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Comte s'est trompé du tout au tout lorsque, dans son ardeur de systématisation historique des croyances humaines mises en série, portant son attention sur l'état mental de celles des familles humaines dont les idées religieuses actuelles sont du genre appelé fétichiste, il a cherché à en démêler le principe générateur et a cru le trouver dans un instinct qu'il déclarait tout le premier appartenir plus ou moins, en tout temps, à tous les hommes. Prenant ce parti, il a regardé comme des conséquences de ce principe et de cet instinct des superstitions, des imaginations vicieuses, des croyances arbitraires, des pratiques ridicules ou perverses qui n'y sont pas en elles-mêmes nécessairement attachées. Il n'a pas vu que l'état moral et intellectuel qui produit ces phénomènes aberrants (et non pas normaux, car il n'a jamais été normal de lire l'avenir dans les figures de petits bâtons croisés, ou de vouer au dépérissement son ennemi par le moyen d'incantations opérées sur des objets à son usage), que cet état moral, dis-je, est à considérer en première ligne, et que c'est cet état qui se sert de la tendance naturelle à prêter aux objets des passions et des volontés, et non pas cette tendance qui engendre des idées absurdes ou méchantes.

Le fait est que le caractère profond des croyances fétichistes, aussi bien que ce que l'observation nous offre à première vue chez les peuplades livrées au fétichisme, consiste dans les phénomènes d'imagination et de passion déréglées qui donnent naissance aux rites sauvages de la divination, de la médecine incantatoire, de la magie, de la sorcellerie, et à d'innombrables idées sans raison (dont la fraude et l'hypocrisie se servent aussi vis-à-vis de la basse crédulité) sur ce qui nuit et ce qui sert, sur ce qui est permis ou défendu, sur ce qui est sacré et qu'il ne faut pas toucher ou faire (Tabou), sur les effets secrets attachés à des causes imaginaires que met en jeu le caprice ou que le témoignage et la tradition font accepter aux intéressés sans aucun contrôle. Comte n'ignore pas ces propriétés de l'état mental du fétichisme, et en vérité il ne faut pas, pour les connaître, avoir lu beaucoup de livres de voyages; mais en les mentionnant il n'en remarque pas le caractère et ne songe pas à les déduire correctement comme des dépendances de la phase religieuse primitive telle qu'il l'a définie. Il est obligé de se contenter d'explications vagues et moralement insuffisantes.

Le caractère général de ces sortes de faits est le vertige mental: entendez cette même disposition intellectuelle qui agit dans les songes, dans la folie, et en partie dans les esprits des ignorants qui n'ont été disciplinés ni par l'éducation ni par l'expérience et leur propre raison, et qui nous porte tous plus ou moins à attribuer l'existence réelle à tout ce que l'imagination nous représente vivement, ou même à ce que nous croyons possible et que nos passions nous inclinent à espérer ou à craindre. L'espèce d'impression intérieure que David Hume donnait comme

définition générale de la croyance, c'est-à-dire la représentation vive et non combattue, en est au moins la définition particulière très-exacte pour les esprits qui ne contrôlent pas leurs jugements, et tel est certaine ment le cas pour les sortes de personnes que j'ai citées, comme dans les rêves. On pourrait encore en donner une juste idée en imitant le trèsingénieux renversement d'idées dont M. Taine s'est servi pour expliquer la nature des sensations. Il les appelle toutes des « hallucinations vraies »>, parce qu'elles partagent les qualités et apparences des hallucinations, à cela près qu'il y a, dans le monde extérieur, certaines réalités données pour y correspondre. De même, et à l'inverse, on nommerait assez volontiers les jugements, nés du vertige mental, des hallucinations fausses, en ce sens qu'ils se produisent avec le caractère d'affirmation spontanée des hallucinations et des sensations, tandis qu'ils n'ont pas droit à affecter une nature aussi simple, mais qu'ils devraient, en qualité de jugements, être accompagnés de doute et d'examen. Ceux qui les portent n'ont pas la conscience suffisante de la possibilité d'errer, en sorte qu'ils pensent et agissent conformément aux idées qui traversent leur système mental, comme si c'étaient des impressions sensibles, de celles qui sont faites pour amener normalement des actes immédiats et irréfléchis. Et le nom de vertige est, je crois, le plus propre à bien désigner cette disposition interne, parce qu'il suppose, chez le sujet qui en est victime, un entraînement vicieux produit sans réflexion, ou contre toute réflexion, à la suite d'un possible qu'il imagine et qui le passionne.

Ainsi s'expliquent, à l'aide d'une analyse psychologique des moins contestables, les superstitions rationnellement incompréhensibles, arbitraires, puériles, extravagantes, ridicules, criminelles, qui varient avec l'imagination et le genre de sentiments et de passions des hommes abandonnés à la fantaisie, et qui composent ce fond des rites et croyances de sorcellerie, divination, médecine magique, adorations et supplications de hasard, offrandes, expiations, sacrifices sanglants, qu'on décore du nom de religion fétichiste. Le principe de diversité et de changement éclate dans le caractère individuel de toutes ces imaginations « religieuses » dégradées. Et en même temps, comme l'homme est un animal d'habitude, on comprend que chaque peuplade adonnée aux fétiches doit avoir ses coutumes fondées sur la tradition et le témoignage. Le sauvage a, suivant l'énergique et pittoresque expression de M. Bagehot, l'esprit tatoué, couvert d'images monstrueuses, et son éducation, son milieu l'enchaînent, en dépit de la prétendue liberté qu'on lui a quelquefois attribuée, à un ensemble de fictions et d'usages absorbants et terrifiants. Les chefs et les sorciers peuvent seuls innover d'une manière tant soit. peu grave, et ce n'est pas, on le conçoit, pour opérer un retour à la raison. Ainsi l'observation et la théorie sont bien d'accord pour nous peindre l'état des tribus livrées au vertige mental.

Si ce tableau est exact, il est clair que la disposition humaine et générale à douer les objets matériels de passions et de volontés doit fournir, pour ainsi dire, une matière aux imaginations du genre que je viens de décrire. La vivification anthropomorphique de toutes choses, qu'on me passe encore ce mot, est un procédé du fétichisme; mais la forme de l'esprit qui crée des rapports imaginaires, établit, définit tel fétiche et ses attributions ou exigences, conçoit tel rite ou telle pratique pour s'assurer une réussite, guérir une maladie, en donner une autre, prévoir l'avenir, commander au vent et à la pluie, etc., etc., cette forme c'est essentiellement le vertige mental. Pour ne lui pas donner le premier rang dans l'élucidation psychologique de ce genre d'idées « religieuses», il faut ne la pas connaître ou n'y point penser: c'est le cas d'Auguste Comte; mais sitôt que l'attention est appelée sur un état psychique aussi caractéristique, il devient impossible de ne pas la mettre en tête de toute exégèse du système fétichiste.

Mais s'il en est ainsi, nous voilà bien avancés dans l'examen de la justice de l'origine religieuse placée dans le fétichisme; car enfin, qu'un singe, animal irrationnel, suive ses impressions et fantaisies pour tout jugement, cela va de soi; le vertige mental est sa nature même, autant qu'il est capable d'avoir des idées au delà de ses intuitions réelles, et il ne l'est, heureusement pour lui, que d'une manière fort limitée. Mais que l'homme, animal rationnel, l'homme qui conçoit si facilement la chose qui n'est pas, le possible, l'imaginaire, le futur ambigu; que cet être à prévisions et à hypothèses, qui par là même que son imagination dépasse de très-loin ses sensations et ses conceps corrects, et que sa raison modifie ou renverse en tant de choses ses instincts, doit avoir nécessairement en sa constitution mentale ce qu'il lui faut pour examiner, douter, délibérer, juger avec réflexion et finalement se conduire dans le droit chemin, que l'homme, dis-je, se livre tout entier aux représentations qui l'absorbent, je me refuse à voir dans cette disposition un fait normal, un fait originaire de sa nature. Il y aurait contradiction, dans cette nature, en ce que la raison, comme instrument pour lier des idées en dehors de la sensibilité, ne serait pas accompagnée de la raison comme organe d'un jugement réfléchi. Nous serions nés pour nous tromper et nous perdre; et j'ajoute sans remède à espérer en un progrès futur, puisque nous voyons ceux de nos semblables qui sont tombés dans cet état incapables de se relever, ni spontanément ni avec notre secours. Ceci est bien un fait. Je dis donc tombés, et en effet il est conforme à l'observation morale, non moins qu'aux théories les mieux établies, que les individus et les races sont sujets à une espèce d'atrophie de la réflexion et de l'examen rationnel, quand ils abandonnent la direction d'une volonté autonome pour se livrer entièrement aux imaginations et aux passions ou s'enchaîner dans les habitudes. Le vertige mental,

étroitement lié au mode « religieux» fétichiste, est une maladie humaine, et non point un état psychique normal qu'il faille concevoir comme un élément de la nature originelle de l'homme.

Un auteur dont j'ai eu déjà l'occasion d'examiner les thèses d'histoire anté-historique, Sir J. Lubbock a essayé d'une sorte de classification des plus anciennes idées religieuses. Il ne sera pas inutile d'indiquer ici ce qu'il entre d'arbitraire en des esquisses ainsi tracées sans renseignements, comme sans inductions régulières, et de montrer combien il est facile d'expliquer, en les rattachant à d'autres antécédents moraux, les mêmes états d'abjection intellectuelle et de superstition qu'il plaît à nos écoles dominantes, à nos préjugés circulants de poser comme primitifs, sans plus de façons qu'on n'en apportait jadis à admettre Adam et sa science infuse et parfaite religion avant le péché.

A en croire Sir J. Lubbock (1), la première phase de la religion serait un état mental que lui-même regarde comme l'inverse de la religion, car il attribue (il serait permis de s'en étonner) ce caractère de renversement ou de subversion aux plus basses superstitions, comparées aux idées de création, prière, vie future, etc., qui forment à son point de vue l'essence de la religion. A vrai dire, c'est par l'athéisme passif que les hommes auraient débuté, et de cet athéisme ils seraient passés premier progrès, seconde phase, au fétichisme, qui consiste essentiellement en sorcellerie, en idées de domination attachée à la possession d'objets déterminés, en pratiques destinées à forcer Dieu à ceci ou à cela. Du fétichisme, on se serait élevé au totémisme, c'est-à-dire au culte des objets naturels, des pierres, des animaux, des arbres, des fleuves, du feu, des astres, etc., l'astrolatrie, le sabéisme, n'ayant rien de plus élevé, au fond, que le culte des autres Totems. Le chamanisme se serait ensuite superposé au totémisme sans le détruire, et aurait apporté des dieux à siéges distincts, à siéges célestes, dont on est visité, avec lesquels on se met en communication par l'extase, etc. L'idolatrie, enfin, celle qui se fait des idoles de forme humaine, représenterait une phase plus élevée qui viendrait avec le culte des ancêtres et l'adoration des rois et des puissants, là seulement où commence la centralisation monarchique. Durant ces diverses phases, dont je ne vois guère le progrès, d'autant plus que leurs principaux caractères se prolongent des unes aux autres, et descendant parfois même jusqu'à nous, soit en forme de superstitions populaires isolées, soit avec le bagage de telle religion trop peu épurée, on n'a point affaire de prières, car la prière suppose la bonté chez les dieux, et ceux-là ne sont pas bons; ni de vie future qu'on imagine, au moins assurée à tous, et perpétuelle, et d'une nature tant soit peu

(1) The origin of civilisation and the primitive condition of man. Mental and social condition of savages. (Voy. le n° 47 de la Critique philosophique, 3o année.)

élevée, liée à des notions de justice et de rémunération morale; ni de doctrine réfléchie de la création, si ce n'est dans quelques tribus et simplement analogue dans ce cas aux fictions des poëtes et mythologues de la Grèce; ni d'offrandes et de sacrifices en un sens spiritualisé. Le fond primitif du sacrifice est tout matériel: c'est l'idée que le Dieu ou l'idole mangent une partie de la victime et se repaissent ou de sang, ou de certains éléments plus subtils du corps barbarement immolé.

Commençons par ce dernier trait à montrer combien tout cet arrangement systématique des plus anciennes idées religieuses pèche contre la psychologie morale. Sur quel fondement peut-on se permettre d'affirmer que l'imagination primitive s'est exercée d'une manière si contraire aux plus simples et grossières expériences, que de feindre une appropriation invisible et sans aucun effet appréciable de l'offrande, aux goûts et besoins de l'idole, quand soi-même on se peint les gens qui auraient imaginé cela comme entièrement enchaînés à ce qui se touche et à ce qui se voit, et quand, d'une autre part, l'esprit symbolisateur des hommes les plus anciens, des doctrines les plus anciennes, est un fait tellement avéré? Nous voyons par exemple, dans le Rig-Véda, les anciens Aryens inviter les dieux, dans leurs hymnes, à s'asseoir auprès d'eux pour le repas quotidien précédé de l'offrande, et à communier avec la tribu en cette heure de joie innocente et de reconnaissance. Nous lisons que les dieux venaient en effet. Croirons-nous aussi qu'on les voyait manger, ou croirons-nous que leur nourriture était mythique, ainsi que leur existence même ? Cette dernière supposition est la seule admissible. A l'égard du sacrifice proprement dit, et du sacrifice sanglant offert à unc idole, adressons-nous aux documents de la plus haute antiquité historiquement accessible, ou consultons, si nous le préférons ainsi, les coutumes et les idées de ces tribus sauvages encore observables, auxquelles on aime tant à emprunter des informations sur l'état de l'humanité primitive; nous rencontrerons une notion bien différente de celle de la manducation matérielle de la victime par le dieu, et dont toutefois cette manducation offre un symbole violent, on ne peut plus clair. Le sens du sacrifice n'est pas à chercher dans le don simple et direct de quelque objet à un être qui en aurait besoin, mais dans la privation que celui qui possède cet objet s'impose en vue de se concilier l'être mystérieux qui peut à volonté le dépouiller et de ce bien et de beaucoup d'autres, et tient en sa puissance la vie, la santé, le succès, la victoire. La divinité jalouse et dévoratrice est celle à laquelle l'homme doit faire une part fictive de sa richesse ou de son bonheur, en renonçant à des avantages acquis pour s'en conserver d'autres, soit qu'il s'agisse de constater par là son assujettissement, son abaissement, son dévouement de personne et de biens, soit qu'il faille expier, à l'occasion de quelque transgression d'une défense supposée. On sait que les expiations sont

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