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certaine condition de dot. Il n'a pas plutôt articulé cette dernière proposition qu'il la trouve ridicule, indigne d'un fils de famille; il l'a articulée pourtant, et Saint-Vincens est libre d'agir et de risquer l'ouverture, s'il le veut et s'il l'ose. M. Émile Chasles est-il allé trop loin, comme on l'a dit, en rapprochant ici Vauvenargues et Figaro dans ce fameux engagement où le barbier emprunteur avait donné à Marceline promesse de mariage et hypothèque sur sa personne? Malgré la disparate des noms, il faut avouer que le rapprochement est inévitable, et l'on se rappelle encore forcément ce merveilleux chapitre lyrique de Panurge à la louange des debteurs et emprunteurs. M. Gilbert, faisant à merveille son devoir d'avocat et d'ami de Vauvenargues, observe d'ailleurs avec justesse qu'on ne doit pas prendre trop au sérieux une idée en l'air, et dont Vauvenargues avait été le premier à faire bon marché et à rire. La seule conclusion que je veuille tirer, c'est que nous avons désormais en Vauvenargues un sujet plus compliqué qu'on ne l'imaginait, un sujet plus mélangé et plus humain, et moins pareil (au moral) à une belle statue d'éphèbe. Cela ne saurait déplaire à ceux qui s'ennuyaient déjà de l'entendre toujours louer comme Aristide. Aristide lui-même, si on lit sa vie dans Plutarque, n'est pas si simple et si pur qu'on se le figure de loin. Cela revient à dire que les hommes sont des hommes, et que les meilleurs sont les moins imparfaits chez ceux-ci les hautes parties se maintiennent supérieures et subsistent; mais les accidents de tous les jours les déconcertent plus d'une fois et les font ondoyer, comme dirait Montaigne.

La Correspondance avec Saint-Vincens finit pourtant sur des impressions plus satisfaisantes et plus

conformes à l'idée première et dernière qu'on doit prendre de Vauvenargues. Cette Correspondance a le tort de languir un peu par la faute de Saint-Vincens qui était, ce semble, paresseux à écrire; mais les sentiments que Vauvenargues et lui s'étaient voués, subsistent des deux côtés sans altération. Lorsque Vauvenargues, après avoir quitté le service, se décide, faute de mieux, à se faire imprimer et à devenir auteur (tout en gardant encore l'anonyme), il écrit à Saint-Vincens (décembre 1745):

« Je vous enverrai mon ouvrage dès que je trouverai une occasion. Je ne doute pas que beaucoup de gens ne me condamnent de l'avoir donné au public; on ne pardonne guère dans le monde cette espèce de présomption, mais j'espère de supporter avec patience le tort qu'elle pourra me faire, si on me devine. C'est à des hommes plus heureux que moi qu'il appartient de craindre le ridicule; pour moi, je suis accoutumé, depuis longtemps, à des maux beaucoup plus sensibles. >>

Vauvenargues ne saurait mieux marquer par quelle extrémité de fortune et, pour ainsi dire, par quelle contrainte du sort il est arrivé comme malgré lui à livrer au public les productions de sa plume, à se faire homme de Lettres; et quand Saint-Vincens, qui n'a pas lu encore l'ouvrage et qui en a entendu dire du bien, lui en renvoie par avance de flatteuses louanges, voyez de quel air il les accueille; il en est presque humilié :

« Je suis bien touché de la part que vous voulez prendre aux suffrages que mon livre a obtenus; mais vous estimez trop ce petit succès. Il s'en faut de beaucoup, mon cher ami, que la gloire soit attachée à si peu de chose; vous vous moquez de moi quand vous me parlez là-dessus, comme vous faites. Un homme qui a un peu d'ambition, serait bien vain, s'il croyait avoir mérité de telles louanges pour avoir fait un petit livre; ce qui me touche, mon cher Saint-Vincens, c'est qu'elles viennent de votre amitié. C'est cette amitié qui m'honore, et qui me fait aimer moi-même la vertu,

afin de vous plaire toujours, et de vous faire estimer, si je puis, les sentiments que je vous ai voués jusqu'au tombeau. >>

On sent dans cette lettre qu'il aurait pu, ce jour-là même, tracer le caractère de Sénèque ou l'Orateur chagrin, l'Orateur de la vertu, qui commence en ces termes :

<< Celui qui n'est connu que par les Lettres, n'est pas infatué de sa réputation, s'il est vraiment ambitieux; bien loin de vouloir faire entrer les jeunes gens dans sa propre carrière, il leur montre lui-même une route plus noble, s'ils osent la suivre :

« mes amis, leur dit-il, pendant que des hommes médiocres exécutent de grandes choses, ou par un instinct particulier, ou par la faveur des occasions, voulez-vous vous réduire à les écrire?... >>

Vauvenargues, sous ce masque de Sénèque, ne regarde la littérature que comme un pis-aller: contemporain de Voltaire et déjà son ami, il estime pourtant qu'elle ne compte point assez parmi les hommes pour être le but enviable des efforts sérieux de toute une vie.

Aujourd'hui que l'homme de Lettres est tant célé bré par la raison peut-être qu'il se célèbre lui-même, qu'on ne s'étonne pas trop de cette répugnance de Vauvenargues pour le métier d'homme de Lettres, et de ce qu'il n'y arrive que si fort à contre-cœur et à son corps défendant. Pour certaines natures sensibles et fières, la condition d'homme de Lettres a cela de triste qu'elle est la seule chance d'être exposé à de certaines railleries publiques, à de certaines insultes contre lesquelles tout citoyen, autrement, est garanti et se sait inviolable. L'homme de Lettres généreux est exposé à la calomnie du lâche. Qu'on ne vienne point parler de gloire; l'attrait propre à la carrière littéraire en demeure flétri.

Vauvenargues le sentait et dut passer outre. Homme d'action et homme d'épée, même quand il était déjà

condamné à garder la chambre, et que ses souffrances l'allaient clouer sur le lit d'où il ne se relèvera pas, il a des réveils, et comme des remords. Ce Vauvenargues plus intime et plus essentiel que l'autre éclate dans une de ses dernières lettres à Saint-Vincens, lorsque, apprenant l'invasion de la Provence par les Autrichiens et les Piémontais dans l'automne de 1746, il s'écrie:

« J'ai besoin de votre amitié, mon cher Saint-Vincens : toute la Provence est armée, et je suis ici bien tranquillement au coin de mon feu; le mauvais état de mes yeux et de ma santé ne me justifie point assez, et je devrais être où sont tous les gentilshommes de la province. Mandez-moi donc, je vous prie, incessamment, s'il reste encore de l'emploi dans nos troupes nouvellement levées, et si je serais sûr d'être employé, en me rendant en Provence. Si je m'étais trouvé à Aix, lorsque le Parlement a fait son régiment, j'aurais peut-être eu la témérité de le demander. Je sais combien il y a de gentilshommes en Provence, qui, par leur naissance et par leur mérite, sont beaucoup plus dignes que moi d'obtenir cet honneur; mais vous, mon cher Saint-Vincens, Monclar, le marquis de Vence, m'auriez peut-être aidé de votre recommandation, et cela m'aurait tenu lieu de toutes les qualités qui me manquent. Je ne vous dis pas à quel point j'aurais été flatté d'être compté parmi ceux qui serviront la province dans ces circonstances; je crois que vous ne doutez pas de mes sentiments. Je vous remets, mon cher ami, la disposition de tout ce qui me regarde: offrez mes services, pour quelque emploi que ce soit, si vous le jugez convenable, et n'attendez point ma réponse pour agir; je me tiendrai heureux et honoré de tout ce que vous ferez pour moi et en mon nom. Je n'ai pas besoin de vous en dire davantage; vous connaissez ma tendre amitié pour vous, et je crois pouvoir toujours compter sur la vôtre. »

M. Gilbert a remarqué toutes ces choses dans sa complète et curieuse édition; je ne fais que les répéter après lui et les étaler. Toutefois s'il s'était borné à publier cette Correspondance avec SaintVincens, il n'eût peut-être pas en définitive rendu service à son auteur favori, que dis-je? à un auteur chéri de nous tous. Cette Correspondance, malgré

les parties affectueuses et tendres, malgré la sincérité touchante en bien des endroits, a besoin d'être lue par des amis pour être intréprétée sans défaveur et tout à l'avantage de l'homme. Elle est trop fragmentaire pour être vraie; elle montre à nu une faiblesse, une plaie, et se ferme là-dessus; elle ment en partie par cela même qu'elle ne dit pas tout, et qu'en même temps elle dit à tous et qu'elle livre une confidence qui n'était destinée qu'à un seul. Avec l'esprit de commentaire qui règne aujourd'hui dans la critique et qui tire de l'inédit souvent bien plus qu'il ne contient, prise isolément, elle mènerait à faire trop insister sur un accident malheureux qui n'était pas un vice, et à faire exagérer un Vauvenargues endetté et sans ressemblance. Le Vauvenargues ferme et digne, tel qu'il se présentait à ses autres amis, même au milieu de ses plus affreuses gênes et de ses souffrances de tout genre, le Vauvenargues héros et stoïcien comme l'appelle Voltaire, celui que nous avaient légué la tradition et l'amitié enthousiaste, ne paraît point ici. On ne le devinerait pas non plus tel qu'il était dans sa familiarité avec d'autres mâles esprits de son âge, ouvert, étendu, persuasif, Mentor indulgent et intelligent, raisonneur aimable, «< cherchant moins à dire des choses nouvelles qu'à concilier celles qui ont été dites. » Il fallait pour nous le produire, dès vingt-deux ans, sous ces aspects non moins vrais et plus généralement respectables, sa Correspondance avec le marquis de Mirabeau, fort belle des deux parts, et tout à fait digne de leurs noms. J'en parlerai prochainement.

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