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l'impôt moyennant des Assemblées provinciales, de grands Conseils généraux répartiteurs des charges, c'est ce que Mirabeau aurait voulu et ce qui aurait renouvelé en effet l'ancienne monarchie ainsi reprise en sous-œuvre. Si Louis XV ou Louis XVI avait pu réaliser une partie de ces réformes indiquées par des citoyens amis du trône, ce trône aurait eu chance de durer. Tous les écrits de Mirabeau père, à les considérer par cet aspect, n'allaient à rien moins qu'à rendre son fils inutile. C'est parce que Mirabeau père (en ce qu'il avait de commun dans ses vœux patriotiques avec les Vauban, les d'Argenson, les Turgot) n'a pas réussi, que Mirabeau fils parut un jour, avec sa crinière de lio. et sa voix de tonnerre, et monta le premier à l'assaut.

Quoi qu'il en soit de ces aperçus toujours sujets à conjectures et qui demanderaient bien des développements, tel était, dans le plus beau de son rôle et dans l'ensemble de sa physionomie, l'homme qui, à vingt-deux ans, se mit à causer de toutes choses par lettres avec Vauvenargues; et ici nous n'avons plus qu'à les laisser parler l'un et l'autre. Ce sont deux jeunes militaires, ne l'oublions pas; ils parlent de tout, même de femmes. Mirabeau en est trèspréoccupé, il en fait bravade, et c'est encore là un des traits de sa nature. Dès sa première lettre à Vauvenargues, il en insère une qu'il vient de recevoir d'une ancienne maîtresse avec laquelle il a rompu ct qui, en apprenant la mort de son pare, le marquis Jean-Antoine, lui a écrit cette charmante et spirituelle épître de condoléance :

« Je n'ose vous appeler, Monsieur, de ces noms tendres qui nous scrvaient autrefois; ils ne sont plus faits pour moi; j'ai fait pour les perdre tout ce que je voudrais faire à présent pour les ravoir.

J'aurais tort de ne pas connaître votre caractère et qu'il n'y a plus de retour avec vous. Vous me l'avez dit assez souvent; je n'y ai pas pensé quand il le fallait; j'ai laissé prendre à mes étourderies la couleur des crimes; n'en parlons plus. Vous n'étiez plus pour moi qu'un songe agréable, lorsque le bruit du malheur qui vous est arrivé m'a attendrie; les larmes auxquelles je n'ai voulu faire nulle attention, quand vous m'avez voulu persuader que je les causais, m'ont frappée, sans savoir même si vous en avez versé, dans une occasion dont on se console quelquefois plus aisément que de la perte d'une maîtresse. Que vous dirai-je? j'ai cru qu'un compliment de ma part, sur un sujet pour lequel tout le monde vous en fait, ne pourrait vous choquer. Je l'ai fait, et le voilà. Adieu, Monsieur. Oserai-je vous demander un peu d'amitié? »

Mirabeau croit faire merveilles que d'écrire au bas de cette lettre, pour que Vauvenargues la montre aux amis, la réponse qu'il y a faite et qui consiste en ces seuls mots :

« Mademoiselle,

J'ai l'honneur d'être avec un très-profond respect,

« Mademoiselle,

a Votre très-humble et très-obéissant serviteur. »

Si la réponse était non pas de Mirabeau, mais de tout autre, on dirait qu'elle était bien du genre alors à la mode, genre-Maurepas, genre-Cléon, genreméchant, auquel Gresset bientôt attachera l'étiquette; mais avec le marquis de Mirabeau, l'humeur du personnage suffit pour expliquer le trait, sans invoquer le bon air.

Cette réponse montrée par Vauvenargues au duc de Durfort et à d'autres officiers, à un dîner d'auberge à Besançon, paraît bonne et dans le caractère de celui qui l'écrit: « Mais nous plaignîmes, ajoute Vauvenargues, une pauvre fille, qui a de l'esprit et qui vous aime. »

Sur ce chapitre essentiel et délicat, la différence

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des deux natures se prononce. Du sein même de ses études, de ses méditations économiques, dans un séjour au château de ses pères, où il s'est retiré pour une saison, Mirabeau confesse le vice qui est celui de tout son temps et qui lui gâtera sa vie, d'ailleurs intègre : « La volupté, mon cher ami, est devenue le bourreau de mon imagination, et je payerai bien cher mes folies et le dérangement de mœurs qui m'est devenu une seconde nature; hors de là, je suis maintenant comme un poisson dans l'eau. » A côté de cet aveu que justifieront trop les futurs scandales et les éclats de sa vie domestique, mettez la sagesse et la sobriété de Vauvenargues, à qui son peu de santé interdirait sans doute les plaisirs, mais qui en est éloigné encore plus par la haute et pure idée qu'il se fait de l'amour, par le peu de goût qu'il a pour les femmes, « celles du moins qu'il connaît. »

<< Je hais le jeu comme la fièvre, et le commerce des femmes comme je n'ose pas dire; celles qui pourraient me toucher, ne voudraient seulement pas jeter un regard sur moi. » Vauvenargues avait toujours pris l'amour au sérieux : « Pour moi, je n'ai jamais été amoureux, que je ne crusse l'être pour toute ma vie; et, si je le redevenais, j'aurais encore la même persuasion. » C'est pour cela qu'il recommençait rarement.

Mirabeau, à l'origine, admire plus Vauvenargues qu'il ne le connaît, et il se le figure plus philosophe ou moins ambitieux qu'il ne l'est en réalité : il lui fait part de ses sentiments tumultueux en ces années où il hésite encore entre plusieurs carrières, et il pai aît envier de loin sa tranquillité d'âme, les jours où il ne la stimule pas :

« L'ambition, lui dit-il, me dévore, mais d'une façon singulière : ce n'est pas les honneurs que j'ambitionne, ni l'argent, ou les

bienfaits, mais un nom, et enfin d'être quelqu'un; pour cela, il faut être dans un poste. Cette espèce d'ambition m'a fait retourner de bien des côtés, et au point que, si dans la conjoncture présente, j'avais voulu un régiment dans un service étranger, je savais où le trouver. Mes amis et ma famille s'y sont opposés : on m'a représenté que j'avais trop de bien dans ce pays-ci pour prendre un pareil parti; j'ai cédé : il a donc fallu tâcher de se mettre ici à même d'aller son chemin ; je l'ai fait, et dans peu vous verrez si je vous trompe; je ne saurais vous en dire davantage à présent. Quant à la flexibilité, elle n'est nulle part moins que chez moi..... Adieu, mon cher Vauvenargues. Que l'on est heureux lorsqu'on est aussi philosophe que vous l'êtes! »

Ce projet mystérieux qu'il annonce et qui se déclare bientôt, c'est son mariage avec une des demoiselles de Nesle, l'une (je ne sais laquelle) de ce groupe riant de sœurs qui furent toutes à la dévotion de Louis XV. Ce mariage manqua. On ne se figure guère le vif et cassant Mirabeau encadré dans ce coin voluptueux de Versailles, si près du boudoir et de l'alcôve royale. Vauvenargues l'avait félicité de son mariage tant qu'il le crut fait; il le félicita plus franchement lorsqu'il le vit rompu :

« J'aime, lui disait-il, votre amour pour la liberté : elle est mon idole, et j'ai peine à concevoir que l'on soit heureux sans elle. Nous sommes jeunes, mon cher Mirabeau; et, quoique la vie soit courte, elle peut sembler bien longue, dans de certains engagements; aussi, je crois qu'on n'en doit prendre que par raison, et le plus tard qu'on peut. Vous serez peut-être à la portée, dans dix ans d'ici, de faire un meilleur mariage. Celui dont il est question avait des faces riantes; j'entrais dans vos espérances, je m'en faisais un sujet de joie; mais je les perds sans regret, et j'en conçois de plus grandes. »

Vauvenargues et Mirabeau se donnent des conseils. Mirabeau toujours préoccupé de l'idée que Vauvenargues n'est pas ambitieux, qu'il est philosophe par tempérament et par choix (il le juge trop sur la mine, et par le dehors), qu'il est porté à l'inac

tion et au rêve, le presse souvent et dans les termes d'une cordiale amitié de se proposer un plan de vie, un but, de ne plus vivre au jour la journée : « Nous avons besoin de nous joindre, mon cher, ami; vous appuieriez sur la raison, et je vous fournirais des idées. » Vauvenargues décline ce titre de philosophe auquel, dit-il, il n'a pas droit :

« Vous me faites trop d'honneur en cherchant à me soutenir par le nom de philosophe dont vous couvrez mes singularités; c'est un nom que je n'ai pas pris; on me l'a jeté à la tête, je ne le mérite point; je l'ai reçu sans en prendre les charges; le poids en est trop fort pour moi. Ce sont mes inclinations qui m'ont rendu philosophe ou qui m'en ont acquis le titre si ce titre les gênait, il leur deviendrait odieux; je ne m'en suis jamais caché, toute ma philosophie a sa source dans mon cœur... »

Mirabeau insiste et le secoue: il prétend lui montrer qu'avec ses talents, il serait impardonnable de se laisser aller à l'accablement, à la nonchalance. Vaugenargues fait bonne défense et, sans d'abord se découvrir, il accepte en partie le rôle qu'on lui fait, il l'explique et s'en excuse:

« Je ne veux pas vous faire entendre que je me suffise à moimême, et que toujours le présent remplisse le vide de mon cœur; j'éprouve aussi, souvent et vivement, cette inquiétude qui est la source des passions. J'aimerais la santé, la force, un enjouement naturel, les richesses, l'indépendance, et une société douce; mais comme tous ces biens sont loin de moi, et que les autres me touchent fort peu, tous mes désirs se concentrent, et forment une humeur sombre que j'essaye d'adoucir par toute sorte de moyens. Voilà où se bornent mes soucis... »

Mirabeau toujours expansif, abondant dans son propre sens, et d'ailleurs aussi cordial en ceci que clairvoyant, pousse sa thèse et, imbu des idées du jour, il prononce le grand mot, celui des Lettres dont l'avénement et le règne étaient prochains dans

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