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CHAPITRE XVIII

L'AFFAIRE DU TONG-KING (Suite). DÉPART DE M. BOURÉE

(1883)

M. Bourée restait en Chine, attendant un successeur; ignorant les causes exactes de son rappel, il cherchait à expliquer sa conduite; il écrivait à M. Challemel-Lacour :

Chang-Haï, le 21 mars 1883.

MONSIEUR LE MINISTRE,

Je reçois à l'instant, avec la dépêche politique du Département, en date du 31 Janvier dernier (No 3), des lettres particulières de France qui me donnent lieu de croire à l'existence de bien des malentendus entre le Département et la Légation. Ou j'ai été inhabile à expliquer clairement toutes les phases qu'a traversées cette malheureuse question du Tong-King, ou Votre Excellence n'a pas eu sous les yeux toutes les indications que j'ai adressées à la Direction Politique et qui me paraissent de nature à retracer avec une suffisante précision le véritable état des choses. On me reprocherait, paraît-il, d'avoir dans mes pourparlers été amené à reconnaître ou à tolérer la suzeraineté de la Chine sur l'Annam; c'est exactement le contraire qui est arrivé. puisque je n'ai pas voulu admettre que le vice-roi Li Houngtchang put m'en parler; « Nous cherchons, lui ai-je dit à la <«< première insinuation qu'il m'a faite à cet égard, « un arran<«<gement pratique, un terrain de conciliation qui rende pos<«<sible entre nous l'accord évidemment conseillé par nos intérêts <«< communs. Laissons donc de côté les questions de principe qui <«< nous diviseraient; votre suzeraineté est incompatible avec « notre protectorat; mais je ne vois aucune utilité à entrer dans

<< une discussion qui porterait sur un tel objet. » (Voir le procèsverbal de ma conversation avec le vice-roi Li Houng-tchang, Dép. Pol., No III.)

C'est alors que nous avons cherché les éléments d'une entente dans la combinaison que vous connaissez, laquelle n'impliquait, à aucun degré, de notre part, la reconnaissance des prétentions de la Chine et cùt laissé subsister, dans son intégralité, notre droit de les combattre, le jour où elles nous auraient troublés dans le libre exercice de nos droits conventionnels. Mais cette éventualité n'eût guères été à redouter, après que nous nous serions mis en possession dans toute la partie du Tong-King que nous avions intérêt à dominer. La Chine n'aurait eu garde de venir nous y troubler, une fois que nous nous serions cantonnés solidement dans les positions militaires que nous n'aurions pas manqué d'occuper.

D'ailleurs, l'Annam, une fois séparé de la Chine par les territoires placés sous notre autorité, aurait été facilement amené à renoncer à ses ambassades à Pé-King qui ont, jusqu'ici, constitué pour nous un danger permanent. Les liens entre les deux pays se fussent relachés par la force même des choses, sans secousse, sans éclat inquiétant pour l'amour propre chinois; et, de plus en plus absorbée dans notre sphère d'action, la royauté annamite en eût vite été réduite à ne vivre que de la vie que nous lui cussions mesurée. En attendant, nous avions gain de cause dans tout ce qui touchait à nos intérêts et à nos desiderata actuels et nous recueillions les fruits de notre attitude modérée et conciliante, en obtenant du Gouvernement Impérial qu'il nous laissât nos contrées entièrement franches, dans la presque totalité du Tong-king et qu'il nous accordât, avec l'ouverture du Yun-Nan, les facilités dont nous avons besoin pour utiliser la nouvelle route fluviale que nous entendons ouvrir au commerce.

Aujourd'hui, tous ces résultats vont se trouver remis en question. Nous les obtenions sans coup férir et en échange de concessions illusoires. Désormais, il va s'agir de les conquérir les armes à la main. En admettant que nous sortions à notre honneur des embarras que nous prenons ainsi à notre compte, ne reste-t-il pas vrai que, dans les relations entre les Gouvernements, comme dans les rapports entre individus, une bonne transaction vaut mieux qu'un procès, surtout quand ce procès doit se plaider au bout du monde, à coups de canon et dans un pays à peine connu ?...

CORDIER.

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M. Bourée se défendit également sur un autre point qui lui avait été amèrement reproché :

« Je vous parlerai, écrivait-il, de la zone neutre que je préconisais dans mon arrangement de Tien-Tsin et que je reprochais comme mauvais, quelques semaines auparavant à Pé-King, dans un rapport dont un passage a même été lu à la tribune par M. Challemel-Lacour et dont on m'a opposé les termes. C'est, qu'en écrivant ma lettre du 4 novembre, on a affecté de l'ignorer, je raisonnais dans l'hypothèse où tout pourrait se régler sans qu'il y cût à craindre une guerre avec la Chine; tandis que, plus tard, la question qui s'est posée fut celle de savoir si l'intérêt qui s'attachait à ne pas avoir de zone neutre valait ce que nous coûterait une guerre avec la Chine! La question ainsi posée changeait considérablement d'aspect, on en conviendra. A ce moment, les inconvénients de la zone neutre, si réels qu'ils fussent, devenaient minimes quand on les comparait à ceux d'un conflit avec le Céleste Empire. C'est ce qui explique comment la combinaison qui me paraissait détestable le 4 novembre, a pu me sembler désirable le 5 décembre. »

Les nouvelles qu'envoyait M. Bourée devenaient de plus en plus inquiétantes :

Dans une lettre du 30 mars, adressée au Ministre des Affaires étrangères, il rapportait l'entretien qu'il venait d'avoir avec Li Houng-tchang et dont il se dégageait, d'après notre ministre, deux choses saillantes :

1° Que la Chine est décidée à ne pas admettre qu'on la laisse de côté et que nous fassions nos affaires sans tenir compte de sa volonté ou de ses désirs; 2o que dans le cas où nous voudrions reprendre les pourparlers interrompus, on ne consentirait plus à traiter sur les mêmes bases qu'autrefois, et qu'enfin le projet d'arrangement formulé à Tien-Tsin avait failli échouer devant les résistances du Conseil privé et des hauts fonctionnaires provinciaux, lorsque nous avons pris soin de le déchirer de nos propres mains.

Aussi bien, écrit M. Bourée, ce qu'il vous importe de connaître

désormais, c'est non pas ce que je puis dire, mais ce que l'on m'a dit.

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Le Vice-Roi poursuivit : « Mais ce Traité savez-vous ce que « l'Annam en pense et ce qu'il nous répète sur tous les tons? Il déclare qu'il l'a signé sous le couteau et qu'il proteste contre « le parti qu'on prétend tirer contre lui d'engagements arrachés <<< par la violence. Dans ce moment-çi même, il y a ici le mi<«<nistre des Finances du roi Tu-Duc, qui est venu tout expres« sément après bien d'autres, pour nous tenir le même langage « et pour revendiquer auprès de nous et contre vous l'appui «< inhérent à la vassalité dont il n'a jamais répudié les devoirs <«<et dont il réclame le bénéfice! Ainsi, reprit-il, après une « pause, vous ne voulez pas reconnaître notre suzeraineté et le <«< droit qu'elle nous constitue de nous mêler des affaires du << Tong-King? »

Je me bornai à répondre par un geste d'incrédulité.

Alors le Vice-Roi agitant ses poings, comme pour rendre la mimique d'un boxeur anglais, me dit: << En ce cas, c'est

« comme cela qu'il faudra faire !...... »

Je repoussai cette supposition, je dis qu'une guerre entre nos deux pays me paraissait une extrémité déplorable et absurde; que nous arriverions d'une façon ou d'une autre à nous accorder. « Ainsi, lui fis-je observer, dans l'arrangement que nous << avions combiné, nous n'avions pas parlé de votre droit de suze« raineté ce qui ne nous avait pas empêché de trouver une for<«< mule qui vous avait paru acceptable... >>

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« C'est vrai, il n'avait pas été fait mention de notre droit « de suzeraineté, mais de votre côté, vous ne deviez rien dire qui « en impliquait la méconnaissance formelle. Nous arrivions à une << entente sur le terrain des choses pratiques et les questions de principe étaient soigneusement écartées. La situation devient << tout autre aujourd'hui. Au surplus, continua-t-il, notez «< bien ce que je vais vous dire : Mon Gouvernement était, au << fond, très-défavorable au projet d'arrangement que nous avions « préparé et quoi qu'il puisse arriver désormais, pénétrez-vous << bien de ceci, c'est que nous n'accepterons plus les mêmes

<< termes. >>>

Comme je marquais mon étonnement et que je repoussais l'idée que des exigences nouvelles pussent être présentées à l'avenir, par le Vice-Roi lui-même, qui se déjugerait s'il voulait revenir sur des propositions dont, en fin de compte, il était

beaucoup plus que moi l'auteur, il répliqua : « D'abord, je ne <« sais pas si en cas de pourparlers nouveaux, c'est moi que mon « Gouvernement choisirait pour négocier. Mais, si même cela << était, j'aurais, non pas à faire prévaloir mes vues personnelles, <«< mais à les combiner avec celles des membres du Conseil Privé, <«< comme des Vice-Rois des provinces méridionales. Or ceux-ci « ont réclamé avec la plus grande énergie contre ce que j'avais « fait. Tenez donc pour certain qu'il faudra trouver autre <«< chose... » A ce propos, le Vice-Roi me fit quelques réflexions très amères sur ce que la Chine avait été mal récompensée de la modération et du bon vouloir dont elle avait fait preuve en retirant ses troupes du Tong-King...

Comme je demandai si le Gouvernement avait réellement fait rentrer ses soldats dans l'Annam, ainsi qu'on me l'avait donné à entendre,... il parut embarrassé et me dit en homme qui ne veut pas s'expliquer... — « Je le crois. >> S'il le croit, c'est que c'est certain, bien évidemment.

La lettre de M. Bourée finissait par ce renseignement que venait de lui donner l'un des familiers de Li, sans doute Ma Kien-tchong:

Quand je pris congé du Vice-Roi, un des mandarins présents, qui n'est autre que le Directeur de la puissante Compagnie des << China Merchants » m'a pris à part et me dit : « Le Vice-Roi «< n'a pas voulu vous donner une information que je puis, moi, « vous livrer confidentiellement. Le Gouvernement est décidé à « agir très vigoureusement et le Mis Ts'êng, faisant allusion, « dans un de ses derniers télégrammes, à la nécessité de réoc«cuper les parties évacuées du Tong-King, a écrit: «< Surtout << n'envoyez pas des foules mal organisées, il faut diriger de ce « côté des soldats bien armés, bien instruits, bien conduits, pour <«< ne pas s'exposer à des échecs... Le conseil sera pris en sérieuse «< considération. >>

QUESTION DU MARQUIS TS'ENG

Les Chinois, dont la convention avait été acceptée par

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