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élèves Diderot, Helvétius, Lamettrie, Condorcet, et l'homme dans lequel s'incarna tout entier l'esprit du XVIIIe siècle, Voltaire. Après avoir terminé ses études, Mably, par la protection du cardinal de Tencin, qui était allié à sa famille, entra au séminaire de Saint-Sulpice. C'était là que se formaient alors les ecclésiastiques qui, par leur naissance, leur position ou leur talent, pouvaient prétendre à l'épiscopat. Mais les dignités de l'Eglise n'exercèrent aucune séduction sur le jeune séminariste. Il s'arrêta au sous-diaconat, et, cédant à la passion qui l'entraînait, il commença sa carrière d'historien et de philosophe. Dans son premier ouvrage, intitulé Parallèle des Romains et des Français par rapport au gouvernement (2 vol. in-12, Paris, 1742), il prend la défense de la monarchie absolue; il fonde la prospérité des Etats sur une autorité indépendante des lois et tempérée seulement par les mœurs; il tourne en dérision les idées libérales, qui commençaient à gagner les esprits, et la théorie constitutionnelle qui veut qu'un monarque ait toute l'autorité nécessaire pour faire le bien et qu'il soit sans pouvoir pour le mal; enfin il élève aux nues l'industrie, les arts, le commerce, le luxe, « qui, dit-il, distribue aux pauvres le superflu des riches, unit les conditions et entretient entre elles une circulation utile.»> C'est juste l'opposé des doctrines qu'il embrassa plus tard, et jamais on n'imaginerait un contraste plus parfait. Aussi telle était l'humiliation que Mably, dans la suite, ressentait de ce livre, que, le trouvant un jour chez un de ses amis, il s'en saisit et le mit en pièces. Cependant il lui dut un véritable succès, et il aurait pu aussi, s'il l'avait voulu, lui devoir la fortune. Le cardinal de Tencin, poussé à la cour par les intrigues de sa sœur et la protection de Fleury, venait d'entrer au ministère; mais, connaissant peu les affaires et doué d'une médiocre facilité, il avait besoin d'une Egérie politique, d'une sorte de génie familier qui lui soufflât à la fois les pensées et les paroles de son rôle. La faveur avec laquelle venait d'être accueilli le Parallèle des Romains et des Français et la bonne opinion de sa sœur, madame de Tencin, lui firent jeter les yeux sur le jeune abbé son parent. Mably fut donc chargé d'une mission délicate, celle d'instruire, de diriger son supérieur, tout en servant sous ses ordres. C'est lui qui rédigeait tous les rapports que le ministre devait présenter au roi, et jusqu'aux simples avis qu'il devait émettre dans le conseil; car le cardinal, pénétré de son insuffisance, ne donnait rien aux hasards de la parole. Les affaires les plus importantes passèrent ainsi sous ses yeux, ou plutôt par ses mains. Plusieurs fois même il y intervint directement, et toujours il y apporta une sagacité, une justesse de raisonnement, un sens pratique qui ne laissaient guère deviner en lui le rêveur que nous allons connaître. En voici une preuve entre plusieurs. En 1744, tandis que tous les ministres, y compris le maréchal de Noailles, qui présidait la section de la guerre, conseillaient à Louis XV de marcher avec son armée sur le Rhin, Mably seul voulait qu'il se dirigeât vers les Pays-Bas, et il se trouva que son avis fut également celui de Frédéric le Grand. Mais, au moment même où la carrière politique s'ouvrait devant lui sous les plus brillants auspices, il l'abandonna comme il avait fait déjà de la carrière ecclésiastique. A l'occasion d'un mariage protestant que le ministre cardinal et archevêque voulait dissoudre, il défendit contre

un fanatisme aveugle la cause de la tolérance et de la raison. Ses paroles n'ayant pas été écoutées, il quitta brusquement son protecteur pour ne plus le revoir, et, disant du même coup adieu à toutes les grandeurs, il passa le reste de sa vie dans la retraite et dans l'étude.

C'est alors qu'une révolution complète se fit dans ses idées. Il avait aimé, il avait défendu le pouvoir absolu; il se passionna pour la liberté et les institutions démocratiques. Il alla les chercher à leur source, dans les républiques grecque et romaine; il ne vécut plus, pendant un temps, qu'à Sparte, à Athènes, à Rome, avec les Fabricius, les Miltiade, les Regulus, les Phocion, les Lycurgue, les Epaminondas. On lui entendait répéter souvent que chez les Lacédémoniens il aurait été quelque chose. Il savait par coeur, disent ses biographes, Thucydide, Plutarque, Xénophon, Platon, Tite-Live; en un mot, il se plongea dans l'antiquité, il se nourrit de ses doctrines, il s'enivra de ses souvenirs. Il y trouva un talisman qui fit longtemps illusion sur son génie, et auquel il doit la plus grande partie de sa réputation : c'est le langage alors si nouveau des gouvernements libres; ce sont les mots magiques de patrie, de citoyen, de souveraineté du peuple, qui, à la fin du dernier siècle, furent accueillis par la France avec des transports d'ivresse. Jusqu'ici rien de mieux. Mais quelle est, dans la pensée de Mably, la condition de cette liberté, de ces institutions, de ce patriotisme que nous admirons chez les anciens, et dont eux seuls nous offrent l'exemple? C'est la pauvreté, sauvegarde de l'égalité et des mâles vertus; c'est le mépris des richesses et des plaisirs qui corrompent et énervent les âmes, qui font naître l'égoïsme et divisent l'Etat, en plaçant les uns dans la dépendance absolue des autres. De là, chez Mably, un autre principe, ou, pour parler exactement, tout un système économique qui peu à peu enveloppe et étouffe dans son esprit l'idée de la liberté. Ce système, c'est que rien n'est plus pernicieux à un peuple que les richesses, le luxe et les occupations qui naissent à leur suite ou qui ont pour but de les développer, c'est-à-dire l'industrie, le commerce et les arts; c'est que l'Etat le mieux gouverné est celui qui possède l'égalité dans la pauvreté. Là, soit timidité, soit inconséquence, s'est arrêtée la politique de Rousseau; mais Mably, très-injustement accusé par l'auteur du Contrat social, de lui avoir dérobé ses idées, d'avoir pillé ses écrits sans retenue et sans honte, Mably est allé plus loin: il a compris que l'égalité des biens ne peut exister qu'avec la communauté, et il adopta hardiment ce régime. C'est dans son Droit public de l'Europe, fondé sur les traités (2 vol. in-12, Amst., 1748; 3 vol. 1754) que ces doctrines nous apparaissent pour la première fois. Le fond de ce livre avait été composé, dans l'origine, pour l'instruction particulière du cardinal de Tencin. C'est un sommaire de tous les traités conclus entre les puissances européennes depuis la paix de Westphalie; mais l'auteur y ajouta différents morceaux où ses vues nouvelles sur la politique et l'économie sociale se produisent dans toute leur audace, aussi ne lui fut-il point permis de le faire imprimer en France. Le Droit public de l'Europe fut suivi, à des intervalles trèsrapprochés, des Observations sur les Grecs (in-12. Genève, 1749); des Observations sur les Romains (in-12, ib., 1751); des Entretiens de Phocion sur les rapports de la morale et de la politique

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sonnés de notre génie. Ainsi la Grèce, ainsi Rome n'ont été grandes, héroïques et libres, que dans le temps où elles étaient pauvres, dans le temps où elles méprisaient les richesses et les frivolités que les richesses apportent avec elles. Sparte avec ses mœurs simples et austères, sa vie bornée, sa rude discipline, voilà le plus haut degré de la perfection politique. Athènes, qui aurait pu l'égaler sinon la surpasser, a été conduite à sa perte par Périclès: car lui, le premier, développa dans sa patrie, séduite par une fausse gloire, le goût de la magnificence et des arts inutiles, tous ces raffinements de l'esprit qui font passer l'art de bien dire avant celui de bien faire.

On devine les conclusions qu'amènent ces paradoxes historiques et qui composent la morale de Mably. Pourquoi les richesses ont-elles toujours eu cet effet de perdre les empires, d'avilir et de corrompre les nations? Parce que les richesses ne peuvent exister sans la misère; parce que les uns ne peuvent jouir du superflu que les autres ne soient privés du nécessaire, et que rien n'est plus contraire à la nature, c'est-à-dire à la justice, qu'un tel partage. La nature nous a donné à tous les mêmes organes, les mêmes besoins, et, par conséquent, les mêmes droits aux moyens de les satisfaire. Elle a fait plus, elle a mesuré ses présents aux besoins qu'elle nous a donnés; elle a répandu assez de biens sur la terre pour nous rendre tous également heureux, si nous savons les partager.

C'est encore moins par elle-même que par les conséquences qu'elle amène dans l'ordre moral, que l'inégalité des richesses paraît être à Mably un des plus grands fléaux du genre humain. Elle éteint dans nos cœurs les sentiments naturels qui nous rapprochent les uns des autres, tels que la bienveillance et la pitié; elle est l'origine de toutes les passions qui nous divisent et nous dégradent, de l'ambition, de l'avarice, de l'orgueil, de l'envie, de la haine; elle nous porte à nous tromper, à nous dépouiller, à nous opprimer mutuellement; elle fait des uns des tyrans, des autres des esclaves; à tous elle ôte le bonheur et le sentiment de la dignité humaine, lequel, selon Mably, n'existe pas sans l'égalité.

Ce n'est pas encore tout: l'inégalité des richesses, c'est-à-dire des produits de l'activité humaine, n'est elle-même que le résultat de l'inégalité des facultés. Si l'on est décidé à supprimer l'effet, il faut donc aussi supprimer la cause. Mably ne recule pas devant cette conséquence il soutient, comme on l'a fait depuis au profit d'un système d'éducation, que tous les hommes naissent égaux par leurs facultés comme par leurs besoins; qu'originairement ils possédaient tous le même degré de force, d'intelligence, de sensibilité, et que l'éducation seule est responsable des inégalités et des différences qu'ils nous présentent aujourd'hui. L'éducation, telle qu'elle a été pratiquée jusqu'à présent, c'est-à-dire la culture de l'esprit portée au point de détruire notre égalité originelle, est donc réellement un mal. Que nos idées ne s'élèvent pas au-dessus de nos besoins, et que nos besoins ne dépassent pas la limite fixée par nos instincts: voilà la première règle de la morale. Mais la fortune et l'intelligence une fois renfermées dans leurs plus étroites limites, il reste encore le sentiment. L'âme avilie, déprimée par tout le reste, peut se relever de ce côté et trouver dans les

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affections du cœur, dans de nobles et purs dévouements, une partie de sa dignité et de sa force. Mably ne souffre pas plus cette cause d'inégalité que les deux autres. Il voudrait abolir dans nos cœurs l'amour et le devoir, c'est-à-dire tous les principes du désintéressement et du sacrifice, les deux religions qui partagent dans l'histoire les respects et l'admiration du genre humain, le stoïcisme et le christianisme. Ce qu'il met à la place de ces deux forces admirables de notre nature, n'est pas l'intérêt, dans la plus large et la plus complète acception du mot; ce n'est pas, non plus, la passion, mais la brutale puissance du besoin.

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Cette morale déplorable est le seul appui sur lequel repose la politique de Mably, ou, comme on dirait aujourd'hui, sa théorie sociale. La voici en deux mots. Toutes les inégalités, de quelque nature qu'elles puissent être, ont leur origine et leur fondement dans la propriété : car, si personne ne pouvait rien posséder en propre, il n'y aurait ni riches, ni pauvres; nous serions délivrés d'abord de l'inégalité de fortune. Avec l'inégalité de fortune disparaîtrait la diversité d'éducation, et celle-ci entraînerait après elle les différences qu'on croit remarquer aujourd'hui entre nos facultés. L'abolition de la propriété, la communauté des biens est donc la première condition d'un bon gouvernement. C'est par ce moyen que nous retournerons aux lois de la nature, et que nous rentrerons en possession de la dignité, de la paix, du bonheur que nous avons perdus car cet état, qui doit être le but de tous nos efforts pour l'avenir, a déjà existé dans le passé. En sortant des mains de la nature, les hommes vivaient en commun des produits de la chasse, de la pêche et des fruits que la terre porte spontanément. On ne saurait convenir plus naïvement que le communisme est un retour vers l'état sauvage. Mais, par malheur, nous en sommes un peu éloignés aujourd'hui, ou du moins nous l'étions avant les belles prédications des successeurs de Mably. Que faut-il donc que nous fassions pour franchir la distance qui nous en sépare ? Il faut établir des lois qui rétrécissent de plus en plus les limites de la propriété; il faut atteindre par l'impôt ou autrement tout ce qui n'est pas absolument nécessaire à la vie; il faut imposer de telles charges ou de telles entraves à la transmission et à la mutation des biens, qu'ils finissent par passer tous entre les mains de l'Etat; les testaments même seront abolis à une époque un peu plus reculée; on ruinera systématiquement le crédit public, un des plus grands fléaux de notre ordre social; le commerce, s'il ne succombe pas de lui-même sous de pareilles mesures, sera sévèrement interdit; l'industrie périra faute d'aliments; il n'y aura plus ni capitalistes, ni artisans, ni fermiers, ni propriétaires; chacun sera obligé de cultiver lui-même la terre qui le nourrit; et quant aux autres occupations sur lesquelles se fondent notre conservation et notre bien-être, au lieu d'être choisies par le caprice, ou par l'égoïsme, ou par la nécessité, ce sera la loi qui les distribuera entre tous pour le bien de tous. Les croyances et les idées seront mises en rapport avec la nouvelle situation des fortunes. On fermera les musées, les théâtres, les académies. Une éducation parfaitement conforme, semblable à celle des jeunes Spartiates, et plus physique que morale, maintiendra tous les esprits au même niveau. Une religion d'Etat, qu'il sera défendu de discuter

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