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staller, sous le couvert de la République, un gouvernement clérical. Ce serait un malheur irréparable: notre pays, devenu la forteresse du jésuitisme, que partout les peuples bannissent, tomberait dans la décadence irrémédiable.

L'Église dispose contre la Révolution de ressources immenses. N'a-telle pas une armée de prêtres, un nombre toujours croissant de congrégations, le salaire de l'État, qui lui permet de consacrer à la propagande les richesses amoncelées qu'elle tient de la libéralité des fidèles ? N'at-elle pas le confessionnal où elle dirige les femmes, et des établissements d'éducation où elle façonne l'enfant ? N'a-t-elle pas, dans le moindre village, un célibataire complétement dévoué qui prêche, ad. ministre les sacrements, fait des instructions religieuses, surveille l'école, influe sur les élections? N'a-t-elle pas l'appui d'une partie notable des classes dirigeantes qui la soutiennent, il est vrai, beaucoup moins par conviction que par esprit d'aveugle réaction contre la liberté moderne ? N'a-t-elle pas même la complicité des libres penseurs qui, par sottise ou indifférence, subissent son joug, et souvent sans s'en douter, comme s'il pouvait n'être pas chose sérieuse?

Tant que les partisans de la Révolution ne protesteront contre l'Église papiste que par des moqueries ou des raisonnements, sans rompre définitivement avec elle, eette Église, rejetée d'un côté reviendra de l'autre, toujours combattue, jamais vaincue, et plus puissante après ses épreuves qu'elle ne le serait par des succès trop apparents. Il y a au fond de notre tempérament national, une contradiction qui nous tue. La France n'est pas cléricale; mais elle n'a pas les mœurs de la liberté. Elle a l'esprit plus émancipé que le caractère: de là un état troublé, convulsif, dont le cléricalisme profite, après en avoir été un temps la victime.

Ainsi done, l'Église papiste et la République libérale sont deux ennemis irréconciliables. Si le catholicisme n'est pas moins libéral aux États-Unis que les sectes protestantes, c'est parce que sa faiblesse numérique lui interdit la domination et l'oblige à demander la liberté pour lui-même. En France, sa tactique change avec ses intérêts. Quand il réclame une liberté, c'est pour le despotisme. Dans cette lutte qui tend à s'envenimer, le parti républicain, s'il reste ou plutôt s'il monte au pouvoir, sera obligé de disputer pied à pied le terrain, en rassurant le pays par une grande sagesse. Ses sacrifices, sa modération, son tact, sa forte discipline, ont fait de lui désormais un parti vraiment politique, digne de gouverner; mais ses épreuves ne font, à notre humble avis, que commencer. Le XIXe siècle menace de finir par une lutte formidable entre deux mondes si profondément liés l'un à l'autre, malgré leur inimitié, que la rupture définitive ne pourra s'accomplir sans de cruels déchirements. En cette crise qui va grandissant, assemblant toujours de nouveaux nuages comme en un jour de tempête, la question religieuse prend une importance vraiment tragique. Le positivisme ignare ou savant de notre génération lui oppose un dédain superficiel, mais, au double point de vue de l'ordre social et de la morale, elle sollicite l'attention des penseurs. Le criticisme, en laissant le champ toujours ouvert à la discussion sur les sujets religieux, montre, avec plus de sérieux au fond, une plus réelle connaissance du cœur humain.

Alfred BENEZECH.

PSYCHOLOGIE DE L'HOMME PRIMITIF

LA RELIGION

(Voy. les nos 44 et 47, 3o année, et les nos 7 et 21, 4o année.)

Depuis que les écoles évolutionnistes ont poussé le progrès de leur méthode jusqu'à l'entière suppression des distinctions spécifiques, l'idée qu'on a dû se faire des premiers commencements de l'humanité est allée nécessairement se dégradant dans ces écoles. Il s'en faut que Hegel, évolutionniste il est vrai bien métaphysicien, en faisant sortir l'homme et l'esprit de la nature, ou le conscient de l'inconscient, entendit par là faire plonger les racines du Droit et de l'État dans l'aveugle et fougueuse brutalité des appétits. Le premier état humain en voie de développement était à ses yeux un état de moralité naturelle et sentimentale, par conséquent religieuse. Dans cette sphère de sentiments surtout familiaux et d'amour naturel, il n'y avait encore ni loi, ni bien, ni mal, ni liberté, mais l'esprit s'y trouvait en puissance, et comme tout ce qui est imparfait porte en soi son contraire, l'instinct et l'impulsion de la vie spirituelle devaient rompre le cours de la sensibilité pure et arriver au jour de la conscience. Sans doute Hegel est forcé de laisser, à côté de sa philosophie de l'histoire, une place à des nations d'un caractère visiblement dégradé, auxquelles l'idée de l'innocence est absolument inapplicable; il trace des nègres africains, par exemple, un portrait qu'il ne craint pas de pousser au noir; il a de la nature des religions fétichistes une idée beaucoup moins sommaire et plus juste que celle dont s'est contenté depuis le fondateur du positivisme, et cette idée n'a rien de flatteur. Mais à l'égard de ces races rebelles à la théorie du progrès nécessaire, Hegel se tire de difficulté d'une façon fort simple, en déclarant qu'elles sont en dehors du développement de l'esprit et n'appartiennent pas à l'histoire et à la géographie historique. Nous sommes bien loin du système actuel où l'on prétend suivre l'homme en remontant jusqu'à ses origines animales, mais où l'on ne réussit qu'à fixer le commencement de la moralité dans les mœurs perverses, et le commencement des religions dans un genre d'imaginations corrompues qui prennent le sentiment religieux à rebours, puisque nul animal n'a de religion apercevable et ne réfléchit ou raisonne sa conduite, au moins que l'on sache.

Auguste Comte, aussi bien que Hegel, écarte formellement l'idée d'une origine de l'homme en quelque chose qui ne serait point l'homme, et ce parti pris est d'autant plus remarquable chez lui qu'il n'a l'intention ni de rompre la similitude biologique des espèces, ni de présenter l'enfance de l'humanité sous des couleurs favorables. Il croit que «<les animaux assez élevés pour manifester, en cas de loisir suffisant, une cer

taine activité spéculative (et beaucoup d'espèces, dit-il, en sont assurément susceptibles) (!) parviennent spontanément, de la même manière que nous, à une sorte de fétichisme grossier, consistant toujours à supposer les corps extérieurs, même les plus inertes, animés de passions et de volontés plus ou moins analogues aux impressions personnelles du spectateur. » Et d'une autre part, l'idée que se forme Comte de l'état des premiers hommes ne diffère pas de celle qu'on peut se faire de la vie d'une famille de carnassiers d'ordre élevé. Et cependant non-seulement il se refuse, à cause de l'imperfection de la géologie, à traiter la question concrète des rapports de l'homme avec la nature qui l'a précédé, mais même il s'oppose à ce que l'on considère l'homme, à aucune époque, comme privé des attributs essentiels que nous lui connaissons. Le passage vaut peut-être la peine qu'on le cite :

« Cette erreur (une erreur touchant les origines humaines) consiste à regarder le fétichisme comme n'ayant pas strictement caractérisé le régime mental primitif, en ce sens que ce premier état, quelque grossier qu'il soit en effet, aurait été néanmoins toujours précédé lui-même par une enfance encore plus imparfaite, où l'homme, exclusivement occupé d'une conservation trop entravée, ne présenterait qu'une existence toute matérielle, sans aucun souci d'opinions spéculatives quelconques, réduites même au degré le plus élémentaire et le plus spontané: tels seraient, par exemple, encore aujourd'hui, les malheureux habitants. de la Terre de Feu, de diverses parties de l'Océanie... D'après cette hypothèse, les besoins purement intellectuels n'auraient pas toujours existé, sous une forme quelconque, dans l'humanité, et il faudrait y admettre une époque où ils auraient absolument pris naissance (1), sans aucune autre manifestation antérieure: ce qui serait directement contraire à ce grand principe, fourni à la sociologie par la biologie, que toujours et partout l'organisme humain a dû présenter, à tous égards, les mêmes besoins essentiels, qui n'ont pu successivement différer, en aucun cas, que par leur degré de développement et leur mode correspondant de satisfaction. Une telle position de la question suffit certainement pour la résoudre, et montre aussitôt que cette opinion doit nécessairement résulter d'une fausse appréciation des faits. Dans l'état même d'idiotisme et de démence, où l'homme paraît rabaissé au-dessous d'un grand nombre d'animaux supérieurs, on pourrait encore constater, avec les précautions convenables, l'existence d'un certain degré d'activité purement spécu

(1) Comte se sépare des écoles empiriques actuelles et se rattache plutôt à la grande tradition aristotélique (suivie également par Hegel), en son « grand aphorisme sur la préexistence nécessaire, sous forme plus ou moins latente, de toute disposition vraiment fondamentale, en un état quelconque de l'humanité ». C'est la puissance ou la loi, par opposition à l'acte et au fait, tandis que l'école associationniste ne connaît que le fait engendré par le fait et générateur du fait.

lative, qui se satisfait alors par un fétichisme très-grossier. Combien serait-il donc irrationnel, à plus forte raison, de penser que, à aucun âge de l'enfance sociale, l'homme normal et doué, au moins implicitement, de toutes ses facultés, ait jamais pu être livré, d'une manière rigoureusement exclusive, à une vie purement matérielle de guerre ou de chasse, sans aucune manifestation quelconque des besoins intellectuels, quelque oppressive qu'on veuille alors supposer la puissance d'un milieu défavorable... >>

Laissons maintenant cette question de l'origine humaine pour laquelle Comte, on le voit, n'était nullement disposé à se payer de fictions géologiques et zoologiques et de l'hypothèse des êtres anthropo-pithécoïdes imaginaires, en dépit de ses déclarations sur la capacité spéculative de certains animaux. Occupons-nous seulement de l'origine religieuse. C'est le fétichisme qui, selon Comte a donné satisfaction à l'activité spéculative inhérente à l'organisme le plus élevé, soit à l'organisme de l'homme «l'homme a partout commencé par le fétichisme le plus grossier, comme par l'anthropophagie la mieux caractérisée. » Et en quoi consiste ce fétichisme? Le pur fétichisme est «< constamment caractérisé par l'essor libre et direct de notre tendance primitive à concevoir tous les corps extérieurs quelconques, naturels ou artificiels, comme animés d'une vie essentiellement analogue à la nôtre, avec de simples différences mutuelles d'intensité » (1). Ces assertions singulièrement tranchantes soulèvent deux questions: 1° Le fétichisme ainsi défini a-t-il des caractères à la fois suffisants et nécessaires, comme on dit en logique, pour s'appliquer à un état religieux historiquement donné, différent de tout autre? 2° Quelles raisons a-t-on de penser que toujours et partout les hommes aient commencé par cet état?

A toute époque il y a eu chez l'homme une forte tendance à douer imaginairement tous les êtres d'une vie analogue à la nôtre, c'est-à-dire de passions et de volonté. Cet instinct, Comte prétend le reconnaître chez certains animaux; il le retrouve sans peine dans la « phase théologique » des religions; il le constate dans bien des doctrines même actuelles, qui en paraissent au premier abord très-éloignées, et, pour tout dire, jusque dans l'esprit d'un savant positif de nos jours, si par cas il advient que la région postérieure du cerveau, siége des affections, prenne chez lui la prépondérance sur la région frontale. « Malgré la plus grande culture intellectuelle, les hommes qui, pour ainsi dire, pensent naturellement par le derrière de la tête, ou ceux qui se trouvent momentanément dans une disposition semblable (dont personne peut-être, même parmi les meilleurs esprits n'a jamais été entièrement préservé),

(1) Les passages de Comte sont tous pris du t. V du Cours de philosophie positive, 52 leçon (édition originale).

ont besoin d'exercer presque incessamment sur leurs propres pensées une très-active surveillance, pour ne pas se laisser essentiellement entrainer, dans l'état très-prononcé de crainte ou d'espérance déterminé par une passion quelconque, à une sorte de rechute aiguë vers le fétichisme fondamental, en personnifiant et ensuite divinisant jusqu'aux objets les plus inertes qui peuvent intéresser leurs affections actuelles.» On sait que le philosophe qui a écrit ces lignes étonnantes est arrivé, dans la dernière phase de sa spéculation, à faire au sentiment fétichiste une part considérable pour la religion définitive de l'humanité. Mais s'il en est ainsi, ce n'est pas précisément le fétichisme, c'est «l'essor libre et direct» de cette tendance primitive, c'est, comme il est dit plus loin, «la puissance primordiale d'un tel état moral, lorsque, à la fois complet et normal, il était d'ailleurs permanent et commun », qui constitue le premier état religieux de l'humanité. Alors, il faudrait démontrer que les premières familles humaines, ou, s'il est impossible d'atteindre celles-là, que les diverses races, au point le plus éloigné qui nous soit saisissable en remontant: l'aryane, la sémitique, la mongole, etc., ont toutes traversé un état moral et un état premier, où c'était pour tous les esprits un fait normal et commun, complet et permanent, que d'attribuer des passions et des volitions à des objets matériels quelconques. Cette supposition, que j'ose dire être en elle-même très-peu vraisemblable, a-t-elle reçu de Comte ou de quelque autre auteur un commencement de preuve? Non pas que je sache. Existe-t-il des hommes, des sauvages, qui soient actuellement dans cet « état moral »? Assurément non: ils peuvent bien, de fantaisie, se faire de la première chose venue un fétiche, et varier les objets de leurs superstitions, mais, dans le même moment, la masse des autres objets communs doit tenir dans leur imagination la même place que chez les enfants et les ignorants de chez nous. C'est une induction arbitraire et violente que celle qui voudrait conclure de la disposition fétichiste d'où naissent, pour un certain état de l'esprit, les croyances et pratiques des sorts et des présages, à une sorte de doctrine d'humanisation et de divinisation universelles. Et cette doctrine existerait ici où là, qu'il faudrait encore nous apprendre pourquoi les premiers hommes ont dû pousser jusqu'à cette absolue généralité les effets d'une disposition ordinaire, mais ordinairement limitée chez leurs descendants.

La définition du fétichisme de Comte, si on la prend dans sa portée absolue, ne s'applique, on le voit, à aucun état mental certain et assignable, ne réunit pas les conditions nécessaires pour caractériser un état religieux déterminé. Si au contraire on en réduit les termes à ce que l'expérience comporte sérieusement, elle ne présente plus les conditions suffisantes pour distinguer telle phase religieuse de telle autre, puisque, suivant ce philosophe, d'autres phases théologiques impliquent un certain degré, même considérable, de fétichisme.

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