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cédent, car Condé est dans les armées du roi pour assiéger Paris et n'avait pas encore passé aux ennemis de la couronne. La ville est assiégée par les troupes royales et il s'agit de la ravitailler. On va voir comment cette opération est souvent entravée par des mécomptes inattendus. Mais les paysans sont d'accord avec les Parisiens et c'est cette entente qu'il convient surtout de noter.

Quelque temps après on fit le blocus de Paris. M. le prince de Condé avait commandé à quelques-uns de ses gardes de se poster à Alfort, proche le pont de Charenton, pour empêcher les paysans d'y mener des vivres. Ces messieurs rencontrèrent un marchand de pourceaux qui en avait grand nombre, et encore quantité de veaux que d'autres gens menaient dans des charettes. Ils poussèrent tout cela devant eux, avec dessein de les conduire à Lagny, où était le marquis de Persan, qui y commandait pour le roi. Il fallait passer par Sussy, lieu de ma demeure. Aussitôt que nos paysans les aperçurent de loin, ils sonnèrent le tocsin et se mirent tous sous les armes, à dessein de leur ôter leur butin et de courir sur eux; ce qu'ils firent, le prévôt du lieu à leur tête. Je me tourmentais extraordinairement pour les en empêcher, car je ne doutais pas qu'ils allaient faire une sottise. Je dis à un de leurs capitaines, qui était un peu plus raisonnable que les autres, qu'il eût à bien faire connaître à ses camarades qu'il ne fallait point arrêter les gens du roi; qu'au contraire l'on devait leur donner aide et secours, s'ils en avaient besoin, et qu'assurément ceux que l'on voyait approcher avec le butin n'agissaient pas sans ordre. Il me quitta et doubla le pas pour leur aller dire ce que je lui avais représenté. La plupart répondirent : « Madame de La Guette est mazarine. Il ne faut pas la croire » (c'était le nom que l'on donnait en ce temps-là à ceux qui étaient affectionnés au service du roi). Néanmoins ce prévôt y songea plus d'une fois et leur dit : « Messieurs, il faut les laisser passer aussitôt qu'ils nous auront approchés et que nous

aurons vu leur ordre. » Ils le montrèrent d'abord, et on les régala de quelques bouteilles de vin à l'entrée de la porte du lieu, en dehors. Pendant tout ce tempslà, un de ces marchands avait couru à Paris, chez M. le duc d'Elbœuf, pour demander secours contre les gens qui avaient enlevé leur marchandise et pour la ravoir s'il y avait moyen. On commanda soixante ou quatrevingts maîtres pour courir après. Ils arrivèrent justement dans le temps que ces gardes se rafraîchissaient. Aussitôt que les paysans aperçurent les parlementaires proche d'eux (c'est ainsi qu'on appelait les ennemis du roi), ils rentrèrent au plus vite dans l'enceinte de leurs murailles et laissèrent ces pauvres gardes, qui n'étaient que sept, à la merci de ces genslà. On en vint au Qui-vive? de part et d'autre; les gardes parlèrent les premiers et dirent: Vive le roi ! Les autres dirent: Vive le parlement! et tout d'un temps nos misérables paysans s'avisèrent de crier aussi: Vive le parlement! Il fallait être fou pour en venir là. Les parlementaires tirèrent force coups de pistolet sans faire mal à personne, n'étant pas des plus adroits ni des plus aguerris. Les gardes prient qu'on ouvre le guichet de la porte pour leur sauver la vie. Il fut ouvert, et quatre rentrèrent; les trois autres s'étant démêlés adroitement, ils échappèrent à soixante ou quatre-vingts cavaliers. Aussitôt que les quatre malheureux furent entrés, ces rustiques se jetèrent sur eux et leur donnèrent cent coups. Ils mirent pistolet, hallebarde et serpe en œuvre avec une telle cruauté qu'ils les mirent tout en sang. Deux se sauvèrent chez ma nourrice; et y étant courue au plus vite pour y mettre ordre, car infailliblement ils les auraient achevés, je les réprimandai fort aigrement et leur fis reconnaitre la faute qu'ils venaient de faire, que je croyais que M. le Prince ne leur pardonnerait jamais; qu'il n'y avait pas de temps à perdre et qu'il fallait aller trouver M. d'Angoulême pour le supplier très humblement d'intercéder pour eux près de Son Altesse.

Ils m'écoutèrent attentivement et se retirèrent chacun chez soi en me faisant de grandes révérences et me remerciant du bon avis que je leur donnais. J'entrai chez ma nourrice pour secourir ces pauvres cavaliers, qui s'étaient mis dessous son lit, et j'envoyai chercher le chirurgien pendant qu'on les retirait par les pieds. On eut de la peine à les avoir, car ils n'avaient plus de forces, par la quantité de sang qu'ils avaient perdu : l'un avait un bras cassé d'un coup de pistolet, et l'autre un coup de hallebarde dans la cuisse, avec de bons coups de bâtons par-dessus le marché. Je les laissai entre les mains du chirurgien, à qui je les recommandai, pour promptement secourir un autre que cinq ou six mutins voulaient achever de tuer, quoique le pauvre garçon se fût réfugié dans une maison. Aussitôt que ces misérables paysans m'aperçurent, ils crièrent : « Voilà encore madame de La Guette; notre coup est manqué. » J'entre brusquement et leur dis cent choses en colère ; ils se retirèrent tous. Je trouvai ce pauvre cavalier en un plus pitoyable état que les autres. Il avait un coup de pistolet audessous d'un des tétins et un grand coup d'estramaçon 1 sur la tête, qui pénétrait jusqu'à l'os. Il était en sang de tous côtés. Quand il me vit, il s'écria : « Madame, si monsieur votre mari avait été ici, je ne serais pas traité de la sorte. Je vous en réponds, lui dis-je ; les paysans n'auraient pas fait la faute qu'ils viennent de faire. D'où connaissez-vous mon mari? Je le connais, Madame, pour avoir été un de ses cavaliers. Je me nomme La Ferté; et si vous n'avez compassion de moi, je suis un homme perdu ; ces misérables ont comploté de me venir tuer cette nuit. — Ne craignez rien, lui dis-je; je vous tiens sous ma protection; ils n'oseraient seulement y songer; il suffit qu'ils sachent que je vous ai vu. Cependant il faut visiter vos plaies, aussitôt que le chirurgien aura fait avec vos cama

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1 Coup donné du tranchant d'une épée.

rades; et je vous quitterai point que je ne sache l'état où vous êtes. »

Mme DE LA GUETTE.

Mémoires, éd. Moreau. Bibliothèque elzévirienne, p. 63.

TOURS DE GUERRE

L'argent est le nerf de la guerre de la guerre civile comme de l'autre. Et pour s'en procurer on use des mêmes moyens d'une et d'autre part. Ces moyens paraissent seulement beaucoup plus coupables quand ils s'exercent sur des compatriotes que sur des étrangers. Gourville n'avait pas assez de scrupules pour s'embarrasser de cette distinction et le mauvais tour qu'il rapporte, sans repentir d'ailleurs, lui sembla, quand il le fit, un tour de bonne guerre. D'autant que l'usage auquel il le destinait n'était pas plus avouable que la manière dont il se l'était procuré. Il s'agissait tout simplement d'enlever le Coadjuteur et de le mettre hors d'état de nuire à Condé qui le détestait chaque jour davantage.

M. le Prince, m'ayant donné trois cents pistoles et deux chevaux, me dit qu'il ne doutait pas que je ne vinsse bien à bout du reste. Mais, en chemin faisant, trouvant qu'il me fallait au moins prendre quinze ou seize hommes pour les faire venir à Paris, tant à pied qu'à cheval, je considérai la médiocrité de mes finances. Je ne laissai pas de marcher avec confiance, espérant que la fortune m'assisterait comme elle avait fait en plusieurs autres occasions où je voyais peu d'espérance de faire réussir mes desseins. Étant arrivé en Angoumois, je fis quelques tours aux environs de la Rochefoucauld, où j'avais des parents, et m'assurai d'en faire venir quelques-uns à Paris et d'y joindre de leurs amis avec d'autres qui étaient encore de ma connaissance. Je m'assurai aussi de trois jeunes hommes qui avaient été laquais dans la maison de la

Rochefoucauld et qui savaient bien les rues de Paris. Et m'étant rendu à la Rochefoucauld, le sieur Mathière, frère de M. Tabouret, qui levait la taille de ces côtéslà, y étant venu, me vint voir; et, lui ayant demandé des nouvelles de la recette et quand il portait son argent à Angoulême, il me dit que, lorsqu'il y avait sept ou huit mille livres, qu'il y faisait un tour. Je considérai que la fortune me présentait cette occasion pour favoriser mes desseins par le secours que je pourrais trouver, en prenant bien mes mesures; et l'ayant fait questionner sur l'argent qu'il pouvait avoir, j'appris que cela pouvait aller à plus de quatre mille livres, sans compter quatre ou cinq cents livres qu'il avait reçues à la Rochefoucauld. Je me proposai de profiter de l'occasion que ma bonne fortune me présentait, et, laissant passer quelques jours qu'il eut augmenté sa recette, je fis observer sa marche. Ayant appris qu'il était dans une bourgade et qu'il avait envoyé dans les villages des environs pour faire venir en ce lieu-là les collecteurs du voisinage y apporter leur argent, je pris quatre hommes qui avaient leurs chevaux, de ceux dont je m'étais déjà assuré, et deux à pied avec chacun un fusil, et m'en allai au lieu où il était. Et n'ayant pas eu de peine, en y arrivant, d'apprendre le cabaret où il faisait sa recette, je mis pied à terre avec deux des cavaliers; j'entrai dans sa chambre le pistolet à la main, et lui demandai : « Qui vive?» M'ayant répondu : « Vivent les Princes! » je lui dis : « Vive le Roi! » Il s'écria : « Hé! Monsieur, vous savez bien que c'est pour lui que j'amasse de l'argent. » Lors, je lui dis : « J'ai besoin, M. Mathière, de celui que vous avez pour le service de Messieurs les Princes. >> Et m'approchant d'une table où il comptait de l'argent qu'un collecteur lui avait apporté, je me saisis d'une grosse bourse qui était dessus, où il y en avait trois ou quatre autres attachées pour mettre les différentes

1 Ceux qui percevaient les tailles dans chaque paroisse.

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