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LA CRITIQUE PHILOSOPHIQUE

POLITIQUE, SCIENTIFIQUE, LITTÉRAIRE

UNE FORMULE DE LA MORALE UTILITAIRE

Il y en a plusieurs. Celle dont nous voulons parler est celle-ci : La fin justifie les moyens. Dans le sens où on l'emploie toujours, il s'agit de l'intérêt général, du bien général futur, envisagé directement et uniquement comme fin, c'est-à-dire en dehors de toute idée de justice. Il s'agit de la bonne fin, de la fin qui paraît la meilleure par les caractères d'utilité, de beauté, de grandeur, etc., que l'imagination lui prête. Cette fin vient se mettre dans la conscience à la place du droit comme objet et comme motif de l'action; elle en usurpe l'office et jusqu'au nom. Il est inutile de faire observer que l'esprit et le sens de la maxime seraient complétement changés, si le droit étant lui-même réellement la fin qu'on dit justifiante, les moyens qu'on dit justifiés. se rapportaient réellement à la défense et à la garantie du droit.

Nous prenons ici le sens de tout le monde, celui qu'on donne au mot but quand on parle de la souveraineté du but. Ceux qui invoquent la souveraineté du but, et qui croient leurs actes justifiés par les résultats qu'ils s'en promettent, ne se préoccupent nullement de respecter et de faire respecter des droits. Si ces actes étaient en eux-mêmes conformes à la justice, en parfait accord avec une fin morale et juridique, ils n'auraient pas besoin d'être justifiés. La fin justifie les moyens: cela veut dire que l'injustice des actes est effacée, convertie en justice par l'utilité future de leurs conséquences prévues et voulues; cela veut dire que la valeur d'un acte doit s'apprécier uniquement, d'une part, par cette utilité des conséquences, de l'autre, par l'intention prévoyante qui s'est appliquée à les préparer. Ce qui juge cette maxime ainsi comprise — encore une fois, elle ne peut l'être autrement et en même temps la morale utilitaire à laquelle elle appartient, c'est la difficulté, d'abord, puis l'incertitude inévitable des prévisions auxquelles elle suspend les jugements de la conscience.

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Difficulté des prévisions. — Ceux mêmes qui réputeraient possibles, à la rigueur, des prévisions certaines et des calculs exacts d'événements

CRIT. PHILOS.

IV. 17

futurs doivent au moins accorder qu'il y a là un art compliqué, un art qui demande beaucoup d'étude, un art difficile à acquérir, fort long, comme disait Hippocrate de la médecine, un art dont on peut bien penser qu'il ne saurait être accessible qu'à un très-petit nombre. La conscience est, dans l'hypothèse, liée à cet art; elle se forme et s'éclaire par cet art. Il en résulte que ceux qui ne l'ont point acquis, ou qui ne l'ont acquis qu'imparfaitement, c'est-à-dire l'immense majorité, doivent s'en rapporter, dans leur conduite, à ceux qui le possèdent, ou qui croient ou qui sont supposés le posséder. D'après la morale utilitaire, la conscience personnelle et autonome n'est pas à la portée de tout le monde. L'utilitarisme divise les consciences en deux classes: des consciences éclairées et dirigeantes, c'est l'élite, des consciences passives et dirigées, c'est la masse. La morale utilitaire est, par la nature des choses, aristocratique; la morale apriorique et criticiste est éminemment égalitaire et démocratique. Incertitude inévitable des prévisions. incertitude au point de vue rationnel ou au point de vue simplement expérimental. Le criticisme soutient que la liberté introduit dans le cours des choses des éléments essentiels d'ambiguïté et d'incertitude, des faits indéterminés en partie, non nécessaires, par conséquent absolument imprévisibles. Mais pour croire et dire que l'incertitude des prévisions historiques est inévitable, on n'a pas besoin de s'appuyer sur la foi rationnelle au libre arbitre. Il suffit d'interroger de bonne foi l'expérience.

On peut considérer cette

Incertitude sur les conséquences lointaines des actes. - Un acte est accompli en vue de conséquences qui doivent se produire à une certaine époque plus ou moins rapprochée. Nous supposons qu'en cette prévision particulière il n'y a pas d'erreur. Mais ces conséquences ne sont pas toutes celles de l'acte; il y en a d'autres après celles-là, c'est-à-dire après le point où s'arrête arbitrairement le regard, puis d'autres encore, et indéfiniment. La prétendue fin par laquelle on dit l'acte justifié n'est une fin que pour notre passion qui ne veut rien voir au delà. C'est en réalité l'un des termes d'une série indéfinie. Nul doute, que si les conséquences lointaines nous pouvaient être connues, elles ne modifia-sent singulièrement notre jugement sur les conséquences prochaines. C'est donc à toute cette série d'événements enchaînés les uns aux autres et à l'acte qui en a été le point de départ, que devrait s'étendre notre faculté de prévoir pour nous tirer d'incertitude. On sait bien qu'elle ne s'y étend pas.

Incertitude sur les conséquences prochaines qu'on s'est proposé d'atteindre. La prévision, si évidemment incertaine, lorsqu'il s'agit de la série tant soit peu prolongée des conséquences, l'est encore d'une manière bien frappante, quand elle se renferme dans l'horizon prochain.

des fins poursuivies et des résultats espérés. L'histoire est pleine des démentis donnés par l'événement aux prévisions et calculs des chefs militaires et des diplomates, des conservateurs empiriques et des révolutionnaires. Que dire de ceux que la triste histoire de notre temps inflige, avec une ironie cruelle, et comme à coups redoublés, depuis 1848, aux prophéties orgueilleuses de nos sectes?

POSITIVISME ET PROGRÈS.

J'ai dit, dans un article du précédent numéro, que le positivisme ne peut être considéré comme une doctrine de république; je veux examiner aujourd'hui si l'on peut y voir une doctrine sérieuse et consistante de progrès.

L'idée de progrès renferme celle du mieux, par conséquent celle du bien; elle est d'ordre psychologique et moral; non comme l'idée de mouvement, d'ordre mécanique, ni comme l'idée de développement, d'évolution, d'ordre physiologique. La réduire à l'idée de mouvement ou de développement, la ramener au sens étymologique tout matériel du mot progrès, c'est l'abaisser, la fausser, la détruire. Le positivisme y est, à ce qu'il semble, condamné, car il faut bien, dans le système, que l'idée de progrès devienne positive, cesse d'être métaphysique. Elle serait métaphysique chez qui la ferait consister essentiellement, comme l'entend le criticisme, dans un accroissement de moralité, de dignité et de justice sociale. L'idée positive de progrès ne peut être que celle de mouyement ou de développement, par la même raison que l'idée d'une science sociale positive ne peut être que celle d'une physique ou d'une physiologie sociale.

Ainsi l'avait compris Auguste Comte. Dans son Cours de philosophie positive (48 leçon, t. IV), il donne à la science de la société le nom de physique sociale, et établit un paralléli-me systématique entre cette science de la vie collective, comme il dit, et celle de la vie individuelle. Il y introduit la distinction de l'état statique et de l'état dynamique, précédemment appliquée par lui aux phénomènes des corps vivants. En biologie, dit-il, l'état statique correspond à l'idée d'organisation; l'état dynamique à l'idée de vie de là la décomposition de la biologie en anatomie et physiologie. En physique sociale la décomposition s'opère d'une manière parfaitement analogue; l'état statique y correspond à l'idée d'ordre, et l'état dynamique à l'idée de progrès; la physique

sociale se divise en deux branches: la statique sociale, ou théorie de l'ordre, et la dynamique sociale, ou théorie du progrès, lesquelles sont dans les mêmes rapports entre elles que l'anatomie et la physiologie.

Ces termes de statique et de dynamique, transportés aux rapports sociaux, marquent nettement chez le fondateur de l'école positiviste le parti pris d'ôter aux notions d'ordre et de progrès tout sens moral. Il ne trouve pas d'autre moyen de les purger du venin métaphysique. Pour lui, les lois de l'ordre sont les lois physiques d'un genre d'organisme; les lois du progrès, les lois physiques d'un genre de mouvement vital. Telles sont, à ses yeux, les conditions d'une théorie scientifique de l'ordre et du progrès. Il le déclare expressément en un passage curieux qui mérite d'être cité :

« Le véritable esprit général de la sociologie dynamique consiste à concevoir chacun des états sociaux consécutifs comme le résultat nécessaire du précédent et le moteur indispensable du suivant, selon le lumineux axiome du grand Leibniz : Le présent est gros de l'avenir. La science a dès lors pour objet, sous ce rapport, de découvrir les lois constantes qui régissent cette continuité, et dont l'ensemble détermine la marche fondamentale du développement humain. En un mot, la dynamique sociale étudie les lois de la succession, tandis que la statique sociale cherche celles de la coexistence... D'après une telle définition, la dynamique sociale se présente directement avec un pur caractère scientifique, qui permettrait d'écarter comme oiseuse la controverse si agitée encore sur le perfectionnement humain, et dont la prépondérance devra terminer, en effet, cette stérile discussion, en la transportant à jamais du champ de l'idéalité dans celui de la réalité, en tant du moins que sont terminables les contestations essentiellement métaphysiques. Si l'on ne devait point craindre de tomber dans une puérile affectation et surtout de paraître éluder une prétendue difficulté fondamentale que la philosophie positive dissipe spontanément, il serait facile, à mon gré, de traiter la physique sociale tout entière sans employer une seule fois le mot de perfectionnement, en le remplaçant toujours par l'expression scientifique de développement, qui désigne, sans aucune appréciation morale, un fait général incontestable. Il est même évident qu'une telle notion abstraite n'est point, par sa nature, entièrement propre à la sociologie, et qu'elle existe déjà, d'une manière essentiellement analogue, dans l'étude de la vie individuelle, où les biologistes en font maintenant un usage continuel, qui donne lieu à l'analyse comparative des différents âges de l'organisme, surtout animal. Ce rapprochement scientifique, en indiquant le premier germe de cette considération, est aussi très-propre à caractériser l'intention purement spéculative qui doit d'abord présider à son emploi continu en écartant d'oiseuses et irrationnelles controverses sur

le mérite respectif des divers états sociaux consécutifs, pour se borner à étudier les lois de leur succession effective. »

Retenons ce passage: nous y voyons que pour se placer au vrai point de vue de la méthode positive, il convient d'écarter comme métaphysique, oiseuse et stérile toute controverse sur le mérite respectif des divers états sociaux consécutifs et, en général, sur le perfectionnement humain; qu'il faut se borner à étudier les lois de la succession effective; que le mot perfectionnement pourrait et devrait, si l'on voulait traiter la dynamique sociale d'une manière strictement scientifique, être remplacé par le mot développement; que ce mot, emprunté à la biologie, est la véritable expression scientifique à employer, parce qu'il désigne, sans appréciation morale, la marche générale de l'humanité. Il est clair que dans cette construction de la science sociale, dans la nomenclature et les définitions qu'il y introduit, dans les idées qu'il y fait régner, et auxquelles il faudrait rigoureusement, selon lui, qu'elle se bornât, Auguste Comte se montre animé de ce qu'il a appelé lui-même un étroit et bas esprit matérialiste. Il tombe dans ce genre d'explications par lesquelles il a défini le matérialisme, qu'il a condamnées hautement, sans distinguer toujours les cas où elles peuvent être légitimes, et qui consistent à ramener une chose, pour en rendre raison, à une chose d'un ordre moins élevé. Il s'imagine éclaircir des phénomènes psychologiques et moraux, en leur appliquant, pris au sens littéral et non comme des figures, des signes de phénomènes physiques; il explique le supérieur par l'inférieur.

Ce genre d'explication obscurcit tout en brouillant tout; il appauvrit en simplifiant; il ôte à chaque notion la clarté et la portée qui lui sont propres; il détruit la notion supérieure en la dépouillant des caractères qui la font telle. L'idée de progrès implique essentiellement, comme nous l'avons dit, l'idée du bien et des degrés du bien; elle implique ce jugement sur le mérite respectif des divers états sociaux » qu'interdit la sociologie lorsqu'elle se présente « avec un pur caractère scientifique ». Elle est donc mutilée par qui prétend la réduire au sens du mot développement où n'entre aucune appréciation morale, et disparaît tout entière dans cette mutilation exigée par la positivité. Expliquer le progrès par le développement ce n'est pas seulement expliquer le supérieur par l'inférieur, c'est expliquer ce qui est plus clair par ce qui est plus obscur; car, entre le mécanisme et la pensée, la vie à laquelle se rapporte l'idée de développement forme certainement la région la plus obscure de la connaissance.

Mais il paraît qu'il n'est pas bien facile de se tenir à la simple et sèche notion de développement, et d'écarter de ses préoccupations, comme le voudrait la science sociale, traitée physiquement, c'est-à-dire en dehors de toute morale, la question du progrès proprement dit. Dans le

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