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gage d'émotion et du langage de raison. Elle a été développée avec autant de force que de compétence par M. Max Müller contre l'illustre Darwin qui l'a méconnue. Darwin a reproduit, dans sa Descendance de l'homme, ce lieu commun de naturalistes et de voyageurs, dont je viens de parler, qui consiste à dire qu'« il y a des sauvages dont les langues ne renferment pas de termes abstraits ». Mais, dit M. Max Müller, «<nous ne devons pas entendre par langage rationnel celui qui possède des termes comme blancheur, bonté, avoir, être, mais bien celui dont les mots, même les plus concrets, sont fondés sur des concepts généraux et dérivés de racines qui expriment des concepts généraux (1). » C'est ici, en effet, le nœud de la question dont les anciens linguistes n'avaient pas suffisamment conscience; et la difficulté insurmontable pour l'école de l'évolution est de montrer comment l'aptitude à constituer des racines, quand les racines sont ce qu'on vient de dire, a pu être une affaire de développement continu.

Je vais extraire ici les points saillants de l'argumentation de M. Max Müller, parce qu'il ne me paraît pas possible de mieux dire :

« Je soutiens (contre la théorie de la continuité) que le point où finit l'animal et où l'homme commence est déterminable avec la précision la plus rigoureuse, parce qu'il a dù coïncider avec le commencement de la période du langage à radicaux (Radical Period of language), avec la première formation d'un concept général incorporé dans la forme unique où nous trouvions les concepts incorporés; à savoir, dans les racines de nos langues.

>> M. Darwin s'est rappelé le vieux calembour de Hobbes : Homo rationale quia orationale, et il a fait tous ses efforts pour éviter de considérer le langage comme quelque chose d'inatteignable à l'animal et en un mot comme une différence spécifique de l'homme et de la bête. Les logiciens, et Stuart Mill entre autres, posent le langage articulé, l'intelligence de ce langage, comme un proprium de l'espèce Homme. M. Darwin semble bien parfois se servir des mêmes formules,... mais il ajoute « l'homme se sert en commun avec les animaux, et avec les plus » inférieurs, de cris inarticulés pour exprimer ce qu'il veut faire enten»dre, en s'aidant encore des gestes et des mouvements des muscles de » la face... Tel est spécialement le cas, pour les plus simples et les plus >> vifs sentiments qui ne sont que peu liés avec la haute intelligence. >> Nos cris de douleur, de crainte, de surprise, de colère, avec les ac» tions qui les accompagnent, et ce que murmure la mère à son enfant » chéri sont plus expressifs que toute parole.» Tout ceci est bien certain. Les larmes aussi sont plus expressives que les soupirs, les soupirs plus

(1) Lectures on Mr Darwin's philosophy of language. London, 1873.- Voy. les n°* 35 et 50 de la Critique philosophique, deuxième année, où nous avons examiné d'autres parties de ces intéressantes conferences.

que les discours, et le silence est souvent plus éloquent que les paroles. Mais nous parlons du langage.

» C'est d'ailleurs ce que n'ignore pas M. Darwin, car il énonce la difficulté qu'il a devant lui avec toute la force possible: « Ce n'est pas, » dit-il, la faculté d'articuler qui distingue l'homme des autres ani>> maux, puisque chacun sait bien que les perroquets peuvent parler; » c'est le pouvoir si étendu qu'il a de former une connexion de sons définis » avec des idées définies. » Mais ne croyez pas que M. Darwin va conclure de là que la différence en question porte sur quelque chose qui manque et dont on ne trouve même pas la plus simple indication dans la série entière des vivants depuis le Bathybius Hæckelii jusqu'au singe sans queue. Nullement, sa conclusion, qui vient de suite après et qui semble bien peu naturelle, la voici : « cela dépend évidemment du développe» ment des facultés mentales >>.

» Que signifie cette sentence? Si elle a trait aux facultés humaines, on peut la dire évidente. Mais s'il faut qu'elle se rapporte aux facultés mentales du gorille, alors c'est bien plutôt le contraire qui est évident. Je veux dire que le fait est que jamais développement de facultés mentales n'a mis un animal en état d'établir la connexion d'une idée définie et d'un mot défini.

» M. Darwin s'adresse, pour la question de l'origine du langage, aux écrivains qui ont cherché dans les interjections et les sons imitatifs les premiers matériaux des langues. Mais ces écrivains n'apportent pas le moindre appui à la théorie d'après laquelle les animaux auraient aussi construit, sur leurs aboiements ou leurs hurlements, ou les sifflements des oiseaux moqueurs, quelque chose d'approchant de ce qu'on nomme langage même chez les sauvages les plus abaissés.

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» Quelques-uns de mes auditeurs peuvent se rappeler que, dans une de mes conférences, j'ai qualifié certaine théorie du langage, descendue de Démocrite, en la nommant théorie du baou ouaou (1). Je croyais que c'était assez pour la réfuter. Mais il semblerait, aux protestations que ce mot a soulevées, que Démocrite conserve encore de francs partisans sur ce point, parmi les savants du XIXe siècle. Mais il y a du malentendu. Tout ce que réclame l'école philologique moderne (l'école de Bopp) comme le sine qua non de la science, c'est l'admission de racines, à formes définies, desquelles dérivent, suivant de strictes lois phonétiques fixes, tous les mots susceptibles d'analyse étymologique, que ce soit dans l'anglais et le sanscrit, ou dans l'arabe et l'hébreu, ou dans le mon gol et le finnois. Il importe ensuite assez peu, quant à la philologie, qu'on pense ceci et cela de l'origine matérielle de ces racines, pourvu qu'on

(1) Forme imitative de l'aboiement. Voy. le Cours de M. Max Müller, traduit par MM. G. Harris et G. Perrot sous le titre de La science du langage. Paris, Durand, 1864, P. 389.

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reconnaisse que tous les mots à l'exception de quelques pures expressions imitatives tous les mots, tels que nous les trouvons, chargés de préfixes ou de suffixes et plus ou moins délabrés par suite de la décadence phonétique, peuvent en définitive être suivis en remontant par des lois déterminées jusqu'aux formes primitives définies que nous appelons des racines. Ces racines sont comme des barrières placées entre le chaos et le cosmos du parler de l'homme. Quiconque admet le caractère historique des racines, quelque opinion qu'il puisse avoir sur leur origine, n'est pas un démocritéen, n'est pas un partisan du baou ouaou, et n'apporte nul secours à l'opinion de M. Darwin, suivant laquelle les cris des animaux représentent le plus ancien état du langage humain. » Voici maintenant en quels termes M. Max Müller introduit la distinction capitale du langage d'émotion et du langage de raison. Il vient de remarquer qu'en accordant sans marchander aux animaux tout ce que certains auteurs réclament pour eux non-seulement de qualités visibles d'organisation et de sentiment, mais encore de facultés moins apparentes d'intelligence et de jugement, toujours est-il que, quoi qu'un animal puisse faire ou ne puisse pas faire, jamais animal n'a parlé « et je me sers, dit-il, de ces mots avec intention.

» Dès qu'il est question de langage, voilà la porte ouverte à toutes sortes de métaphores et de poésie. Si nous tenons à la correction, il faut définir ce que nous appelons langage. Ce mot désigne, dans l'usage vulgaire, deux opérations totalement différentes qu'on peut distinguer, pour l'exactitude, sous les noms de langage émotionnel et de langage rationnel. Le pouvoir de montrer par des signes externes ce que nous sentons, ou même encore ce que nous pensons, est la source du langage émotionnel. La reconnaissance de ces signes d'émotion ou l'intelligence de ce qu'ils signifient sont des effets de la mémoire et de la reproduc tion des impressions de plaisir ou de peine liées à de tels signes. Ce langage-là est certainement commun aux animaux et aux hommes.» Suivent quelques détails sur l'espèce et les modes de communication des passions par les mouvements du larynx chez quelques animaux.

« En quoi maintenant diffère le langage rationnel? Le mot même le dit. Il s'agit de la raison, c'est-à-dire du pouvoir de construire des concepts généraux et de les manier. Comme il ne se manifeste extérieurement que par le langage articulé, nous avons le droit de dire, en qualité de philosophes positifs, que les animaux étant privés de ce signe palpable de la raison, le seul à nous connu, ils peuvent être traités d'êtres irrationnels. Irrationnels, ils ne le sont pas en ce sens qu'ils pécheraient du côté de l'observation, du savoir-faire, du calcul, de la présence d'esprit, du raisonnement en tant qu'appréciation comparative, et même. encore du génie. Ils le sont en ce que le pouvoir leur manque de construire et de manier des concepts généraux. »

A l'appui de cette distinction, M. Max Müller invoque le résultat des intéressantes recherches modernes sur l'aphasie. Il donne des études des physiologistes anglais et de M. Broca, sur la partie de ce sujet qui concerne le plus précisément la philologie, une analyse lucide, exempte de métaphysique frivole, allant bien au but de la science, et que je voudrais pouvoir recommander pour modèle aux écrivains qui traitent chez nous cette question ou d'autres semblables dans les revues (1). La conclusion, appuyée sur de nets et curieux exemples, c'est que, «<si certaine portion du cerveau, au côté gauche du lobe antérieur, est affectée pathologiquement, le malade est hors d'état d'user du langage rationnel. Le pouvoir et la méthode de nommer (power in the naming process) sont perdus pour lui, en tout ou en partie, mais non la faculté d'exprimer des sentiments par des mots, comme par d'autres signes. A moins que d'autres désordres n'interviennent, l'aphasique conserve la faculté de communiquer ses émotions de différentes manières.

«En m'exprimant ainsi, continue l'auteur, on ne me soupçonnera pas, je suppose, de penser que le cerveau ou quelqu'une de ses parties sécrète le langage rationnel, comme le foie sécrète la bile. Mon seul objet, quand je rapporte ces observations médicales, est de montrer que la distinction des deux langages n'a pas un caractère purement logique, mais qu'elle est confirmée par une preuve palpable, tirée des affections du cerveau... De même que nous ne pouvons voir sans l'œil ni entendre sans l'oreille, ainsi peut-être ne pouvons-nous parler sans la troisième circonvolution du lobe gauche antérieur du cerveau. Mais l'œil non plus ne saurait voir sans nous, ni l'oreille entendre sans nous, ni la troisième circonvolution susdite arriver sans nous au langage. Homère plaçait l'âme dans le diaphragme; il ne serait guère moins homérique de mettre dans le cerveau la faculté de parler.

(1) Un article de la Revue des deux mondes, sur l'aphasie précisément (15 juillet 1874), offre un exemple amusant de mythologie biologique. On y suit les pérégrinations et métamorphoses de quelque chose que le cerveau décante et clarifie, et qui devient pensée, ensuite mouvement. Mais pourquoi ne donnerais-je pas un échantillon de ce morceau pré. cieux à ceux des lecteurs de la Critique philosophique qui ne suivent pas de près la << première de nos revues >> ?

<< Nous savons, dit le collaborateur de M. Caro, que le siége de la pensée est dans les circonvolutions cérébrales, et spécialement dans la substance grise qui en forme la partie superficielle. De là, la pensée se transmettra à un appareil logopoïétique, localisé dans les circonvolutions antérieures de l'hémisphère gauche. Elle était confuse et vague, diffuse pour ainsi dire, et peut-être disséminée dans toute la périphérie du cerveau: dès qu'elle est parvenue dans la région limitée de l'encéphale où s'élabore le langage, elle devient précise et nette, elle se spécifie et se détermine, elle prend une forme et devient représentative » Ensuite l'auteur parle d'une seconde série d'appareils destinés à conduire à destination la « phrase pensée». L'influx nerveux gagne les corps striés et les couches optiques, et il est probable que ces organes transforment en mouvement volontaire la phrase pensée. » Le mouvement se coordonne et se régularise quand l'ébranlemement arrive aux corps olivaires, les différents nerfs reçoivent leurs missions pour les organes périphériques, etc. Ce serait une bien belle chose de comprendre toujours ce qu'on dit !

» Cette distinction du langage émotionnel et du langage rationnel est d'une grande importance, en ce qu'elle nous permet de voir clairement en quoi l'homme et la bête possèdent en commun le langage, et en quoi cela ne peut se dire sans erreur. Les interjections, par exemple, qui sont une partie bien plus notable de la conversation que des livres, appartiennent au langage émotionnel, et les bêtes s'en servent comme les hommes et comme les plus passionnés d'entre eux ou les moins élevés en civilisation. Mais il n'existe aucun langage, en cherchant même chez les sauvages les plus inférieurs, où l'immense majorité des mots ne soient de l'espèce rationnelle. M. Darwin a manqué à voir cette différence capitale quand il a dit que les sauvages n'avaient pas de termes abstraits... Toute langue, sans doute, possède une couche plus ou moins considérable de termes interjectifs ou imitatifs et de la classe émotionnelle, que n'ont point recouverte les stratifications ultérieures du langage de raison; ils sont clairs d'origine et de caractère, et l'on ne saurait jamais les faire reposer sur des concepts généraux. Mais si nous mettons de côté cette espèce de couche inorganique, tout le surplus du langage, aussi bien chez les derniers des barbares que chez nous, se rattache à des radicaux, et chacun de ces radicaux est le signe d'un concept général. Ceci est la plus importante découverte de la science du langage. »

Je ne reviendrai pas sur les arguments qui ont été reproduits ailleurs, au moins par une brève mais suffisante analyse (1), par lesquels M. Max Müller a repoussé la prétention de l'école évolutionniste à noyer pour ainsi dire toute question de spécificité et de distinction originelle dans l'hypothèse générale de la continuité. Je remarquerai seulement à quel degré d'exactitude et de précision arrive la thèse de la spécificité intellectuelle de l'homme, grâce à l'application des principes, aujourd'hui parfaitement arrêtés, de la science du langage. Les naturalistes ont besoin de se pénétrer de ces principes. On a pu voir combien ils en sont peu instruits, d'après l'exemple d'un savant du mérite de M. Darwin et des autres écrivains dont je me suis occupé, M. Lubbock, M. Burnet Tylor, qui reproduisent les plus inintelligentes observations ou assertions de voyageurs, en guise de vérités psychologiques ou linguistiques. Or, à la parfaite clarté, à la force de la distinction spécifique fondée sur l'analyse des faits dans l'homme actuel et dans l'histoire accessible, qu'oppose l'école de l'évolution en tout et partout? une possibilité, et même une possibilité dont on ne voit pas les moyens. Il se pourrait qu'il y eût eu des intermédiaires entre l'être doué du langage (du langage rationnel qui affecte à des concepts généraux des signes vocaux, des signes que nous connaissons et qui sont des racines) et les

(1) Dans le n° 50, deuxième année, de la Critique philosophique.

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