de Nouri-Efendi. Sa première impression fut de ne pas prendre au sérieux un document dans lequel, sans

tenir aucun compte des incidents survenus dans la négociation depuis le 27 juillet 1839, on se bornait à reproduire purement et simplement une argumentation si souvent et si victorieusement repoussée : « Comme il serait superflu, me dit-il, de prolonger indéfiniment un pareil débat, nous ne répondrons pas à la note dont il s'agit. » Il reconnut bientôt que le complet silence amènerait une rupture inopportune, et n'était pas nécessaire pour assurer l'indépendance de notre politique; et je fus autorisé à répondre, le 28 avril, à Nouri-Efendi par une note qui, sans aucun rappel de la note du 27 juillet 1839, sans aucun engagement collectif, se bornait à déclarer que « conformément aux instructions que j'avais reçues du gouvernement du Roi, j'étais prêt à rechercher, avec les représentants des cours d'Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie, les meilleurs moyens d'amener en Orient un arrangement qui mît un terme à un état de choses aussi contraire au vou commun des cinq puissances qu'aux intérêts de la Porte ottomane. >>

Ni la demande ni les réponses ne faisaient faire encore à la négociation aucun progrès; mais le mouvement y était rentré. Dès qu'on avait su Nouri-Efendi arrivé à Londres, et avant la remise de sa note, le baron de Bülow était venu me voir: «Tout ce que nous désirons, m'avait-il dit, c'est que la France ne se sépare pas des autres puissances dans cette affaire; c'est presque la seule instruction que j'aie reçue de mon roi. N'y aurait-il pas quelque moyen terme qui mît à couvert,

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