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jourd'hui presque comblée, et il faut avoir recours à la drague pour la vider.

on

Quand les travaux de défense seront terminés, la rade de Cherbourg ne sera pas seulement bien garantie contre la mer, mais aussi contre l'ennemi; nous pourrions même la considérer comme devant être alors à l'abri de toute attaque, si nous ne vivions dans un temps où tous les arts se perfectionnent, ceux qui ont pour but de désoler l'humanité comme ceux qui tendent à l'enrichir, et où les hommes emploient les loisirs de la paix à inventer de nouveaux moyens de mieux se détruire dans la guerre. Les marins et les officiers du génie paraissent assez d'accord que, quelque effort qu'on fasse n'empêchera pas des vaisseaux ennemis poussés par le vent ou la vapeur, et marchant avec la marée, de forcer la passe et d'entrer dans la rade. Mais arrivés là, il leur sera impossible de s'y tenir; ils s'y trouveront comme enveloppés dans un cercle de fer et de feu derrière eux, les trois forts placés sur la digue; devant eux, sur le rivage, le fort de Querqueville qui occupe l'extrémité de la rade à l'ouest; après lui, les batteries de la fortification qui couvre le port au nord et celles du fort du Hommet; plus loin, le fort des Flamands qui s'avance au loin dans la mer en face de la plage de Tourlaville, et enfin le fort de l'ile Pelée qui occupe l'extrémité de la baie, pourraient couvrir la rade de leurs feux convergents, et cribler de projectiles tous les vaisseaux qui voudraient stationner dans ses eaux. «Il n'en serait pas à Cherbourg, disait M. Daru, dans le remarquable rapport qui a précédé le vote de la Joi de 4844 à la Chambre des Pairs, comme à Saint-Jean-d'Acre ou à St-Jean-d'Ulloa, où l'on n'avait à répondre qu'à des feux directs. Une escadre, de quelque manière qu'elle s'embossat, serait en butte à des coups convergeant de tous les côtés, et cette position n'est pas tenable pour des bâtiments." M. Daru, qui est officier d'artillerie, ajoute: « Le problême de rendre dans ces attaques à la défense de la terre sa supériorité consiste à tirer peu et posément de beaucoup points à la fois, à fleur d'eau avec des canons Paixhans, sur les flancs et sur les derrières des bâtiments. Il n'y a pas de flotte qui puisse résister à une lutte ainsi engagée et ainsi soutenue. Un obus dans le flanc d'un vaisseau fera plus de mal que ne feraient mille boulets sur le mur de granit de Cherbourg; le danger est trop évidemment inégal pour qu'on s'y expose; car les uns courent le risque d'une ruine totale, les autres de quelques brèches et de quelques pièces démontées. "

Si l'on récapitule toutes les sommes qui ont déjà été ou qui seront dépensées à Cherbourg, on se convaincra sans peine que ce grand établissement maritime a coûté infiniment plus cher à la France que ne l'avaient prévu Louis XIV et Louis XVI; mais son utilité est aussi devenue beaucoup plus grande pour nous

qu'elle n'eût été du temps de ces princes. Lorsqu'on lit l'histoire de Cherbourg depuis cent cinquante ans, on remarque que c'est toujours au milieu d'une guerre maritime avec les Anglais qu'on conçoit ou qu'on reprend l'idée d'y faire un port. On n'a pas besoin de rechercher dans les archives particulières de la marine la date des différents projets. L'histoire générale du royaume l'a fixée : plus l'Angleterre s'élève, plus on voit le désir d'avoir un port à Cherbourg devenir pressant. Cherbourg, en effet, c'est la lutte navale avec l'Angleterre ; Cherbourg est le seul arsenal situé à quelques heures de ses côtes, où une grande flotte puisse se créer ou se rassembler dans un abri suffisant et sûr; c'est le seul lieu dont elle puisse s'élancer en tous temps pour parcourir cette partie de la mer appelée par les Anglais the british channel, le canal anglais. Tout ce qui a accru, depuis un siècle, la puissance maritime des Anglais a accru pour nous l'importance de Cherbourg, et ce port ne nous a jamais été aussi nécessaire que depuis que toutes les marines de l'Europe étant tombées à un rang secondaire, l'Angleterre est devenue la dominatrice des mers, et pour ainsi dire l'unique adversaire que nous ayons désormais à y rencontrer.

L'avantage qu'a le port de Cherbourg de ne pouvoir être bloqué que très-difficilement et très passagèrement mérite surtout qu'on le remarque. Il ne faut pas oublier que nous combattons, d'ordinaire, contre un peuple qui est maitre de la mer. Or, les guerres navales ont cela de particulier que la nation la plus forte peut non-seulement battre la plus faible, mais lui ôter en quelque sorte l'usage de ses armes. Placée à l'ouverture de ses ports, elle ferme à ses vaisseaux le chemin de la mer. Elle n'a pas besoin de les vaincre, elle les empêche de combattre. C'est ainsi que les Anglais ont procédé pendant toutes les guerres de l'Empire. Le grand mérite de Cherbourg est de n'avoir presque rien à craindre de cette tactique. Une flotte ennemie peut stationner à l'entrée du goulet de Brest; elle peut se placer encore plus facilement en vue de Toulon, elle ne saurait se tenir long-temps en face de Cherbourg. Les courants, les vents et l'absence absolue de tout abri l'en empêchent. Tous nos autres grands ports militaires peuvent devenir pour nos vaisseaux une prison, Cherbourg seul n'est jamais pour eux qu'un refuge. Napoléon avait bien aperçu cette vérité aussi on se rappelle que, dès 4801, à peine assis sur le trône sous le nom de Consul, il tourna ses regards vers Cherbourg. Toutefois, on peut dire que Napoléon lui-même, quoique bien voisin de nous, ne pouvait imaginer l'importance que devait avoir le port qu'il achevait de créer à si grands frais; car il ignorait le parti que nous allions bientôt pouvoir tirer de la vapeur dans les guerres maritimes. On ne saurait douter que, pour nous, le champ naturel et nécessaire

de la marine à vapeur ne soit la Méditerranée ou la Manche. C'est surtout dans la Manche qu'à l'aide de la vapeur nous pouvons encore faire à la Grande-Bretagne une guerre redoutable; l'atteindre sans cesse par des entreprises soudaines et imprévues dans ses parties les plus sensibles, et, saisissant les occasions qui se présentent, quels que soient le vent et l'état de la mer, surprendre ses richesses, insulter ses côtes, désoler son commerce et enlever ses vaisseaux. Cherbourg doit être surtout préparé en vue de la guerre maritime faite par la vapeur. A un époque prochaine un chemin de fer unira son port à Paris. Cherbourg sera alors comme le bras de la France toujours prêt à frapper aussitôt que la pensée du coup sera conçue.

C'est donc par une sorte d'inspiration patriotique que Burke, en 1786, s'écriait dans le parlement d'Angleterre :

Ne voyez-vous pas la France à Cherbourg placer sa marine en face de nos ports, s'y établir malgré la nature, y- lutter contre l'Océan et disputer avec la Providence qui avait assigné des bornes à son empire. Les pyramides d'Egypte s'anéantissent en les comparant à des travaux si prodigieux. Les constructions de Cherbourg sont telles qu'elles finiront par permettre à la France d'étendre ses bras jusqu'à Portsmouth et à Plymouth, et nous, pauvres Troyens, nous admirons cet autre cheval de bois qui prépare notre ruine. Nous ne pensons pas à ce qu'il renferme dans son sein, et nous oublions ces jours de gloire pendant lesquels la Grande-Bretagne établissait à Dunkerque des inspecteurs pour nous rendre compte de la conduite des Français. »

La ville de Cherbourg s'est développée à mesure que le port militaire prenait de l'importance. Elle avait, comme nous l'avons dit, au commencement des travaux, 7 à 8,000 habitants; elle en a près de 25,000 aujourd'hui. Les soins qu'on a donnés aux établissements militaires n'ont point fait perdre de vue les établissements nécessaires au commerce. De belles jetées, un spacieux bassin de flot appellent les vaisseaux marchands. Cependant le commerce de Cherbourg est resté languissant. Le tableau général du commerce de la France avec les colonies et les puissances étrangères, publié par le Gouvernement, nous apprend que, le 31 décembre 4845, dernière année connue, le nombre des bâtiments appartenant au port de Cherbourg ne s'élevait pas au-dessus de cent quarantesix, jaugeant six mille six cent quatre-vingt-neuf tonneaux. Trois cent cinquante-cinq navires de toutes nations, représentant un tonnage de vingt-neuf mille sept cent quatrevingt-trois tonneaux, étaient entrés en 1845 à Cherbourg. Cette langueur du commerce de Cherbourg semble tenir principalement à deux causes à la position de la ville, qui, placée à l'extrémité de la presqu'ile du Cotentin, n'est point appelée

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à pourvoir aux besoins d'un grand territoire, et au voisinage d'un port militaire. Le commerce est naturellement ennemi de la guerre, et il est presque sans exemple que les navires marchands viennent se placer en grand nombre à côté des vaisseaux de l'Etat. C'est ainsi que le rapport, dont nous parlions plus haut, constate que, durant cette même année 1845, le nombre des vaisseaux de commerce appartenant au port de Brest ne dépassait pas soixante-onze, et que les navires marchands de toutes nations entrés cette année à Brest ne s'élevaient qu'à quatre-vingt-dix-huit et ne jaugeaient pas plus de seize mille sept cent quarante-six tonneaux.

Cherbourg n'a pas produit d'hommes illustres, mais il a donné naissance à quelques hommes de mérite dont les noms doivent être rappelés: Jacques de Caillères; son frère François de Caillères, de l'Académie française, l'un des plénipotentiaires de la France au congrès de Ryswick; le célèbre. médecin Hamon, et enfin l'abbé de Beauvais, plus connu sous le nom d'évêque de Senez, ce prêtre austère qui vint frapper Louis XV de terreur au milieu de ses vices. On voit encore à Cherbourg la maison où l'abbé de Beauvais est né (1).

ALEXIS de TOCQUEVILLE.

Suite des événements arrivés dans le territoire qui compose le département de la Manche, pendant les guerres entre les Anglais et les Français dans les XIVe et XVe siècles.

Des affaires de famille m'ont tellement occupé depuis plusieurs mois, que je n'ai pu donner à mon tribut à l'Annuaire l'étendue qu'il aurait eue dans d'autres circonstances. Cependant, il contiendra un résumé des guerres déplorables entre les Anglais et les Français jusqu'à la glorieuse victoire de Formigny et la prise de Cherbourg, derniers événements d'une

(1) Histoire des Ducs de Normandie, par Robert Wace. — Histoire générale de la Normandie, par Gabriel Dumoulin. - Histoire civile et religieuse de Cherbourg, par l'abbé Demons; manuscrit à la bibliothèque de Cherbourg.-Histoire de Cherbourg, par M. Avoine de Chantereine: manuscrit de la bibliothèque de Cherbourg. Histoire de la ville de Cherbourg, par Voisin Lahougue, continuée par M. Vérusmor.—Description de l'ouverture de l'avant-port, par M. Lair.—Détails historiques sur l'ancien port de Cherbourg, par M. Asselin. - Recherches sur l'état des ports de Cherbourg et de Barfleur dans le moyen-âge, par M. de Gerville. - Mémoire de M. de la Bretonnière. — Ouvrage de M. de Cessart. — Mémoire sur la digue de Cherbourg par M. Cachin.- Programme d'un cours de constructions, par Sgansin, réédité par M. Reibell. De plus, un grand nombre de pièces manuscrites, plans, rapports, devis, correspondances, mémoires, que l'administration de la marine à Paris et à Cherbourg a bien voulu communiquer à l'auteur.

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lutte si longue et si malheureuse. Nous pourrons, dans les années suivantes, revenir sur nos pas, glaner et faire ce que les savants Bénédictins ont appelé des Analecta.

Histoire des frères Besessarts.

En 1413 eut lieu à Paris l'exécution à mort de Pierre Desessarts, surintendant des Finances et gouverneur du château de Cherbourg, vraisemblablement de notre pays du Cotentin où ce nom est commun, surtout dans l'arrondissement de Coutances. Son histoire doit donc figurer dans un Annuaire de la Manche.

Ce Pierre Dessesarts fit une fortune rapide à la faveur du désordre universel qui régnait dans l'administration, spécialement dans les recettes des domaines de la Couronne et dans la perception des taxes et impôts. La place de capitaine du château de Cherbourg lui valait six mille livres, suivant Monstrelet, somme énorme pour le temps. Il est à regretter que cet historien, qui semble avoir consulté soigneusement beaucoup d'archives, ne nous ait pas transmis les éléments dont se composait ce total; car enfin, le château de Cherbourg, une des premières forteresses de France, n'avait cependant dans sa dépendance aucuns domaines productifs. Les six mille livres étaient-elles un traitement payé par l'Etat, ce qui prouverait la haute idée qu'on avait de cette place forte, ou bien, ce qui n'est pas invraisemblable, le résultat de taxes arbitraires sur les habitants? Nous n'avons pu éclaircir cette question. Quoiqu'il en soit, Pierre Desessarts, capitaine de Cherbourg, surintendant des Finances, devint encore Prévôt des Marchands. ce qui équivalait à la place de maire ou préfet de Paris. Il amassa une fortune colossale. Il plaça auprès de lui, comme secrétaire, son frère Antoine, et se fit une clientelle si nombreuse, si considérable, il plaça dans ses bureaux des gens qu'il croyait si dévoués, il se crut enfin si populaire, entouré qu'il était de serviteurs dont la fidélité était, en apparence, si exaltée et qu'il avait comblés de tant de largesses, qu'il se regarda comme une puissance inébranlable. Mais quand un des oncles du monarque en démence, le duc de Bourgogne, eut convoqué les Etats-Généraux du royaume, savoir le clergé, la noblesse et la bourgeoisie, pour délibérer, entr'autres choses, sur le désordre qui régnait dans les finances, les pillages et les dilapidations des fonctionnaires publics furent mis à nu. Une Commission de l'Université fut chargée de la rédaction de l'acte d'accusation, acte qui prouve que dans ce temps-là on savait, sans ménagement, sonder la plaie et parler stoïquement à l'Autorité; il se trouve tout au jong dans les chroniques de Monstrelet, et je conseille de lire ee précieux document à qui veut sérieusement étudier l'his

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