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LA CRITIQUE PHILOSOPHIQUE

POLITIQUE, SCIENTIFIQUE, LITTÉRAIRE

LES RESSOURCES DE LA SOI-DISANT DÉMONSTRATION
IRRÉFRAGABLE EN PHILOSOPHIE

Les philosophes qui ont voulu se soustraire, et ils l'ont voulu presque tous, à la nécessité de confesser que leurs affirmations les plus théoriques en intention, quand elles dépassaient la sphère des phénomènes, étaient en réalité des affirmations pratiques, ont dû assigner en dehors d'eux quelque chose qui les forçât de juger comme ils jugeaient effectivement, et qui fût capable de forcer de même toute autre personne à leur place. Il n'y a pas en effet d'autre moyen d'échapper à l'aveu d'avoir ce qui s'appelle mis du sien dans une recherche qu'on a poursuivie, dans une direction qu'on a prise, dans une décision à laquelle on s'est arrêté du sien, c'est-à-dire de son vouloir, de son penchant, de ses habitudes d'esprit et de l'effet des circonstances où l'on s'est déterminé tout le long de sa vie et de ses réflexions. Il s'agit toujours d'assurer fermement quelque chose qui n'est pas un phénomène et ne se voit pas comme un phénomène. Aussi, la plus importante ressource pour y parvenir a été de tout temps de prétendre que ce qu'on assurait ainsi était comme un phénomène et se voyait comme un phénomène. C'est cette quasi-vision du vrai qu'on a appelée l'évidence.

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L'ÉVIDENCE. Une espèce d'intuition d'esprit, que l'on compare à celle des yeux et que l'on peut appliquer à des vérités générales, voilà donc l'évidence. Si le philosophe choisit comme il faut ces vérités, et qu'il puisse y compter, il espère qu'il fera de sa doctrine un système de propositions déduites, et toutes également évidentes. Pourquoi? Parce que la déduction logique est le procédé intellectuel qui parait le mieux de tous s'assimiler à l'intuition. On voit, dit-on, que tels principes impliquent telle conséquence; on ne peut pas se refuser à la conclusion. Voilà comment Descartes, Leibniz et tant d'autres ont compris la composi tion d'une philosophie.

Ce sont deux points nécessaires dans l'évidence : l'évidence des prin

CRIT. PHILOS.

IV.

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cipes, l'évidence des raisonnements. Passons sur cette dernière; sa puissance de conviction est très-grande; il y a bien quelque part un lieu d'achoppement pour elle aussi, mais aujourd'hui n'en parlons pas ; disons comment l'évidence des principes a été ruinée par la critique et l'expérience des systèmes.

Pour la constatation des phénomènes, et des plus proprement évidents, ceux de l'intuition des sens, chacun de nous a son évidence à lui, sans doute; mais ce qui fait que nous en convenons entre nous, c'est que nous en éprouvons la même puissance et les mêmes effets dan es mêmes cas, sans en contester. Si cette puissance et ces effets se rencontrent dans l'affirmation des principes, on pourra dire que nous tenons réellement le moyen d'assigner hors de notre individu quelque chose qui nous force; le moyen d'échapper à l'aveu que nos propositions sont nôtres et mêlées des éléments pratiques du jugement humain. Sinon, non; or, c'est le non qui est ici le fait. Le fait incontesté, c'est que tous les principes ont été contestés. Ils l'ont été aux moments où ils se sont offerts pour servir à l'édification des doctrines. Ils l'ont été dans la suite. On les a repris, abandonnés et repris. Les mêmes écoles opposées se sont combattues aux différentes périodes de l'histoire des systèmes, et cela au nom de principes indispensables à chacune el que les autres leur déniaient. Il n'y a donc pas d'évidence des principes, à moins qu'on ne veuille dire que l'évidence est une impression toute personnelle, ce qui supprime tout débat et la philosophie du même coup.

Il aurait dû suffire que l'expérience eût fait voir que les penseurs ne convenaient pas entre eux des principes, comme évidents. Les analyses de Kant sont venues par surcroît. Il y avait de ces principes qu'on employait à établir l'existence d'un être nécessaire, parfait, l'existence d'une âme indécomposable, immortelle, ou encore l'existence d'une matière étendue à l'extérieur, divisible à l'infini. Kant a dévoilé les illusions de la pensée qui veut conclure logiquement, avec évidence, de ses impressions et de ses lois propres aux réalités données hors d'elle et à l'espèce de ces réalités.

Plus tard encore, les beaux développements de l'analyse des associations mentales ont conduit les philosophes d'une autre école à reconnaître que des propositions générales qu'on prétend être évidentes, ou d'une vérité irrésistible, ou telles encore que les propositions opposées à celles-là soient inconcevables, peuvent résulter dans l'esprit des habitudes contractées. Ces philosophes soutiennent même qu'il n'y a point de ces propositions générales qui aient une origine différente et plus sûre. S'ils n'ont qu'en partie raison, c'est assez pour infirmer la vieille théorie de l'évidence et revendiquer la présence des éléments pratiques dans les jugements même les plus spécieux; car mettons de tels jugements en doute, et nous mettrons l'évidence en doute; acceptons-les au

contraire après réflexions, nous constaterons notre penchant, ou notre volonté de nous rendre aux motifs qui nous les recommandent.

LE SENS COMMUN.-Lorsque les philosophes sont conduits par la marche des idées et la succession des écoles qui se contredisent à douter de l'évidence des principes, ils recourent volontiers à certain état normal supposé de l'esprit humain qu'ils appellent bon sens, par opposition aux opinions qui ne leur semblent pas bonnes; ou sens commun, parce qu'ils prétendent en faire sortir l'oracle du fond d'un esprit quelconque sain et non prévenu; ou croyance naturelle, quand il leur plaît d'admettre un penchant qui prouve de lui-même la réalité de son objet, étant le même chez tous, et auquel il convient pour cela de s'abandonner. On remarquera que ces divers points de vue sont analogues entre eux et impliquent l'existence d'une espèce de consentement universel des hommes pour assurer certaines vérités, consentement duquel seraient exclus seulement les rares penseurs qui ne s'y conforment pas, quoique, à vrai dire, ils soient les plus compétents dans l'espèce. Ce prétendu consentement universel, auquel tout revient comme on voit, est quelquefois présenté directement comme la marque de la vérité, mais il aurait le grave inconvénient de marquer tout ce qu'on veut selon les lieux, les temps et les nations, si l'on n'avait pas soin de limiter les décisions qu'on réclame de lui à un petit nombre de thèses de philosophie qu'on formule soi-même, demandes et réponses.

Il n'y a point de consentement universel pour des thèses de philosophie; point de croyance naturelle en des vérités mises dans la forme et sous des énoncés précis que des penseurs puissent avouer; point de bon sens à faire valoir contre les opinions, d'ailleurs variables, de gens qui sont précisément ceux qui ont le mieux étudié les questions et qui étaient les plus capables de les examiner; point de sens conimun appelé à décider sur des sujets non soumis au commun des hommes et dont ils n'ont pas souci de définir proprement les termes.

Un problème, pour être résolu, doit d'abord être compris, analysé en ses éléments et strictement défini quant au point enveloppé dans les données et qu'il s'agit d'en dégager. Ce sont là les opérations par lesquelles on pose, comme on dit, un problème. Mais pour les autorités dont on vient de parler, sens commun et autres, il n'y a pas de problème vraiment posé; il n'y en a donc pas de résolu. Prenons pour exemple la question de l'existence de la matière des corps: c'est une de celles qu'on aime à décider par le recours au sens commun; eh bien, telle que le sens commun la prend et peut la prendre, si elle n'est l'objet d'un doute pour personne, elle n'est non plus l'objet d'aucun intérêt; si au contraire elle est pour l'analyse un sujet des plus scabreux et de la plus grande portée, la manière dont elle se pose est inconnue au sens com

mun et ne devient accessible à chacun de ceux qui s'en diraient les organes que dans la mesure même où il a réfléchi et travaillé pour sortir de cette sphère du sens commun et entrer dans le domaine plus étroit de la critique philosophique.

Au reste, il faut bien dire que ces marques de vérité, l'évidence, le sens commun, etc., qui ont joué un très-grand rôle dans la philosophie des deux derniers siècles, n'en ont gardé maintenant qu'un très-petit, en dehors des lycées et facultés où la philosophie ne vit pas, mais se traîne sans force et sans ardeur. L'opinion qui paraît avoir le plus de sérieux adhérents, et aussi qui fait le plus parler d'elle, est celle qui demande la preuve des vérités de toute nature, en philosophie comme ailleurs, à la méthode des sciences physiques, à l'expérience et à l'induction. Mais il y a plus d'une manière d'entendre l'application de cette méthode.

UN MOT SUR LA SITUATION

Il se mêle encore tant d'incertitude aux espérances qu'il est permis de concevoir pour la solution de la question constitutionnelle en 1875, que nous pouvons ajourner le jugement de la Critique philosophique sur le fond des choses à l'époque où l'œuvre pénible de la transaction des partis se présentera devant nous complète et avec des chances de durée. Mais en attendant, nous devons nous féliciter de ce que nos vœux les plus chers reçoivent un grand commencement de satisfaction. Puisse la fin des débats répondre à ce commencement, grâce à la sagesse de tous et par la défaite achevée des deux seuls partis qui demeurent en dehors de la transaction: l'un parce qu'il ne représente plus en vérité que des doctrines surannées auquel aucun corps électoral ne saurait assurer même une minorité sérieuse dans notre pays; l'autre, parce que de hon teuses circonstances pourraient seules lui rendre un indigne crédit sur les populations abusées.

La politique défendue par la Critique philosophique a deux grands objectifs. Au parti républicain, qui est celui des réformes de tout ordre, nous avons conscillé l'adoption d'un système de légalité stricte et sans exceptions, comme unique moyen d'obtenir un jour, à force de longanimité et de raison, des résultats qui ont été refusés depuis quatre-vingts ans à la méthode révolutionnaire. Nous avons parlé durement du passé de ce parti et de certaines doctrines dont il n'est pas encore assez revenu, sans égard à des sentiments que nous n'avions pas à ménager chez lui, car ils sont exactement les nôtres. Lui conseiller la méthode

à condi

légale, c'était lui recommander aussi celle des transactions, tion que l'honnêteté les avoue. Et, en effet, il n'est point de politique nouvelle qui puisse avancer pacifiquement chez une nation sans consentir à des transactions de cette sorte. Le parti républicain a dépassé notre espoir, et nous croyons assister enfin à la fondation si désirée d'une opposition à la fois légale et radicale. De très-rares et très-honorables exemples de sacrifice ont été fort remarqués: nous ne saurions trop les louer. Ce ne sont pas, quoiqu'on l'ait dit, des sacrifices de la conscience. Ceux-là, il n'en faut point faire. Ce ne sont que des transactions d'un genre légitime, et qui signalent seulement chez les auteurs l'abandon de la politique révolutionnaire. Il faut désormais que la responsabilité des révolutions, si le signal doit en être donné, pèse de tout son poids sur les classes dirigeantes, obligées aujourd'hui d'organiser la république et qui pourraient de nouveau conspirer son renversement. L'autre objectif ordinaire de nos articles politiques concerne ces classes dirigeantes. Nous nous sommes, à plusieurs reprises, attachés à montrer comment les rétrogradations et la ruine imminente de l'esprit de notre nation, présages de sa ruine matérielle, sont imputables à l'égoïsme et à l'aveuglement de ces classes, à la peur malsaine qui les saisit en de certains moments, et même à la cruauté de leurs instincts de domination et de répression. Aujourd'hui, sans retirer nos jugements à cet égard, nous devons dire qu'un parti de conservateurs progressistes semble se former. Ce ne sont plus de simples velléités, ou du moins elles s'étendent à un plus grand nombre de personnes, et deviennent ainsi plus sérieuses. Le jour où ces conservateurs auraient constitué à leur gré une république viable, si conservatrice fût-elle, sans princes ni priviléges trop criants en dehors des pouvoirs issus de l'élection, et où ils se résigneraient à ne défendre leurs positions et leurs intérêts que dans l'enceinte de l'ordre légal républicain, ce jour-là, il devrait y avoir joie et rassérènement pour tous les vrais patriotes, car ils auraient échappé au cauchemar qui pèse sur eux depuis l'année 1851. RENOUVIER.

SOPHISMES POLITIQUES

En me servant du mot sophisme, qui est dur, j'éprouve le besoin de déclarer que le sophisme ne suppose pas toujours le sophiste, et qu'on peut de bonne foi raisonner d'une manière très-sophistique. L'intention sophistique formelle et réfléchie est rare; elle ne doit pas se présumer. Ce qui n'est pas rare, c'est que le sophisme sorte d'une con

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