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mun et ne devient accessible à chacun de ceux qui s'en diraient les organes que dans la mesure même où il a réfléchi et travaillé pour sortir de cette sphère du sens commun et entrer dans le domaine plus étroit de la critique philosophique.

Au reste, il faut bien dire que ces marques de vérité, l'évidence, le sens commun, etc., qui ont joué un très-grand rôle dans la philosophie des deux derniers siècles, n'en ont gardé maintenant qu'un très-petit, en dehors des lycées et facultés où la philosophie ne vit pas, mais se traîne sans force et sans ardeur. L'opinion qui paraît avoir le plus de sérieux adhérents, et aussi qui fait le plus parler d'elle, est celle qui demande la preuve des vérités de toute nature, en philosophie comme ailleurs, à la méthode des sciences physiques, à l'expérience et à l'induction. Mais il y a plus d'une manière d'entendre l'application de cette méthode.

UN MOT SUR LA SITUATION

Il se mêle encore tant d'incertitude aux espérances qu'il est permis de concevoir pour la solution de la question constitutionnelle en 1875, que nous pouvons ajourner le jugement de la Critique philosophique sur le fond des choses à l'époque où l'œuvre pénible de la transaction des partis se présentera devant nous complète et avec des chances de durée. Mais en attendant, nous devons nous féliciter de ce que nos vœux les plus chers reçoivent un grand commencement de satisfaction. Puisse la fin des débats répondre à ce commencement, grâce à la sagesse de tous et par la défaite achevée des deux seuls partis qui demeurent en dehors de la transaction: l'un parce qu'il ne représente plus en vérité que des doctrines surannées auquel aucun corps électoral ne saurait assurer même une minorité sérieuse dans notre pays; l'autre, parce que de hon teuses circonstances pourraient seules lui rendre un indigne crédit sur les populations abusées.

La politique défendue par la Critique philosophique a deux grands objectifs. Au parti républicain, qui est celui des réformes de tout ordre, nous avons conseillé l'adoption d'un système de légalité stricte et sans exceptions, comme unique moyen d'obtenir un jour, à force de longanimité et de raison, des résultats qui ont été refusés depuis quatre-vingts ans à la méthode révolutionnaire. Nous avons parlé durement du passé de ce parti et de certaines doctrines dont il n'est pas encore assez revenu, sans égard à des sentiments que nous n'avions pas à ménager chez lui, car ils sont exactement les nôtres. Lui conseiller la méthode

à condi

légale, c'était lui recommander aussi celle des transactions, tion que l'honnêteté les avoue. Et, en effet, il n'est point de politique nouvelle qui puisse avancer pacifiquement chez une nation sans consentir à des transactions de cette sorte. Le parti républicain a dépassé notre espoir, et nous croyons assister enfin à la fondation si désirée d'une opposition à la fois légale et radicale. De très-rares et très-honorables exemples de sacrifice ont été fort remarqués: nous ne saurions trop les louer. Ce ne sont pas, quoiqu'on l'ait dit, des sacrifices de la conscience. Ceux-là, il n'en faut point faire. Ce ne sont que des transactions d'un genre légitime, et qui signalent seulement chez les auteurs l'abandon de la politique révolutionnaire. Il faut désormais que la responsabilité des révolutions, si le signal doit en être donné, pèse de tout son poids sur les classes dirigeantes, obligées aujourd'hui d'organiser la république et qui pourraient de nouveau conspirer son renversement. L'autre objectif ordinaire de nos articles politiques concerne ces classes dirigeantes. Nous nous sommes, à plusieurs reprises, attachés à montrer comment les rétrogradations et la ruine imminente de l'esprit de notre nation, présages de sa ruine matérielle, sont imputables à l'égoïsme et à l'aveuglement de ces classes, à la peur malsaine qui les saisit en de certains moments, et même à la cruauté de leurs instincts de domination et de répression. Aujourd'hui, sans retirer nos jugements à cet égard, nous devons dire qu'un parti de conservateurs progressistes semble se former. Ce ne sont plus de simples velléités, ou du moins elles s'étendent à un plus grand nombre de personnes, et deviennent ainsi plus sérieuses. Le jour où ces conservateurs auraient constitué à leur gré une république viable, si conservatrice fût-elle, sans princes ni priviléges trop criants en dehors des pouvoirs issus de l'élection, et où ils se résigneraient à ne défendre leurs positions et leurs intérêts que dans l'enceinte de l'ordre légal républicain, ce jour-là, il devrait y avoir joie et rassérènement pour tous les vrais patriotes, car ils auraient échappé au cauchemar qui pèse sur eux depuis l'année 1851. RENOUVIER.

SOPHISMES POLITIQUES

En me servant du mot sophisme, qui est dur, j'éprouve le besoin de déclarer que le sophisme ne suppose pas toujours le sophiste, et qu'on peut de bonne foi raisonner d'une manière très-sophistique. L'intention sophistique formelle et réfléchie est rare; elle ne doit pas se présumer. Ce qui n'est pas rare, c'est que le sophisme sorte d'une con

science intellectuelle mal formée et peu sévère, soit que, d'invention nouvelle, il ait sa source dans une passion aveuglante, cachée, pour ainsi dire, au centre de l'argumentation, comme une araignée au centre de sa toile; soit que, reçu d'une tradition quelconque, transmis de plume à plume et répété sans examen sérieux, il ait passé depuis longtemps dans les habitudes mentales et pris place dans l'arsenal où puise, sans y regarder de près, pour la bonne cause, la rhétorique des partis et des sectes. Deux genres de sophismes bordent le droit chemin de la raison le sophisme de préjugé et le sophisme de paradoxe. Il faut sans doute que l'esprit défende sa liberté contre le sens commun; il faut aussi qu'il se méfie du sens propre et prenne garde de s'enivrer de son propre vin; c'est pour chacun un devoir, et le premier devoir intellectuel, de ne croire à aucune infaillibilité, pas même à la sienne.

Ceci dit, je relèverai quelques sophismes politiques dans une lettre où M. Louis Blanc a cru devoir expliquer et motiver son intervention, généralement blâmée, contre l'amendement Laboulaye.

« L'amendement présenté par M. Laboulaye semblait faire dépendre d'un vote de l'Assemblée la légitimité de la république. >> - Sophisme ! Équivoque Confusion de la légitimité théorique, logique et morale, avec la légalité constitutionnelle de la république! La légitimité rationnelle de la forme républicaine ne dépend pas d'un vote de l'Assemblée de Versailles, ni du vote d'aucune autre Assemblée; mais la légalité du gouvernement républicain, en France, dépend assurément d'un tel

vote.

>>

« Il exposait la république à être vaincue, en appelant à la voter une Chambre dont la majorité s'était jusqu'alors montrée monarchique. Sophisme ! La majorité de la Chambre s'était montrée monarchique en repoussant l'établissement légal définitif de la république. Mais en même temps, elle s'était montrée impuissante à fonder la monarchie. Aucun doute n'était possible sur cette impuissance passée, présente et future. Donc, le vote négatif sur l'amendement Laboulaye n'exposait pas le pays à la victoire légale de la monarchie; donc il ne pouvait avoir d'autre conséquence que le maintien du statu quo, c'est-à-dire du septennat, de la république provisoire. Ou cette conséquence était à redouter, ou elle ne l'était pas. Si elle n'avait rien de fâcheux, il n'y avait pas à se préoccuper d'un danger imaginaire; si elle était dangereuse, il fallait prendre le moyen qui s'offrait de l'éviter, c'est-à-dire soutenir et voter l'amendement Laboulaye.

<< Pour ôter d'avance au vote prévu toute signification funeste, il fallait dire du haut de la tribune, que l'existence de la république est liée à celle du suffrage universel; qu'elle n'a pas besoin d'être votée, ni reconnue, etc. »Sophisme! En quoi le sens du vote négatif pouvait-il être funeste? En cela seulement, nous venons de le dire, que ce vote

maintenait le statu quo, le provisoire septennal. Des déclarations des principes républicains ne pouvaient rien changer à ce résultat. La question se trouvait posée entre le septennat et la république légale définitive. C'est sur cette question qu'il s'agissait de prendre parti. Refuser de prendre parti, s'abstenir, c'était marquer qu'après avoir pesé et balancé les avantages et les inconvénients, on ne voyait aucune différence entre la république légale définitive et le septennat.

«La république étant la seule forme de gouvernement compatible avec le suffrage universel, son existence est indissolublement liée à celle du suffrage universel lui-même. » - Sophisme! Il fallait ajouter à à. condition que l'exercice du droit de suffrage soit libre et éclairé. Nous savons, hélas! par une dure expérience, que l'existence de la république, dans un pays centralisé, ignorant, sans mœurs politiques, n'est pas indissolublement liée à celle du suffrage universel direct.

«La république est le droit et n'a par conséquent pas besoin d'être votée. »Sophisme! Confusion du droit moral et du droit légal ! La république, comme droit rationnel, moral, idéal, n'a pas besoin d'être votée; mais elle ne peut être un droit légal que par un vote.

« La république est le fait et n'a par conséquent pas besoin d'être reconnue. »Sophisme! Confusion de la légalité provisoire et de la légalité définitive! La république était un fait légal provisoire; pour devenir un fait légal définitif, elle avait besoin d'être reconnue, d'une manière ou de l'autre, soit par l'Assemblée de Versailles, soit par une autre Assemblée, soit par le suffrage universel interrogé directement.

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« La république ne doit pas être mise aux voix, parce qu'elle est dans la force des choses et que son triomphe est tôt ou tard inévitable. Sophisme! Triompher, pour la république, c'est devenir un droit légal; elle ne peut devenir un droit légal qu'à la condition d'être mise aux voix. Si l'on veut amener son triomphe, il faut bien en venir au vote. Repousser le vote, c'est donc ajourner le triomphe. Une seule raison peut être donnée de cet ajournement, raison de circonstance, non de principe: c'est que l'on attend d'un avenir qui paraît sûr une consécration légale plus éclatante et une meilleure constitution du régime républicain. C'est bien là sans doute, au fond, la pensée de M. Louis Blanc. Mais j'admire, en vérité, cette foi dans la force des choses, dans le progrès historique fatal, dans le suffrage universel, cette foi jeune comme en 1848, imperturbable, absolue, qui n'admet aucune prévision de chances mauvaises. J'admire cette rhétorique optimiste, bien conservée, toujours prête à recommencer le même air, après les démentis les plus cruels des événements. F. PILLON.

BIBLIOGRAPHIE

ESSAIS SUR LA RELIGION, par STUART MILL, traduit par M. E. Cazelles.
1875, in-8 (Germer Baillière.)

I

L'ESSAI SUR LA NATURE

Nous devons la publication de ces Essais à Mile Helen Taylor, fille adoptive de Stuart Mill, et à laquelle il a rendu, dans son Autobiographie, ce grand et touchant hommage qui est présent à la mémoire de tous ses lecteurs. M. E. Cazelles les a traduits en français avec le soin et le dévouement qu'il apporte à tout ce qui intéresse la réputation et les idées du grand penseur que nous avons perdu. Il a même su donner, grâce à l'exactitude et à la fermeté d'une traduction scrupuleusement fidèle, une véritable valeur littéraire, en notre langue, à celui des ouvrages réunis sous un titre commun dans lequel la force d'un sentiment personnel et l'originalité des impressions se sentent peut-être le mieux sous les formes méthodiques d'une pensée sévèrement conduite.

Ces essais sont au nombre de trois. Le premier a pour titre : La nature; le second: L'utilité de la religion, et le troisième : Le théisme. Ils sont tous trois, et celui de la Nature aussi bien que les deux autres, le fruit d'une seule et même préoccupation : l'idée qu'il faut se faire de la religion, soit en regard du problème du monde, soit surtout par rapport au bien de la nature humaine. Ils appartiennent, pour leur composition, à différentes époques. Les deux premiers étaient écrits avant 1860, tandis que le dernier n'a été terminé qu'en 1873, l'année même de la mort de l'auteur, Me Taylor nous apprend que son père se proposait de publier cette même année l'Essai sur la Nature, et qu'il réservait les deux suivants pour la révision scrupuleuse à laquelle il avait coutume de soumettre tous ses écrits. Mais sa pensée n'avait en rien varié. «La publication de l'Essai sur la Nature, que l'auteur comptait faire en 1873, prouverait, s'il était nécessaire d'en donner une preuve, que s'il avait retenu le volume que nous publions (c'est l'éditeur qui parle), ce n'est pas qu'il hésitât à affronter l'animadversion que pouvait lui valoir l'expression libre de ses opinions sur la religion. Il est vrai qu'il ne se proposait pas de publier les deux autres Essais à la même époque, mais c'était conformément à l'habitude qu'il avait prise au sujet de l'expression publique de ses opinions religieuses. En effet, en même temps qu'il mettait beaucoup de réflexion et de lenteur à se faire des opinions, il avait une répugnance particulière à émettre des opinions à demi formées. Il refusait d'une manière absolue de s'engager précipitamment par une décision prématurée sur les questions auxquelles il ne croyait pas avoir consacré le temps et le travail nécessaires pour les étudier à fond, avec toute l'application de son intelligence. De même, lorsqu'il était arrivé à des conclusions arrêtées, il ne permettait pas à la curiosité d'autrui de le con

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