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» Pendant qu'elle affaiblissait les communes, la royauté empiétait sur la féodalité. Le mouvement communal lui fut même un secours dans cette voie. Sous Philippe-Auguste, on le vit à plusieurs reprises, encourager des communes dans l'unique dessein d'amoindrir les seigneurs. L'extension du domaine de la couronne, accru, sous ce règne, de plusieurs provinces importantes, servit puissamment aussi le progrès de l'autorité royale. Mais ces progrès furent surtout aidés par le zèle d'hommes nouveaux dont s'entoura la royauté, incapable de suffire par elle et ses vassaux aux affaires chaque jour plus nombreuses et plus difficiles qui arrivaient jusqu'à elle. Nous voulons parler des légistes, qu'elle tira du sein de la bourgeoisie après les avoir pris un moment dans le clergé séculier. Cette innovation se produisit dès le temps de saint Louis. Non-seulement autour de la personne du roi, mais partout où il avait lieu d'exercer son pouvoir, les légistes prirent le pas sur les barons, qui l'avaient d'abord assisté dans les néces sités d'un gouvernement naissant. Tant pour flatter la royauté que par haine de l'aristocratie, les légistes n'eurent qu'une idée, qu'un but attirer dans la main du roi tous les pouvoirs, tous les priviléges dont jouissait cette aristocratie. Saint Louis, qui plus que Philippe-Auguste se prévalut de sa qualité de premier des suzerains, avait voulu que, dans toute l'étendue du royaume, il fût, dans certains cas, permis d'appeler de la juridiction des seigneurs à la juridiction du roi. Avec les principes mal définis et souvent contradictoires de la justice féodale, il fut aisé aux légistes de multiplier les cas royaux, mal définis eux-mêmes. Cette tendance s'accusa surtout sous Philippe le Bel, à qui tous les moyens étaient bons pour battre en brèche la féodalité. Alors, tout devint «cas royal », ou, pour autrement parler, affaire ressortissant à la juridiction du roi. Ces cas royaux furent la porte bâtarde par où la royauté mit partout le pied et la main. Les seigneurs n'osant résister à la royauté déjà trop forte, demandèrent du moins qu'on voulût bien définir une fois ces cas royaux. Philippe n'avait garde; et, tout en donnant une apparente satisfaction aux réclamants, tout en s'engageant par actes publics à respecter leurs priviléges, il ajoutait cette réserve: « Sauf en cas qui touche notre droit royal.» Ces simples mots, perdus dans le texte, ne semblaient rien et ils étaient tout. Ils furent l'arme tranchante avec laquelle Philippe le Bel déchiqueta, dépeça la féodalité.

» Le droit romain, enseigné dans les écoles dès le temps de Philippe-Auguste, fut également d'un grand secours aux usurpations de la royauté. Comparé à la législation féodale, obscure, capricieuse, et scindée en mille coutumes, le droit romain, clair, rationnel, uniforme, séduisait les esprits. Les légistes profitèrent de la faveur qu'il obtenait dans les écoles pour en extraire insidieusement les théories de la monarchie césarienne. Ce code du passé à la main, ils soutinrent que le roi pouvait de sa seule autorité rendre ses ordonnances pour la totalité du royaume sans le consentement des barons, exigé jusqu'alors par le droit féodal. En un mot, ils s'efforcèrent de faire du roi l'hier, le descendant des Césars. Sous Philippe le Bel, on enseignait publiquement dans les écoles cet adage tiré du droit romain, que « ce qui plaît au roi vaut loi ». Par toutes ces causes la royauté se développa de telle sorte, qu'avant la mort de Philippe le Bel, arrivéc en 4344, elle s'avancait ouvertement vers le pouvoir absolu.

>> Assurément, les populations trouvèrent quelque avantage à ces progrès de la royauté. Tant par un effet de sa tutelle, devenue chaque jour plus efficace, que par les bienfaits de l'unité de loi et de gouvernement qui se substituait au morcellement des institutions féodales, elles y gagnèrent, dans une large mesure, l'ordre et la sécurité. Mais ces avantages furent cruellement achetés. A mesure que l'ordre et la paix s'étendirent dans le royaume, l'essor, la vitalité, diminuèrent dans les populations. L'originalité s'effaça et les caractères tombèrent. Ils tombèrent dans la bourgeoisie, qui perdit, avec les communes, la foi en soi, l'esprit des fortes et légitimes résistances; ils tombèrent dans l'aristocratie, qui, désormais sans réel pouvoir ni véritable rôle au sein de la société et réduite à n'être plus qu'une classe privilégiée, se jeta dans l'intrigue et perdit, avec l'esprit chevaleresque, la fierté et l'initiative que donne l'indépendance. La royauté elle-même, ne rencontrant plus aucune barrière devant son autorité grandissante, et prenant de plus en plus son caprice ou son plaisir pour règle s'abaissa à son tour; et quand aux XIV et XVe siècles éclatèrent les désastres de la guerre de Cent ans ni la royauté, ni la noblesse, ni la bourgeoisie, ne furent en état de sauver la France.

>> Pendant que la royauté faisait son œuvre, l'Église, de son côté, accomplissait la sienne. Nous l'avons vue s'inquiéter de l'enseignement d'Abailard et du mouvement que cet enseignement provoquait dans les intelligences. Un moment, comme nous l'avons dit, elle se montra tolérante; mais, quand elle se vit tout à fait menacée par la hardiesse croissante de l'opinion, elle eut peur et commença de sévir. Se croyant, en vertu d'une institution divine, seule gardienne et interprète de la foi et douée par cela même du privilége surhumain de l'infaillibilité, elle déniait aux intelligences le droit de professer des doctrines autres que les siennes. A ses yeux, l'hérésie ne constituait pas seulement une erreur absolue de l'esprit, mais une désobéissance à la loi divine, une révolte contre Dieu, révolte qui, dans les idées du temps, devait être punie au delà de cette vie par les flammes éternelles d'où cette conséquence, que le bûcher allumé ici-bas pour l'hérétique n'était qu'une anticipation sur la justice de Dieu. Ce fut sur ces principes que l'Église basa tout à la fois son droit et son mode de sévir. Dans la seconde moitié du XIIe siècle, des hérétiques furent brûlés dans le Nivernais, en Bourgogne, en Champagne, en Flandre. Mais ce n'était là, en quelque sorte, qu'un essai. La persécution ne devint systématique, décisive, absolue, que depuis l'avénement d'Innocent III, en 1198. Ce pape sentit que le péril le plus redoutable pour l'Église était du côté des populations dissidentes du Midi, et, organisant une croisade contre les nouveaux infidèles, il lança la France du Nord sur le Languedoc. On sait ce que fut cette guerre des Albigeois, guerre de ruine, de sang et de feu. L'hérésie fût pacifiée, sinon totalement détruite. Mais à quel prix ! Aa prix de la mort de tout un peuple et de l'anéantissement d'une civilisation qui faisait alors du Languedoc la contrée la plus florissante de l'Europe.

> Cette exécution terrible ne parut pas suffisante. Du sein des cendres et des ruines amoncelées, l'hérésie, à peine éteinte, pouvait se rallumer. Il fallait une institution qui l'empêchât de renaître et maintînt en ses effets la victoire de l'Église. De cette pensée sortirent les tribunaux de l'inquisition, chargés tout à la fois de

rechercher les hérétiques et de les juger. Instituée à l'occasion de la guerre des Albigeois, l'inquisition siégea d'abord dans le Midi, à Toulouse, à Carcassonne, à Albi, à Cahors, à Montpellier. Du Midi elle gagna le Nord; elle eut ses juges à Metz, à Amiens, à Tours, à Orléans, à Paris. De la France enfin, elle déborda sur l'Europe. Partout elle poursuivit, elle fureta, elle traqua l'hérésie. Un œil fut dès lors attentif, une fenêtre ouverte sur toute maison, sur tout foyer. Pour n'être plus animée par la violence de la lutte, la cruauté dans le châtiment n'en continua pas moins à l'égard des hérétiques : elle devint une règle, une loi. Bien différent de sainte Hildegarde, un des hommes les plus éminents de l'Église au XIIe siècle, saint Thomas d'Aquin, écrivait que les hérétiques « ne méritaient pas seulement d'être séparés de la communion des fidèles, mais d'être retranchés du monde par la mort ». Pendant des siècles, les bûchers s'allumèrent. Toutefois, ce fut moins peut-être par les innombrables victimes humaines qu'en France et en Europe elle a livrées aux flammes que par une tyrannie sans mesure exercée sur la pensée, que l'inquisition a été l'institution la plus fatale qui ait jamais été établie dans le monde. Non-seulement dans le domaine de la foi, mais dans les choses même étrangères à la religion, dans la philosophie, dans la science, on ne put, sous peine de mort, hasarder une opinion qui parût infirmer soit les dogmes et les symboles, soit même les décisions doctrinales de l'Église et les textes sacrés. Dès lors, la raison se replia sur elle-même, la pensée se ferma et les bouches se turent.

› Ainsi, l'Église tua la liberté dans la sphère de l'intelligence, comme la royauté l'avait tuée dans celle des institutions. Les populations eurent dès lors l'unité de doctrine, comme elles avaient l'unité de gouvernement. Mais elles l'obtinrent au même prix. L'essor et la vitalité disparurent par degrés des esprits asservis. La foi, qui s'était traduite au XII° siècle en inspirations si sincères et si vives, commença de décliner au lendemain de la guerre des Albigeois. Depuis ce moment, elle alla diminuant, s'altérant de plus en plus, pour se perdre aux XIV et xv° siècles dans l'incrédulité hypocrite, dans la sorcellerie, la magie et toutes les fantastiques ténèbr es de la superstition. Mais, comme la royauté, l'Eglise se ressentit de son œuvre. On a remarqué avec raison qu'avant le grand concile de Latran, qui, en 1215, consacra les résultats de la croisade contre les Albigeois, les conciles étaient généralement d'institution, de législation, tandis que ceux qui suivirent étaient de police, de menaces et de farouches pénalités. La fécondité sortit de l'Église en même temps qu'y entra le terrorisme. A être intolérante et cruelle, l'Église ne perdit pas seulement son génie; les caractères s'abaissèrent dans la société ecclésiastique, non moins que dans la société civile; et si jamais clergé fut bas, servile, prêt à trafiquer de sa foi et de lui-même, ce fut dans les temps néfastes qui s'écoulèrent de la mort de Philippe le Bel à celle de Jeanne d'Arc. »

THÉORIE SCIENTIFIQUE DE LA SENSIBILITÉ, par M. Léon Dumont. Paris, Germer Baillière, 1875, 1 vol. in-8 de la Bibliothèque scientifique internationale.

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La première chose qu'on demande au philosophe, c'est de s'entendre avec soimême et avec les autres sur les termes qu'il emploie, c'est-à-dire de parler un langage précis qui évite toute confusion entre choses différentes. Les physiologistes qui écrivent sur les matières philosophiques devraient bien avoir quelque souci de satisfaire à cette exigence. Je remarque dans l'introduction mise par M. D. en tête de son livre cette définition de la vérité : « La vérité est chose purement relative. Ce n'est que la force avec laquelle une notion s'impose à notre esprit; c'est, en d'autres termes, l'intensité des faits de conscience. » M. D. confond la vérité avec la certitude. La certitude est en effet relative, mais la vérité, objet de la certitude, est un rapport des choses qui, pour toutes les écoles, est indépendant de l'esprit qui l'aperçoit. Il y a des degrés dans la force avec laquelle une notion paraît s'imposer, dans l'intensité des faits de conscience; il n'y a pas de degrés dans le vrai.

La certitude, à son tour, est mal définie par ces mots : «l'intensité des faits de conscience». Il y a des faits de conscience de divers ordres : la certitude, par exemple, s'applique aux rapports qui sont l'objet de la mémoire, elle ne s'applique pas aux rapports qui sont l'objet de l'imagination; et cependant les faits d'imagination peuvent être aussi intenses et plus intenses que les faits de mémoire. M. D. oublie cette importante distinction des faits de mémoire et des faits d'imagination, quant à l'exemple et à la suite des sensationnistes anglais, il s'efforce d'expliquer la croyance au passé et au monde extérieur par l'association et l'habitude. « La croyance au passé, dit-il, n'est que le degré de force avec lequel la notion d'une date, étrangère au moment actuel, se trouve associée aux autres éléments d'une conception; la croyance à l'existence du monde extérieur est la force avec laquelle la notion d'un lieu hors du champ des perceptions actuelles est associée aux autres éléments d'une représentation. » L'association et l'habitude, s'appliquant à tous les faits de conscience, ne peuvent rendre compte des différences qui les séparent. Entre les représentations accompagnées de la croyance et celles qui ne le sont pas il y a une distinction qu'on n'éclaircit nullement en parlant des degrés de force de l'association. Peut-être finira-t-on par parler des modes divers de l'association. Mais cela c'est au fond reconnaître et poser en fait la distinction spécifique des lois de l'esprit que le criticisme maintient contre toute cette confusion associationniste. Ceci n'est qu'une annonce : nous reviendrons sur l'ouvrage de M. D.

Le rédacteur-gérant: F. PILLON.

FARS.

*MPRIMERIE DE E. MARTINET, RUE MIGNON, 9

LA CRITIQUE PHILOSOPHIQUE

POLITIQUE, SCIENTIFIQUE, LITTÉRAIRE

LA LOI DU PROGRES ET LA DOCTRINE DE LA GRACE

On ne veut ordinairement voir que des différences et des contrastes entre la théologie des Augustin, des Weclif, des Luther et des Calvin, presque entièrement abandonnée aujourd'hui, et la philosophie des Saint-Simon, des Comte et des Proudhon, qui s'empare du siècle. Il y a pourtant entre la Providence absolue, menant l'homme à des fins certaines, qu'il le veuille ou non, avant même qu'il ait rien voulu, et le Progrès spontané dont la loi régit et entraîne ceux qui l'ignorent et ceux qui la connaissent, ceux qui la combattent et ceux qui la favorisent, des similitudes plus grandes que toutes les oppositions.

On doit remarquer tout d'abord que de même que la doctrine de Dieu, de la prédestination et de la grâce est, à partir de la création jusqu'à l'eschatologie dernière, une philosophie de la nature et une philosophie de l'histoire, apte à expliquer le bien et le mal et à livrer le secret des origines et des fins, de même aussi la théorie du progrès nécessaire de l'humanité, avec son complément de la théorie de l'évolution générale des êtres, fût-elle athée, est une théologie moniste du monde, en laquelle également les origines et les fins s'unissent en un système unique où les individus sont encore plus complétement sacrifiés à la gloire du tout.

Ensuite si la religion de la prédestination est une philosophie qui exclut le libre arbitre du nombre des facteurs des destinées, il est vrai de dire que la philosophie du progrès et de l'évolution est de son côté une religion qui institue un destin universel auquel ne peuvent rien les résolutions des individus, si ce n'est en tant que données à leur place dans l'enchaînement nécessaire qui les met où elles sont, comme elles sont. C'est une religion, en ce que ses adeptes affirment que tout va au bien, que tout est pour le mieux, en dépit des aberrations ou perturbations de la nature et de l'homme, et se fortifient dans cette espérance, en anticipant par des lois hypothétiques et par des systèmes sur les lois que l'expérience est loin de révéler suffisamment telles qu'ils les dési

CRIT. PHILOS.

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