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toire; il n'est pas, lui, fixé, déterminé, invariablement arrêté d'avance dans sa forme future; il échappe à la prévision scientifique; il est fait de possibilités dont les rapports sont à chaque instant modifiables. Et comment le réel échappe-t-il à la prévision scientifique, telle perfection qu'on suppose à cette prévision? Qu'est-ce qui ôte au réel ce caractère de fatalité qu'on est enclin trop naturellement à lui attribuer? C'est précisément ce rationnel, cet idéal, qui ne se laisse pas confondre avec le réel, qui nous commande et nous sollicite d'exercer une action modificatrice sur les possibles dont le réel va se composer, et qui, par la lumière et la chaleur qu'il apporte à notre âme, révèle et suscite et soutient en nous cette libre action modificatrice. Fais ce que dois, advienne que pourra, cela veut dire : caractère impératif du devoir, simple possibilité de l'avenir. N'est-ce pas là toute la morale criticiste?

UN DEVOIR DE L'ADMINISTRATION

On lisait il y a quelques jours dans le Rappel :

Il y a plus d'un mois, la nouvelle s'est répandue que dix-neuf déportés s'étaient échappés de la Nouvelle-Calédonie, par une nuit de tempête, sur un frêle canot; puis le silence s'est fait sur les suites de cette évasion. Les dix-neuf fugitifs ont-ils gagné une rive quelconque ? Ont-ils atteint en mer un vaisseau qui les conduit en ce moment vers les bords américains? Ont-ils débarqué dans une île des archipels océaniens? Ou bien la tempête les a-t-elle engloutis? Leur canot a-t-il sombré sur les récifs du Pacifique et ne sont-ils sortis de la prison que pour entrer dans la mort? Toutes ces hypothèses sont possibles, mais aucune d'elles n'a encore été officiellement confirmée.

Or, il y a en France des milliers de familles qui ont vu partir pour la NouvelleCalédonie des pères, des époux, des fils, des frères. Chaque jour dans ces milliers de familles se pose depuis plus d'un mois cette terrible question : mon père, mon époux, mon frère, mon fils, sont-ils parmi ces dix-neuf évadés inconnus? ce qui revient à dire : sont-ils parmi ces dix-neuf inconnus peut-être engloutis dans les flots de l'Océan ?

L'auteur des lignes qui précèdent, M. Asseline, demandait au gouvernement de mettre fin aux tortures de cette incertitude en publiant les noms des dix-neuf fugitifs. Il le demandait au nom de l'esprit de famille et au nom de l'humanité. Nous estimons, et nous devons dire hautement que cette demande pouvait, et, s'il n'y a pas encore été fait

satisfaction, peut être faite, non-seulement au nom de l'humanité, mais au nom des principes les plus élémentaires de justice.

On n'a pas, en France, le sentiment des droits du public sur l'administration. Il semble qu'elle fasse grâce et faveur lorsqu'elle remplit les devoirs les plus simples; elle croit se montrer généreuse en payant sa dette; on s'adresse à sa pitié, à sa magnanimité, et l'on en sollicite comme un bienfait, ce qui est l'accomplissement strict d'un mandat. La véritable idée logique et morale de service public, l'idée de commission, acceptée des citoyens, exercée pour les citoyens, sous leurs yeux et leur contrôle, en vue de l'intérêt général et du droit commun, cette idée-là ne paraît pas avoir pénétré dans les bureaux de nos ministères et de nos préfectures. Le règne monarchique du bon plaisir s'y est retranché et s'y maintient; il y a là un droit divin que nos révolutions bruyantes n'ont pas effleuré.

Cependant, tant que l'esprit juridiqne n'aura pas transformé les rapports quotidiens des administrateurs et des administrés, la liberté et la démocratie ne seront que des mots. Que des parents et des amis, ou même des citoyens quelconques, demandent à l'administration des renseignements sur le sort de tels détenus ou déportés qui ont fait une tentative d'évasion et qui paraissent avoir été victimes de cette tentative; que l'administration s'empresse de donner à ces citoyens toutes les informations qu'elle possède sur l'objet d'une si légitime sollicitude: peut-on concevoir rien de plus naturel dans un État libre, rien de plus conforme aux conditions de publicité qui caractérisent un tel État, en même temps qu'à l'esprit de solidarité civique qui doit animer tous ses membres? Et peut-on concevoir rien de plus monstrueux, dans un pays de suffrage universel, que des fonctionnaires qui se croiraient et auxquels les mœurs et les lois accorderaient le droit de refuser toute réponse à une demande de cette nature, le droit de garder secrètes des nouvelles dont la communication intéresse tout le monde, parce qu'elle est liée à l'intérêt général des communes garanties?

Garder le secret sur le sort de prisonniers politiques, cela est d'ancien régime. Quel que soit le sentiment public à l'égard des déportés de la Nouvelle-Calédonie, on doit considérer que les jugements et les condamnations politiques qui les ont atteints n'en ont pas fait des choses. Il ne faut pas permettre à la raison d'État de les traiter comme des choses. Ce sont des hommes, des Français; il reste en eux des droits à respecter, des liens de droit entre eux et leurs familles, entre eux et la patrie: il ne faut pas permettre à la raison d'État de méconnaître ces liens et de nous ramener au temps des oubliettes et des bastilles.

F. PILLON.

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LA COMMUNE FRANÇAISE

L'ancien parti conservateur ne cesse de dire, usant de l'argot politique du jour, que la République est le radicalisme et que le radicalisme mène à la Commune. Mais à qui serait la faute s'il arrivait que ce grand mot de commune qui désigne, et qui a le droit en bonne logique et bon français de désigner tout à la fois l'autonomie et l'association, le gouvernement des citoyens par eux-mêmes et la gestion des intérêts collectifs dans un groupe politique d'étendue convenable, si ce grand mot venait à être définitivement, pour un peuple cent fois trompé et poussé àbout, ce qu'il fut à l'issue des temps féodaux, un symbole de la révolte et le nom de la défense organisée des intérêts populaires contre l'oppression et le privilége incarnés dans les autorités anciennes? Qui serait responsable, si la cause de la décentralisation administrative, de l'éducation laïque et de la liberté d'association, répudiée et combattue par les ministres d'État et les parlements, se trouvait abandonnée aux conseils municipaux qui tendent visiblement à l'embrasser dans toutes les villes où ils sont nommés librement? Les conseils municipaux ne représentent-ils pas les communes, et n'est-il pas naturel que les noms restent aux choses et prennent une signification plus sérieuse à mesure que les choses sont mieux comprises? il serait puéril de vouloir chasser des mots de la langue à cause d'une insurrection vaincue, d'autant plus que les insurrections n'ont pas coutume de prendre les plus mauvais pour leur servir de drapeau.

Mais admettons que le terme honni conserve sa signification sinistre: il est à craindre en effet que de futures insurrections populaires ne revêtent la forme de la dernière. Ces choses-là ont leurs traditions. Mais qui donc aujourd'hui prépare des insurrections? Serait-ce par hasard la République? En qualité de gouvernement existant, elle voudra nécessairement se conserver et se défendre. C'est une tâche à laquelle elle suffit fort bien: elle l'a montré précisément, et plus d'une fois, aux dépens des partis anarchiques ou trop ardents auxquels on lui reproche de prêter la main. Ce n'est pas elle, c'est la monarchie qui a vu du jour au lendemain les gouvernements soi-disant les plus forts céder la place à l'anarchie pure et à la table rase des constitutions. Toute monarchie à l'avenir finira comme ont fini la monarchie de Louis XVI, la monarchie de Charles X, la monarchie de Louis-Philippe, la monarchie de Napoléon III. Conservateurs monarchistes, ne voyez-vous pas dans ces événements répétés le signe de la fatalité ? La prochaine fois, ce qu'à Dieu ne plaise, que votre aveuglement et votre obstination auront rendue inévitable une de ces catastrophes, il est clair que vous assisterez au

déchaînement des passions propres à notre temps, les mêmes que vous vîtes à l'œuvre et qui certainement ne sont pas changées. Cela s'appellera, si vous voulez la Commune, et ce n'est pas alors de la République que cela sortira, puisque ce ne pourra être qu'un effet de réaction révolutionnaire et de vengeance contre des abus antérieurs d'autorité, Ce jour-là, l'armée, votre unique garantie, et je dirai votre unique instrument de règne, car vous savez bien que l'armée est au fond toute votre science de gouverner, comme elle est toute votre force, l'armée sera dans vos mains, vous devez le craindre, ce qu'elle fut en 1830, en 1848 et en 1871. Vous aurez donc à reprendre cet ouvrage ingrat, déjà vainement recommencé de monarchie en monarchie, du rétablissement de la discipline militaire et du gouvernement de plus en plus césarien d'un pays dont vous semblez avoir juré de combattre à perpétuité les vœux et mériter la haine. A moins que pour mettre le comble à nos malheurs, il n'arrive enfin à l'armée elle-même de se diviser, et à la nation de tomber sous le régime des prononcements de généraux : car vous pourriez bien ne pas vous exposer toujours impunément au danger que vous fait courir votre habitude de confier le pouvoir exécutif à des épées. C'est presque le seul trait qui manque encore au césarisme dont vous travaillez à l'envi, monarchistes de toutes les origines et en appa zence de traditions diverses, à pénétrer toutes nos institutions. Nous serions alors au comble de nos humiliations et très-assurés de notre décadence. Conservateurs, tel est le but où vous irez tous, quelques différents chemins que vous tentiez, si vous n'écoutez la voix de ceux d'entre vous qui acceptent, sinon de bon cœur au moins de bonne foi, une constitution républicaine, et ne songent pas à profiter des vices qu'ils y ont introduits, pour en faire sortir des conflits de pouvoirs et la conduire à sa ruine.

Mais ce n'est pas tout encore, sachons-le bien, que de posséder une constitution, un état de légalité normale et rationnelle, c'est-à-dire posée sur un fondement constitutionnel dont l'origine est légitime; et ce ne sera pas tout que d'amener des institutions politiques nouvelles à un premier fonctionnement quelconque. Il faut penser aux organes pour ainsi dire élémentaires de ce fonctionnement, aux agents nouveaux qui en sont en partie chargés, et que nulle constitution n'avait encore investis. Le sénat, tout le monde le voit, est la pièce maîtresse de la constitution de février, et la nomination du sénat est confiée à des électeurs qu'on peut dire nouveaux, puisque, à y bien regarder, la grande majorité d'entre eux sont moins de simples personnes d'électeurs qu'ils ne sont les communes mêmes qu'ils représentent au moyen d'une élection à deux degrés. Tant donc vaudra la commune, tant vaudront les électeurs sénatoriaux. On a répété mille fois que sous notre régime de suffrage universel, les électeurs ordinaires devraient être instruits et

moralisés, à peine des plus grands dangers pour l'État qui remet ses destinées à leurs lumières et à leurs passions. Rien n'est plus évident, à moins qu'on n'ose avouer la maxime césarienne qu'on ne pratique que trop, à savoir que les électeurs sont faits pour être menés au scrutin comme un troupeau par les polices locale et centrale et par les prêtres, auquel cas plus ils sont ignorants mieux cela vaut. De même, les électeurs sénatoriaux étant la plupart institués de manière à représenter des communes, tout autant que, dans les communes, les élections municipales seront effectives et libres, il est clair que l'État est intéressé par la constitution à voir dans les communes et dans les assemblées communales des corps politiques sérieux, ou, s'ils ne le sont pas, à tout faire pour qu'ils le deviennent. En réfléchissant à cette conséquence il est vrai de dire que nos hommes d'État se sont vus conduits, après cette insurrection de la Commune, qui reste l'épouvantail de notre pays, à poser constitutionnellement une pierre d'attente pour l'organisation générale de la commune en France. La même assemblée nationale de 1871 qui, par sa loi des conseils généraux, a fait un pas si sensible dans l'œuvre de la décentralisation administrative, disons même de la décentralisation politique dans la mesure où elle est désirable, et qui, diton, s'en est repentie depuis en voyant les fruits rapides de cette loi, ne s'en est pas tellement repentie pourtant, la suite le prouve bien, qu'elle n'ait voulu faire un nouveau pas dans la même carrière en agrandissant tout d'un coup et transformant en partie le rôle des conseils généraux, des conseils d'arrondissement et des conseils municipaux dans l'État. Telle est bien la conséquence de la loi du sénat, conséquence de premier ordre selon nous, et on ne peut plus heureuse, qui suffit pour que nous considérions la constitution de février comme une œuvre qui ne sera point éphémère, mais plutôt comme la première assise, si seulement la République vit et poursuit son développement par des voies. légales, d'un édifice constitutionnel progressivement améliorable et supérieur en force et en durée à tous ceux dont notre nation a essayé. La décentralisation en aura le mérite. C'est par la décentralisation que nous pouvons échapper à la double tradition despotique et jacobine qui réunit l'ancien régime et la révolution, après divers moments d'énergie et d'éclat, en un seul et même principe et cause de misère morale et de

ruine.

Je sais que des lecteurs entendus à la politique peuvent me trouver ici bien naïf. Connaissant le cœur des conservateurs, ils pénétrent leur intention, qui ne serait certes point d'accorder aux communes un rôle et une autorité pour les grandir moralement, et de là se voir naturellement conduits à leur souhaiter une constitution meilleure, avec des proportions matérielles plus égales et plus raisonnables, avec des écoles sérieuses, avec les autres institutions municipales que la liberté peut

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