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dont les Muses avoient changé la voix en punition de ses méchancetés : elle ne pouvoit le croire, & refufoit d'ouvrir. Il s'écrioit en rougiffant :

Adouciffez cette rigueur extrême,

Je viens chercher Marot, mon compagnon.
J'eus, comme lui, quelque peu de guignon ;-
Le Dieu qui rime eft le feul Dieu qui m'aime ;
Connaiffez-moi, je fuis toujours le même.
Voici des vers contre l'Abbé Bignon. *
O vous, Critique! O vous, Déeffe utile!
C'étoit par vous que j'étois infpiré.

En tout pays, en tout tems abhorré,
Je n'ai que vous déformais pour asyle.

La Critique entendit ces paroles, rouvrit sa porte, & parla ainfi :

Rouffeau, connais mieux la Critique,

Je fuis jufte, & ne fus jamais
Semblable à ce Monftre cauftique,
Qui t'arma de fes lâches traits,
Trempés au poifon fatyrique,
Dont tu t'enyvres à longs traits.
Autrefois de ta félonie

Thémis te donna le guerdon;

Par Arrêt, ta Mufe eft bannie, t

* Confeiller d'Etat, homme d'un mérite reconnu dans Europe, & Protecteur des Sciences. Rouffeau avoit fait contre lui quelques mauvais Vers.

+ On fait que Rouffeau fut condamné à l'amende honorable & au banniffement perpétuel, pour des Cou plets infâmes faits contre fes Amis, & dont il accufa le Sieur Saurin de l'Académie des Sciences d'être l'Auteur. Les Curieux ont confervé les Piéces de ce Procès. Le Fatum de Rouffeau patle pour être extrêmement mal écrit. Celui de M. Saurin eft un Chef-d'oeuvre d'efprit & d'éloquence. Rouffeau banni de France, s'eft brouillé avec tous fes Protecteurs, & a continué de déclamer inutilement

Pour certains couplers de Chanfon,
Et pour un fort mauvais Factum
Que te dicta la calomnie.
Mais par l'équitable Apollon.
Ta rage fut bientôt punie,
Il te dépouilla du génie,
Dont on dit qu'il t'avoit fait don ;
Il te priva de l'harmonie.
Et tu n'as plus rien aujourd'hui,
Que la faibleffe & la manie
De rimer encor, malgré lui

,

Des Vers Tudefques qu'il renie.

Après avoir donné cet avis, la Critique décida que Rouleau pafferoit devant la Motte, en qualité de verfificateur; mais que la Motte auroit le pas, toutes les fois qu'il s'agiroit d'efprit & de raison.

Ces deux hommes fi différens n'avoient pas fait quatre pas, que l'un pâlit de colère, & l'autre treffaillit de joie, à l'aspect d'un homme qui étoit de- ́ puis long rems dans ce Temple, tantôt à une place, tantôt à une autre.

C'étoit le difcret Fontenelle,
Qui par les beaux Arts entouré
Répandoit fur eux, à fon gré,

Une clarté douce & nouvelle..
D'une Planette, à tire-d'aîle,
En ce moment il revenoit;

Dans ces lieux où le Goût tenoit

contre ceux qui faifoient honneur à la France par leurs Ouvrages comme Meffieurs de Fontenelle Crébillon, Deftouches, Dubos, &c..

Le fiége heureux de fon Empire ;
Avec Quinault il badinoit,

Avec Mairan il raisonnoit
D'une main légere il prenoit
Le compas, la plume & la lyre.

Eh quoi! cria. Rousseau, je verrai ici cet homme contre qui j'ai fait tant d'Epigrammes ? Quoi ! le bon Goût fouffrira dans fon Temple l'Auteur des Lettres du Ch. d'Her, d'une Paffion d'Automne, d'un Clair de Lune, d'un Ruisseau Amant de la Prairie, de la Tragédie d'Afpar, d'Endymion, &c? Eh, non, dit la Critique, ce n'est pas l'Auteur de tout cela que tu vois, c'est celui des Mondes, Livre qui auroir dû. t'inftruire; de Thétis & de Pelée, Opéra qui excite inuti❤ lement ton envie; de l'Hiftoire de l'Académie des Sciences, que tu n'es pas à portée d'entendre.

Rouffeau alla faire une Epigramme, & Fontenelle le regarda, avec certe compaffion philofophique qu'un efprit éclairé & étendu ne peut s'empêcher d'avoir pour un homme qui ne fçait que.rimer, & il alla prendre paisiblement fa place entre Lucréce & Leibnitz. * Je demandai, pourquoi Leibnitz étoit là? On me

* Leibnitz, né à Leipfick le 23. Juin 1646. mort à Hanovre le 14. Nov. 1716: Nul homme de Lettres n'a fait tant d'honneur à l'Allemagne. Il étoit plus univerfel que Nevvton, quoiqu'il n'ait peut-être pas été. fi grand Mathématicien. Il joignit à une profonde étude de toutes les parties de la Phyfique, un grand goût pour les BellesLettres il faifoit même des Vers. Français. Il a paru s'égarer en Méraphyfique; mais il a celá de commun avec tous ceux qui ont voulu faire des Syftêmes. Au refte, il dût fa fortune à fa réputation. Il joüiffoit de groffes penfons de l'Empereur d'Allemagne, de celui de Mofcovie, du Roi d'Angleterre, & de plufieurs autres Souve-rains.

répondit:

répondit, , que c'étoit pour avoir fait ́d'assez bons Vers Latins, quoiqu'il fût Métaphyficien & Géométre; & que la Critique le fouffroit en cette place pour tâcher d'adoucir, par cet exemple, l'efprit dur de la plupart de fes Confréres.

Cependant la Critique fe tournant vers l'Auteur des Mondes, lui dit : Je ne vous reprocherai pas certains Ouvrages de votre jeuneffe, comme font ces Cyniques jaloux; mais je fuis la Critique, vous êtes chez le Dieu du Goût, & voici ce que je vous dis de la part de ce Dieu, du public, & de la mienne; car nous fommes, à la longue, toujours tous trois d'accord.

Votre Mufe, fage & riante

Devroit aimer un peu moins l'art ;
Ne la gârez point par le fard,

Sa couleur eft affez brillante.

A l'égard de Lucréce, il rougit d'abord en voyant le Cardinal fon ennemi; mais à peine l'eûtil entendu parler ; qu'il l'aima. Il courut à lui, & lui dit en très-beaux Vers Latins > ce que je traduís ici en affez mauvais Vers Français.

Aveugle que j'étois, je crus voir la nature.
Je marchai dans la nuit, conduit par Epicure.
J'adorai, comme Dieu, ce mortel orgueilleux,
Qui fit la guerre au Ciel, & détròna les Dieux.
L'ame ne me parut qu'une faible étincelle,
Que l'inftant du trépas diffipe dans les airs.
Tu m'as vaincu, je cède, & l'ame eft immortelle,
Auffi-bien que ton nom, mes Ecrits, & tes Vers.

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gue de Lucréce. Tous les Poëtes Latius qui étoient là, le prirent pour un ancien Romain à fon air & à fon ftyle; mais les Poëtes Français font fort fâchés qu'on faffe des Vers dans une Langue qu'on ne parle plus, & difent que puifque Lucréce, né à Rome, embelliffoit Epicure en Latin; fon adversaire, né à Paris, devoit le combattre en Français. Enfin, après beancoup de ces retardemens agréables, nous arrivâmes jufqu'à l'Autel, & jufqu'au Trône du Dieu du Goût.

Je vis ce Dieu, qu'en vain j'implore,
Ce Dieu charmant que l'on ignore,
Quand on cherche à le définir ;
Ce Dieu qu'on ne fçait point fervir,
Quand avec fcrupule on l'adore,
Que la Fontaine fait fentir,
Et que Vadius cherche encore.

11 fe plaifoit à confulter
Ces graces fimples & naïves,
Dont la France doit fe vanter;
Ces graces piquantes & vives,
Que les Nations attentives
Voulurent fouvent imiter;

Qui de l'art ne font point captives,
Qui regnoient jadis à la Cour,
Et que la nature & l'amour
Avoient fait naître fur nos rives.

Il est toujours environné

De leur troupe tendre & légere;

C'est par leurs mains qu'il eft orné
C'est par leurs charmes qu'il fçait plaire.
Elles-mêmes l'ont couronné

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