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absence totale de preuve d'un côté comme de l'autre, et où l'absence de preuve pour l'affirmative ne crée pas, comme cela arrive si souvent, une forte présomption en faveur de la négative. »

Voilà probablement le passage le plus catégorique et le plus hardi que philosophe ait jamais écrit en faveur de la thèse de l'immatérialisme; et l'on voit que, si Stuart Mill n'a pas coutume d'abuser de la croyance, quand il s'agit de théologie morale ou de postulats de raison pratique, il refuse également d'en faire le moindre usage pour certifier les existences dont il n'y a nulle preuve logique. Nous ne saurions consentir à aller jusque-là, et pour nous, c'est-à-dire à ce que nous voulons croire, il y a une réalité substantielle des êtres matériels, dans le même sens où il y en a une des êtres conscients, à savoir définie par de certaines séries continuées de phénomènes, que nous ne connaissons pas en eux-mêmes sans doute, mais qui ne laissent pas d'être donnés pour eux-mêmes et d'agir sur ceux qui nous concernent. Cette réserve à faire n'empêche pas de reconnaître toute sa force à l'argument de Mill, fondé sur ce que les phénomènes de sentiment et de pensée, à la persistance desquels on oppose des considérations négatives, possèdent une réalité logiquement inébranlable qui manque à ceux dont se tirent ces sortes de considérations.

Ces considérations, ces preuves négatives, Stuart Mill les estime même plus faibles que ne sont ordinairement les preuves empruntées de l'absence de preuve. <«< Prenons, dit-il, la sorcellerie pour exemple: il n'y a aucune preuve qu'elle ait jamais existé, et ce fait est aussi concluant que pourrait l'être une preuve positive qu'elle n'a pas existé : car si elle a existé c'est sur cette terre, où dans ce cas la preuve de fait eût certainement suffi à la démontrer. Mais pour l'existence de l'âme après la mort, le cas n'est pas le même. Qu'elle ne reste pas sur la terre, et qu'elle cesse de donner autour d'elle des signes de son existence ou d'intervenir dans les événements de la vie, nous en avons des preuves de même poids que celles qui démontrent la fausseté de la sorcellerie; mais qu'elle n'existe pas ailleurs il n'y en a aucune. Une présomption très-faible, s'il en est une (if any), voilà tout ce qu'il est permis de conclure de la disparition de l'âme de la surface. de notre planète. »

pas

Après avoir ainsi affaibli les plus ordinaires motifs de ceux qui ne croient à l'im nortalité, Stuart Mill va travailler maintenant à affaiblir ceux qu'on pourrait avoir d'y croire. C'est sa manière, très-naturelle chez lui, et inévitable, du moment qu'il a résolu de ne permettre aucune intervention de la raison pratique dans la balance des probabilités. Il remarque d'abord, et l'observation est trèsjuste, que ce ne sont pas, tant s'en faut, des considérations du genre de celles qu'il vient de présenter, non plus d'ailleurs que d'autres arguments de science, qui inclinent les gens à croire. Ce ne sont que l'autorité et puis le désir qu'il en soit ainsi, c'est-à-dire que ce ne sont pas des raisons, suivant lui.

En faveur du motif que fournit le désir, ou plutôt l'instinct prétendu de l'immortalité, chez l'homme, on invoque ordinairement le fait de l'existence réelle, dans la nature, des objets destinés à servir de fins aux tendances des êtres et à satisfaire leurs attraits. Sans examiner, dit Mill à ce propos, si le désir en question est ou n'est pas un instinct, on peut répondre à ceux qui le mettent en avant,

que l'objet demandé existe effectivement, et qu'il est renfermé dans la vie même, telle que nous l'avons. Pourquoi cette vie serait-elle sans fin ? Pour prendre un exemple, le désir de l'alimentation chez les animaux, la faim, suppose la nutrition et les aliments; mais ce même appétit ne suppose pas que les aliments abonderont indéfiniment et toujours pour ceux qui l'éprouvent. L'argument est amusant, mais si facile à rétorquer, qu'il est étonnant que ce grand logicien s'en soit contenté. En effet le désir dont on cite l'existence à l'appui du fait d'une vie future est un désir spécifiquement humain : non pas celui que tous les animaux éprouvent également et qui se témoigne chez eux par l'instinct tout simple de la conservation, mais celui qui, joint aux facultés de prévision et de raison, se pose un objet de la même généralité qu'elles. Il faudrait donc prouver que la donnée générale des harmonies et des finalités dans le monde ne peut fournir la moindre probabilité, ni autoriser la plus légère conjecture touchant l'existence d'une fin réelle des appétits rationnels et moraux de l'homme, et d'une fin comparable en étendue à leurs anticipations.

Nons ne sommes pas beaucoup plus satisfaits de la manière dont Stuart Mill réfute l'argument de l'autorité et de la tradition. Si cet argument valait quelque chose, il vaudrait aussi bien, pense-t-il, pour nous faire croire aux apparitions des esprits sans corps; car il semble fort, d'après les anciennes légendes, que la croyance aux revenants était le principal fondement de la croyance à l'immortalité. Cette dernière a survécu à l'autre jusque dans nos siècles scientifiques; mais c'est grâce à l'éducation, et le nombre des dissidents va en augmentant. On pourrait répondre que la croyance aux revenants est elle-même une forme et un effet de la disposition à croire à la permanence des consciences des morts, et qu'une telle disposition a dû, semblable à beaucoup d'autres, se témoigner sous des modes tantôt grossiers et tantôt raffinés, selon les temps et les gens, ce que d'ailleurs elle fait encore. Le parti qu'on en peut tirer pour soutenir la thèse de l'immortalité est indépendant des formes qu'elle prend. Le tout est de savoir ce que pèsent l'autorité et la tradition. Nous croyons quant à nous que toute leur valeur ici réside au fond dans l'instinct humain où elles ont eu leur premier point de départ, où elles trouvent encore leur principale ligne de défense.

En passant du terrain de la philosophie à celui de la religion naturelle, Stuart Mill se montre moins rebelle aux impulsions du sentiment. Il s'agit cette fois des motifs qu'on pourrait tirer de la création, dont il a établi ailleurs la possibilité, et de la bonté de Dieu à laquelle il ne nous a pas défendu de croire. Mais la théologie qui vient ainsi à notre secours ne peut nous garantir, ni la puissance de Dieu pour nous procurer tout le bien qu'il serait dans ses intentions de nous faire, ni même que d'autres desseins n'ont pas primé ceux que lui aurait suggérés sa bonté. Nous ne savons donc pas si le Créateur, qui paraît avoir subordonné nos satisfactions à son plan, a pu ou voulu nous assurer celle de revivre après notre mort. «Mais si quelqu'un trouve sa satisfaction ou son avantage à espérer une vie future comme une chose possible, rien ne l'empeche de s'adonner à cette espérance. Il y a des signes de l'existence d'un être qui possède une grande puissance sur nous, toute celle que suppose la création du cosmos, ou du moins des êtres organisés qui l'habitent; il y en a aussi de la bonté de cet être, mais qui ne prouvent pas

que la bonté soit son attribut prédominant; et comme nous ne savons pas les limites de sa puissance, ni de sa bonté, nous avons le champ libre pour espérer que l'un ou l'autre attribut aille jusqu'à nous assurer la possession d'une vie éternelle, pourvu que cette vie soit avantageuse pour nous. La même raison qui nous permet d'espérer nous autorise à attendre que, s'il y a une vie future, elle sera au moins aussi bonne que la vie présente et qu'elle ne sera pas dépouillée du plus précieux privilége de la vie présente, la possibilité de nous perfectionner par nos propres efforts. Rien ne saurait être plus opposé à tous nos calculs de probabilité que l'idée vulgaire de la vie future où l'on voit un état de récompenses et de punitions en un autre sens que celui où les conséquences de nos actions sur notre caractère et nos aptitudes nous suivent dans l'avenir comme elles ont fait dans le passé et le présent. Quelles que soient les probabilités de la réalité d'une vie future, toutes les probabilités en cas d'une vie future sont que tels que nous avons été faits ou que nous nous sommes faits nous-mêmes avant le changement, tels nous entrerons dans la vie à venir; et que l'événement de la mort ne produira aucune interruption dans notre vie spirituelle, ni n'influencera notre caractère autrement que tout autre changement important dans notre manière d'exister aurait toujours pu le modifier. Notre principe pensant a ses lois qui dans cette vie sont invariables, et l'analogie doit nous faire admettre, d'après les faits de cette vie, que les mêmes lois persisteront. Supposer que la main de Dieu opérera un miracle au moment de la mort, qui rendra parfaits tous ceux qu'il voudra faire entrer au nombre de ses élus, c'est un effort d'imagination qu'une révélation dùment prouvée justifierait peut-être, mais c'est une supposition complétement opposée à tout ce qu'il est permis de présumer d'après les lumières de la nature »> (1).

Nous pensons exactement comme Stuart Mill, au sujet d'une doctrine probable des peines et des récompenses, naturellement et non pas miraculeusement attachées à la probabilité d'une vie future. Toutefois nous devons dire que cette doctrine serait mieux à sa place dans un traité des postulats de la raison pratique, que parmi les conséquences d'une sorte de théologie des possibles où l'on envisage Dieu comme un créateur puissant et bon, limité en puissance et en bonté, dont nous ignorons le but et le plan. Rien n'empêche en effet que ce Dieu qui, par hypothèse, nous a faits, et qui dans la suite nous voit soumis à de grandes épreuves en ce monde qu'il a arrangé, ne se réserve d'être plus tard notre juge (dans le sens ordinaire de ce mot) et ne prépare des félicités spéciales pour ceux qu'il jugera dignes de sa compagnie après leur vie, et des punitions peut-être pour ceux qui ont mal tourné. Ce sont là des idées en harmonie avec le point de vue de l'anthropomorphisme. C'est la philosophie proprement dite qui en suggère

d'autres.

(1) Essais sur la religion, traduction de M. Cazelles, pp. 182-197.

Le rédacteur-gérant: F. PILLON

PARIS, IMPRIMERIE DE E. MARTINET, RUE MIGNON, 2

LA CRITIQUE PHILOSOPHIQUE

POLITIQUE, SCIENTIFIQUE, LITTÉRAIRE

L'article qu'on va lire est traduit de l'allemand et nous est communiqué par l'auteur, M. F.-A. Hartsen, dont les remarquables ouvrages écrits dans notre langue (4) seront l'objet d'un compte rendu dans la Critique philosophique. Nos doctrines sur l'âme diffèrent de celles de M. Hartsen. Nous aurons prochainement occasion de nous en expliquer en traitant les questions du phénoménisme et du principe de relativité, dans la suite des articles que nous consacrons à l'exposition sommaire du criticisme ou de ses applications principales. Mais les différences que nous accusons portent beaucoup plus sur la méthode -si ce n'est même par. fois sur de simples questions de mots que sur le fond des choses. D'ailleurs, le travail que nous publions ici se distingue tellement par l'originalité et la lucidité, et l'hypothèse que défend l'auteur possède une valeur telle dans l'état actuel des sciences physiques, que nos lecteurs nous sauront certainement gré de le leur avoir fait connaître.

LE MATÉRIALISME ET L'IMMORTALITÉ

On nous rappelait récemment cette vérité que tout acte de perception, et par conséquent tout ce qui est appelé conscience, aboutit à la faculté de distinguer; et l'on essayait d'en montrer l'application à tout exercice de la pensée. Selon nous, on ne saurait trop apprécier la valeur de la fonction de distinction pour la philosophie. Celui qui sait le mieux distinguer est, sous les mêmes conditions, le meilleur explorateur possible dans chaque domaine, et la plupart des erreurs de la perception aussi bien que la pensée proviennent d'une distinction défectueuse : « Qui bene distinguit, bene docet ».

C'est ce qui pourrait se démontrer de la manière la plus péremptoire par l'histoire de la philosophie moderne. Combien de philosophes allemands (Fichte, Hegel, etc.) ont échoué contre cet écueil! Si, comme on l'affirme, la philosophie du commencement de ce siècle en Allemagne a été malade, sa maladie a consisté précisément dans une faculté de distinction défectueuse, dans la manie de l'identification.

(1) Principes de logique, Paris, 1872. teur).

CRIT. PHILOS.

Principes de psychologie, 1873 (Savy édi

IV. - 1

Le monisme et le panthéisme sont-ils autre chose que le résultat du défaut de distinction?

Les tristes conséquences d'une distinction défectueuse se font sentir partout où il y a quelque chose à distinguer, par exemple dans l'obscurcissement de la différence entre Dieu et l'esprit du monde, entre ce dernier et le monde, entre l'âme et le corps, entre la pensée et l'objet, entre l'objet et le rapport, entre l'entier et la somme des unités (la forêt et les arbres), etc., etc.

Un grand vice, sous ce rapport, et contre lequel la Bible déjà nous met en garde, c'est de confondre la lettre avec l'esprit, c'est-à-dire le mot avec la pensée. Il n'arrive que trop fréquemment que l'on blâme le nom, quand c'est l'objet seul qui mérite le blâme; ou qu'on s'en prend à l'objet, tandis que le nom seul est en défaut.

Il est une autre confusion que nous avons à signaler ici; c'est celle que l'on fait entre les prémisses et la conclusion d'un raisonnement. On rejette les prémisses là où l'on devrait rejeter la conclusion; on attaque le point de départ là où l'on ne devait s'en prendre qu'à la manière de procéder.

Une autre confusion encore est celle où l'on confond les deux acceptions d'un mot qui peut avoir deux significations.

Nous allons faire l'application de ces remarques aux matérialistes et aux rapports qui existent entre eux et leurs adversaires.

Si nous considérons les procédés des antimatérialistes, nous avons sujet d'en être peu satisfaits. Les matérialistes ont raison quant au point principal. Je ne veux point dire que leurs adversaires ont tout à fait tort, ni que les matérialistes ont tout à fait raison. Je puis même aller plus loin et dire qu'en un sens ils ont moins raison que leurs adversaires. Car de quoi s'agit-il? C'est ce que nous allons éclaircir. Mais auparavant, afin d'éviter de confondre le nom avec l'objet, nous dirons ce que c'est à proprement parler qu'un matérialiste.

Le mot matérialiste a un double sens. Il désigne d'abord, quelqu'un qui nie l'immortalité; ensuite il sert à désigner celui qui affirme que ce que nous avons l'habitude d'appeler la matière est capable de penser; qu'entre la matière et la force, la force et l'esprit il n'y a point de différence tranchée; et que toute action consciente de l'âme exige une activité du cerveau, ou même est identique avec cette activité.

Mais malgré le nom qui leur est commun ces deux choses sont bien distinctes. Si Büchner et d'autres étaient plus habiles à distinguer, ils comprendraient que leur prémisse «la matière peut penser » n'a pas pour conséquence que l'immortalité est une absurdité; et si, d'autre part, les antimatérialistes savaient mieux distinguer, ils verraient que le défaut des matérialistes gît dans leurs déductions, non dans leur point de départ. En effet, les monadistes de notre temps (E.-H. Fichte, Her

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