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d'un talent d'expression singulièrement pur, et d'une sorte d'ingénuité élevée de langage, le meilleur des bons sujets et le modèle des fils de famille; ce premier Vauvenargues qui se dessine, en effet, dans quelques réflexions et maximes souvent citées de lui, ce premier Vauvenargues que chaque âme honnête porte en soi à l'origine avant le contact de l'expérience et la flétrissure des choses, était dépassé de beaucoup et se compliquait évidemment d'un autre en bien des points de ses ouvrages. On y sentait nonseulement l'observateur déjà éprouvé et mûr, mais une nature passionnée, avide d'action, par moments une manière d'ambitieux pour qui l'histoire s'offrait comme une suite de rôles qu'il eût aimé à transporter et à réaliser dans le présent. On en était là, et dans le dernier concours d'Éloquence à l'Académie trançaise, l'Éloge proposé de Vauvenargues avait procuit quatre ou cinq discours diversement remarquables, où tous les points de vue avaient été présentés et avaient trouvé de spirituels avocats et interprètes pour les faire valoir. De tous ces discours, le plus ingénieux et le plus neuf, le plus empreint d'un cachet de distinction, était celui de M. Gilbert, qui obtint le prix. L'auteur s'était particulièrement attaché à ressaisir et à démontrer sous la ligne idéale du premier Vauvenargues assez vaguement défini l'homme réel, ambitieux d'une carrière, soit militaire, soit politique, avide d'éloquence, d'action, d'une grande gloire supérieure encore dans sa pensée à celle des Lettres. Il avait rassemblé toutes les preuves à l'appui de cette heureuse définition qu'il avait donnée de Vauvenargues: une âme grande dans un petit destin. Il avait mis d'ailleurs dans tout son jour et en pleine lumière le côté tendre, affectueux,

de Vauvenargues, ce côté le plus connu, la beauté de sa nature morale, et avait parfaitement marqué le trait dominant de son caractère, la sérénité dans la douleur; et il concluait en disant que l'espèce de gloire réservée à Vauvenargues était celle qui peut sembler le plus désirable aux natures d'élite, l'amitié des bons esprits et des bons cœurs.

M. Gilbert n'a pas voulu s'en tenir à ce succès et à cette appréciation littéraire une fois couronnée et publiquement applaudie. Son goût pour Vauvenargues était devenu, en effet, une véritable amitié et du dévouement à sa mémoire. Il s'est donc mis à la recherche de tout ce qui pouvait compléter les Euvres et ajouter à l'idée de l'homme. Il en est résulté l'édition que nous annonçons en ce moment, et qui est un véritable enrichissement de la littérature française. Voilà un classique de plus, définitivement établi.

J'insisterai peu sur les mérites de détail de l'édition, le choix des meilleurs textes, des meilleures leçons (car, chez Vauvenargues, les mêmes pensées souvent sont reproduites plus d'une fois et dans des termes presque identiques); j'en viendrai d'abord à ce qui fait l'intérêt réel de la publication de M. Gilbert, à ce qui est un accroissement de notions sur Vauvenargues, à sa Correspondance inédite.

Elle se compose principalement de deux sources : la Correspondance avec Mirabeau, le père du grand tribun, et la Correspondance avec Saint-Vincens.

Cette dernière, provenant de la Bibliothèque du Louvre, où très-peu de personnes avaient eu l'idée de la consulter jusqu'ici, est la moins importante, ou pour parler, plus exactement, la moins agréable, et si on l'avait donnée seule et sans l'autre, on courait

risque de prendre Vauvenargues par un aspect qui aurait pu le diminuer, ou du moins qui ne le grandissait pas. Fauris de Saint-Vincens, ami de Vauvenargues et de trois ans plus jeune que lui, était fils d'un conseiller à la Cour des Comptes de Provence, et devint à son tour conseiller, puis président à mortier au Parlement de la même province; il ne mourut ! qu'en 1798 et était connu pour un érudit et un antiquaire des plus distingués, associé correspondant de l'ancienne Académie des Inscriptions et BellesLettres. Dans sa jeunesse, et à l'époque de sa liaison avec Vauvenargues, c'était un jeune homme studieux, aussi lettré que modeste, animé de sentiments déli– cats et tendres, religieux ou susceptible de revenir à la religion. Il fit une maladie grave et qui mit ses jours en danger en 1739; les lettres que lui adresse Vauvenargues à ce sujet sont les plus précieuses de cette Correspondance, en ce qu'elles jettent quelque lumière sur les vrais sentiments en matière de religion et les croyances de celui qui les écrivait. On a fort discuté sur le christianisme de Vauvenargues, et d'habiles gens en ont fait le sujet d'un examen particulier. On trouve, en effet, chez lui de belles pensées qui semblent n'avoir pu être conçues que par un chrétien, à côté d'autres pensées qui semblent ne pouvoir être que d'un philosophe. Dans une lettre à Saint-Vincens, après la maladie de ce dernier, et en réponse à un récit que le convalescent paraît lui avoir fait de ses dispositions et impressions en présence de la mort, on lit:

« Je ne suis point surpris de la sécurité avec laquelle tu as vu les approches de la mort; il est pourtant bien triste de mourir dans la fleur de la jeunesse ! mais la Religion, comme tu dis, fournit de grandes ressources; il est heureux, dans ces moments, d'en être

bien convaincu. La vie ne paraît qu'un instant auprès de l'Éternité, et la félicité humaine, un songe; et, s'il faut parler franchement, ce n'est pas seulement contre la mort qu'on peut tirer des forces de la Foi; elle nous est d'un grand secours dans toutes les misères humaines; il n'y a point de disgrâces qu'elle n'adoucisse, point de larmes qu'elle n'essuie, point de pertes qu'elle ne répare; elle con. sole du mépris, de la pauvreté, de l'infortune, du défaut de santé, qui est la plus rude affliction que puissent éprouver les hommes, et il n'en est aucun de si humilié, de si abandonné, qui, dans son désespoir et son abattement, ne trouve en elle de l'appui, des espérances, du courage: mais cette même Foi, qui est la consolation des misérables, est le supplice des heureux; c'est elle qui empoisonne leurs plaisirs, qui trouble leur félicité présente, qui leur donne des regrets sur le passé, et des craintes sur l'avenir; c'est elle, enfin, qui tyrannise leurs passions, et qui veut leur interdire les deux sources d'où la nature fait couler nos biens et nos maux, l'amourpropre et la volupté, c'est-à-dire tous les plaisirs des sens, et toutes les joies du cœur... >>

Vauvenargues avait vingt-quatre ans quand il écrivait ces lignes. Il s'y montre dans son impartialité. Il n'est pas ennemi, il n'est pas hostile, il balance les avantages, mais au fond il n'hésite pas et se prononce pour une philosophie naturelle. Dans ces lettres à Saint-Vincens où il s'abandonne tout à fait au courant de la pensée et au mouvement de la plume, il divague quelquefois et tombe même dans quelque confusion. Il s'en aperçoit et en convient. C'est une garantie de plus pour la parfaite sincérité. Il continue et prolonge cette conversation par lettres avec Saint-Vincens, sur les sentiments de différente sorte et les troubles qui agitent une âme à la vue des derniers moments :

« On ne saurait tracer d'image plus sensible que celle que tu fais d'un homme agonisant, qui a vécu dans les plaisirs, persuadé de leur innocence par la liberté, la durée, ou la douceur de leur usage, et qui est rappelé tout d'un coup aux préjugés de son éducation, et ramené à la Foi, par le sentiment de sa fin, par la terreur de l'avenir, par le danger de ne pas croire, par les pleurs qui cou

lent sur lui, et enfin par les impressions de tous ceux qui l'envi ronnent. Comme c'est le cœur qui doute dans la plupart des gens du monde, quand le cœur est converti, tout est fait; il les entraîne; l'esprit suit les mouvements, par coutume et par raison. Je n'ai jamais été contre; mais il y a des incrédules dont l'erreur est plus profonde: c'est leur esprit trop curieux qui a gâté leurs sentiments... >>

Je n'ai jamais été contre est, je crois, le mot le plus vrai pour Vauvenargues. C'est un neutre indulgent, et parfois sympathique; et quant à ces traités particuliers sur le libre Arbitre et sur d'autres sujets où il a paru imiter le style et suivre les sentiments de Pascal, il nous en donne la clef un peu plus loin dans cette lettre même (10 octobre 1739); car, après un assez long développement et qui vise à l'éloquence, sur les combats du remords et de la foi au lit d'un mourant, il ajoute :

« J'aurais pu dire tout cela dans quatre lignes, et peut-être plus clairement; mais j'aime quelquefois à joindre de grands mots, et à me perdre dans une période; cela me paraît plaisant. Je ne lis jamais de poëte, ni d'ouvrage d'éloquence, qui ne laisse quelques traces dans mon cerveau; elles se rouvrent dans les occasions, et je les couds à ma pensée sans le savoir ni le soupçonner; mais lorsqu'elles ont passé sur le papier, que ma tête est dégagée, et que tout est sous mes yeux, je ris de l'effet singulier que fait cette bigarrure, et malheur à qui ça tombe! Adieu, mon cher SaintVincens. >>

Vauvenargues s'exerce évidemment au style, à l'amplification; il n'avait pas fait ses classes, il répare cela en les faisant dans ses lettres à ses amis. Il risque la tirade, il la pousse et la place où il le peut. -O Nil, que l'on a bien fait pour ta plus grande gloire d'ignorer longtemps tes sources! Il ne faudrait pas voir de trop près les premiers tâtonnements des hommes distingués.

L'explication que M. Suard donnait de quelques

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