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monde. Que s'était-il donc passé ? Nous n'avons pas à le rechercher, mais nous demandons: Où est le progrès nécessaire des sciences?

Franchissons encore un laps de quelques siècles: il n'y a plus de philosophie, il y a une théologie savante qui s'occupe de savoir, par exem. ple, si le Père s'est incarné et si le corps du Fils n'était qu'une ombre de corps; ou si Dieu qui a tout voulu et prévu a voulu la damnation des damnés avant qu'ils eussent péché. Il n'y a plus de morale, il y a un système de prescriptions et de pénitences qui défend de rien faire de bien à qui n'a pas la foi, et qui prête à la foi des rites pour échapper à la responsabilité du mal commis. Il n'y a plus d'histoire, il y a de plates` annales bourrées de superstitions et de miracles. Il n'y a plus de mathématiques, toutes les sciences exactes se réduisent aux bas éléments du quadrivium enseigné dans les écoles, quand on a des écoles. L'astronomie est devenu l'astrologie, et si l'on cherche quelque part les sciences physiques, on trouve à leur place la magie et la sorcellerie, connaissances non pas nouvelles alors malheureusement, nous ne le prétendons pas, mais dans lesquelles le monde devient très-versé, les jurisconsultes on ne peut plus experts. Les bûchers s'allument de tous. côtés, les sorciers et magiciens partagent avec les hérétiques le privilége d'être brûlés, sans qu'il y ait sang répandu, parce que l'Église abhorre le sang.

Voilà donc le progrès des sciences! Un penseur qui, dans le siècle d'Hipparque et de Posidonius, aurait eu confiance en l'avenir de la raison humaine, aurait évidemment négligé de s'enquérir de l'état mental des masses et ne se serait pas assez inquiété d'un autre progrès, bien différent du progrès des sciences, je veux dire de l'envahissement de cet esprit de confusion universelle et de crédulité qui supprima l'analyse exacte et ruina toute critique. Mais nous-mêmes, en nos espérances, songeons-nous assez à l'état mental des masses? faisons-nous ce qu'il faudrait pour les élever à la raison? tenons-nous assez compte des éléments de rétrogradation que renferment nos sociétés et du petit nombre des hommes qui suivent les bonnes méthodes? Ou je me trompe fort, ou le contemporain des premiers stoïciens, des premiers exégètes, des premiers critiques, des grands astronomes, des grands anatomistes de l'antiquité, le spectateur des vastes relations internationales et de l'universalité de la culture littéraire et scientifique, aurait eu d'aussi bonnes raisons que nous pouvons en avoir de croire au progrès nécessaire des sciences, nous qui assistons à l'essor des sciences expérimentales et à la construction des chemins de fer. Aurait-il été bien satisfait dans son attente si quelque somnambule lucide, - on les appelait alors des devins, mais les vrais savants n'y croyaient pas plus que maintenant, - lui avait montré la chaine des Posidonius et des Hipparque renouée aux Galilée, aux Descartes et aux Newton, par grande fortune, après de

longs siècles d'obscurcissement graduel, dont plus de mille ans de ténèbres profondes, sous le règne de la croix?

LA PSYCHOLOGIE DE L'HOMME PRIMITIF

LA NATURE DU SENTIMENT MORAL

(Voyez les nos 44 et 47 de la Critique philosophique, troisième année.)

Avec un fonds de thèses communes, avec des maximes et des raisonnements tout semblables en apparence, les auteurs de l'école expérimentale pure qui traitent de l'homme primitif ont entre eux bien plus de différences qu'on ne serait porté à le croire d'abord. Il en est de ces auteurs comme de ceux d'une branche voisine, la philosophie associationniste on les verrait très-divisés les uns des autres s'ils n'avaient pas des adversaires communs, et si d'ailleurs il s'obligeaient à éclaircir leurs points litigieux. Nous avons vu sir J. Lubbock admettre la table rase de moralité chez le sauvage ancien, et vouloir expliquer la formation du sentiment moral par une certaine généralisation de l'idée de l'utile, d'après cette remarque que l'« honnêteté» de chacun est utile aux autres, si ce n'est à lui-même. M. Burnet Tylor, de qui la Revue scientifique a publié il y a peu de temps une étude intéressante sur la société primitive (1), ne l'entend pas ainsi. Sans doute cet auteur croit, lui aussi, que l'archéologie et l'ethnologie démontrent que « l'homme d'autrefois était un sauvage » et que «l'état sauvage est la source de la civilisation; » et l'unique fond de la démonstration qu'il indique est une analogie dont toute la force consiste en l'usage des armes et ustensiles de pierre, usage commun aux sauvages actuels et aux hommes du drift et des cavernes. C'est se montrer facile à contenter en fait de preuves. Mais ensuite l'idée que M. Burnet Tylor se fait et de l'homme d'autrefois et surtout du sauvage n'est plus du tout la même. « L'assertion de quelques voyageurs qui ont prétendu, dit-il, avoir rencontré des sauvages assez dégradés pour n'avoir aucune règle morale manque de preuves et ne mérite pas d'être discutée. Toute tribu humaine a ses idées générales sur le bien et le mal, et chaque génération transmet sa règle à la génération suivante. » D'après cet auteur, la vie sauvage est déjà, par rapport à la vie primitive, un progrès énorme accompli, mais le zéro de l'échelle morale, dans la marche de l'humanité, n'est pas observable.

(1) Revue scientifique, no du 20 juin 1874.

On se trompe quand on allègue, en preuve de l'absence de notions morales, des usages tels que celui de l'homicide ou du suicide euthanasien, lesquels dépendent des conditions matérielles de la vie et supposent la volonté de bien faire. La morale n'est que le système empirique des mœurs, auquel le sauvage est bien plus fortement assujetti que le civilisé, et nullement cet ensemble des règles éternelles de la droite raison, que trouvent après coup les auteurs des De officiis. Les prescriptions ne sont pas constantes, elles ne suivent pas dans leur développement une direction uniquc; elles ne dépendent pas de la religion, dont le code, étranger d'abord à celui de la morale, vient s'y lier dans le cours de l'histoire, à notre connaissance; mais il n'est pas moins vrai que certaines peuplades, loin des civilisés et de tous leurs apports, au dire des voyageurs les plus sérieux, vivent dans un état de paix et d'union tout à fait satisfaisant, avec des mœurs pures, avec des principes de véracité et de fidélité qu'on voit rarement si bien observés dans le monde. Quelle est donc l'origine de cette morale indépendante primitive?

Je discuterai les premières assertions de l'auteur. Mais il vaut mieux aller d'abord à son but avec lui. Ce but est de déterminer l'origine de l'idée morale; la nature serait mieux dit, puisqu'il ne saurait partir du « zéro de l'échelle» et que ses prémisses, on va le voir, sont des sentiments qu'il n'est pas possible de ne point qualifier déjà de moraux.

M. Burnet Tylor se défend de nier directement ce que Bentham, Stuart Mill et M. Bain ont enseigné sur le rôle primitif de l'intérêt dans la constitution des lois sociales, mais il réclame en faveur d'une « action qu'ils n'ont pas assez définie, » qui s'exerce pour élever l'humanité de l'intérêt individuel à l'utilité générale ou bonheur de tous. La source de cette action serait à chercher dans le fait du lien de famille, dans l'existence des sentiments de paternité et de fraternité que ce lien suppose, dans les sympathies qui s'y rattachent, et qui s'étendent naturellement à tous les membres d'une même tribu. Il y a là une donnée première, un point de départ au delà duquel un Darwin, un Spencer, peuvent remonter, mais non point un simple ethnologiste. Ce n'est donc pas de « l'égoïsme de l'individu » à « l'utilité générale », que va s'élever l'auteur; c'est plutôt de l'utilité de la tribu, appuyée sur des sentiments, à l'utilité d'un corps successivement agrandi. Il considère, afin de développer son opinion, l'homicide et le vol, les deux grands sujets de toute règle morale dans le monde.

L'homicide n'a jamais pu être admis comme un fait arbitraire et de bon plaisir il doit s'y être joint des idées de vengeance ou de punition, de guerre ou de sacrifice. D'une autre part, on connaît la coutume sauvage qui fait dépendre l'initiation à l'âge viril de l'acte de tuer un homme, et il serait impossible de rattacher ce qu'il existe de règles pour la pro

tection de la vie, chez les sauvages, à quelque précepte universel de NE POINT TUER, précepte qui aurait ensuite été violé ou dénaturé, comme peuvent le croire des missionnaires. Non, mais c'est entre hommes. d'une même tribu que l'homicide est défendu, après quoi le cercle de l'alliance humaine peut s'étendre, et même enfin l'idée générale du respect de la vie se produire.

Et de même pour le vol. Piller l'étranger, ce peut être parfait; mais dans l'intérieur d'une même tribu, la propriété veut être respectée. Les mêmes hommes qui initient leurs enfants au vol comme à une profession très digne et très nécessaire (il y a de cela de curieux exemples) sont évidemment tenus de se respecter mutuellement dans leurs biens. Et ne disons-nous pas aussi chez nous que les voleurs ne se volent pas entre eux (1)!

La conclusion de M. Burnet Tylor est que les lois des sauvages sont conçues dans un intérêt mitoyen entre l'individu et l'humanité: savoir, dans l'intérêt du clan. C'est un utilitarisme patriarcal. Le passage de ce mode de sentir à un mode plus élevé, au plus élevé de tous, qui est le bonheur général de Mill, est une extension de la loi morale du clan à des sociétés de plus en plus étendues. Le précepte du sauvage est: aime ton proche, hais l'étranger; le nôtre est d'aimer nos semblables. Ce dernier, M. Bain a raison de dire qu'il ne procède pas d'intuition. Les moralistes « prennent les faits à rebours, » en supposant que le principe. général du respect a appartenu à l'homme primitif. L'ethnologie, sur un terrain plus sûr, enseigne que la morale idéale, ou de l'avenir, est non pas innée, mais un fruit de développement. La morale comme la charité commence dans la famille, puis s'étend à la nation, puis au monde. Peut-être un jour pourra-t-on ramener à un principe unique ces deux mobiles concordants de la sympathie familiale et du grand intérêt public.

Je sortirais de mon sujet si j'insistais sur le sens communiste inhérent à cette dernière pensée. Je me borne à remarquer en passant que telle doit être la conséquence naturelle d'un principe moral défini par la seule sympathie, ou charité, à l'exclusion de la raison et de la justice. Mais pourquoi scinder ainsi les propriétés fondamentales de la nature humaine, garder les passions naturelles, bannir la raison naturelle? Y a-t-il, «pour le simple ethnologiste, » un motif sérieux de penser qu'une époque fut où l'homme possédait les sentiments de la famille et du clan et ne possédait pas encore cet attribut de raison tout élémen

(1) Ce proverbe n'est pas trop juste, et la comparaison pèche en ce qu'une société dè voleurs porte en elle, à cause de sa situation au sein d'une société enveloppante dont le respect s'impose malgré qu'on en ait, un principe de corruption pour ses membres ; mais il reste au dicton ce sens vrai que toute association implique une certaine mesure de respect mutuel des associés.

taire qui apprend à des associés quels qu'ils soient que des associés doivent se respecter mutuellement et se servir, non se nuire. S'il y a un motif qu'on le donne; s'il n'y en a point, qu'on cesse de supposer que la défense de l'homicide et du vol se réduit primitivement à un instinct familial, au lieu d'appartenir en tout temps au principe général du respect entre personnes liées.

La théorie de M. Burnet Tylor, tant par ce qu'elle admet que par ce qu'elle rejette, est bien plus propre que l'utilitarisme pur à mettre sur la voie de la vérité. Sa faiblesse même est ici un secours. Après avoir reconnu combien il est arbitraire de donner au sentiment tout le rôle dont l'intelligence revendique une part, et de ne faire entrer dans le sens moral que la sympathie, sans l'idée de l'obligation, on voit facilement que l'auteur, eût-il le droit de s'en tenir aux mobiles passionnels, pour l'homme primitif, n'apporte, en son analyse, aucune raison qui nous oblige à particulariser comme il fait ces mobiles. Comment les premières affections et les premiers devoirs ne se feraient-ils pas sentir dans la sphère de la famille, quand il est si nécessaire que l'homme ait commencé son développement dans la sphère de la famille ? Les aprioristes ont-ils jamais dit que les propriétés fondamentales intrinsèques de la nature humaine, idées générales ou penchants universels, dussent se déterminer en acte et se produire dans l'expérience, si ce n'est à l'occasion et sous les conditions de l'expérience? Ils ont toujours admis très-formellement la thèse contraire.

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La question, que n'aperçoit pas l'auteur, est de savoir si la règle ne pas tuer, ne pas voler est un pur produit de la sympathie particulière des membres du clan, puis de leur utilité spéciale, et non pas plutôt une application de la fonction sociale avec ses conditions inhérentes, application qui, semblable à celle de toute autre puissance donnée en général, se restreint par le fait à tout cercle de société qui se réalise. Ceci n'est point une subtilité, car c'est la distinction même qui sépare l'école philosophique où l'on pose des lois préalables à l'expérience, et nécessaires à l'intelligence même des faits empiriques, d'avec celle où l'on ne reçoit primitivement que de tels faits sans lois, dès lors incohérents et inexplicables.

L'idée générale de l'association, je veux dire la notion inséparable de toute idée d'association, la notion d'une obligation de se respecter entre associés, n'est-elle pas celle-là même, et la seule qui, même dans le cercle resserré de la famille, a pu agir, là et quand la « sympathie » par le fait a manqué? C'est elle seule qui peut nous donner l'intelligence des idées de faute et de punition qui accompagnent invariablement les actes et les institutions de répression et de contrainte des individus, en toute tribu à laquelle un «< simple ethnologiste» puisse se rapporter. Ou bien croirait-on par hasard que la sympathie manque rarement entre tels des

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