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sémination universelle et continuelle des propriétés? Nous le craignons aussi, mais à qui la faute, et de qui donc dépend-il qu'il en soit autrement? Voulons-nous que le papisme nous puisse dire avec une apparence de raison: Il y a des moyens connus, éprouvés, les seuls même qui existent, d'agir sur un peuple et de le moraliser, et comme vous n'avez ni l'ardeur et le dévouement, ni peut-être les principes nécessaires pour les mettre en œuvre, vous prenez le parti d'en interdire aussi l'emploi à ceux qui prétendent réunir ces qualités, uniquement parce qu'ils ne sont pas de vos amis?

Ce ne sont pas nos amis, en effet, ce sont nos ennemis les plus irréconciliables. Mais nous devrions savoir, nous ne saurons peut-être un jour que trop à nos dépens, que les armes qu'ils nous réclament et que nous leur refusons en vue de notre défense, d'ailleurs trop juste, sont précisément les mêmes dont nous avons besoin pour lutter contre eux, et dont nous devrions apprendre à tout prix l'usage. Nous essayons d'interdire cet usage à tous; mais ils l'usurpent toujours peu ou prou, et plus que jamais aujourd'hui en dépit de nos lois, et nous, nous restons désarmés.

Au reste, les armes sont de deux sortes, nous parlons ici de l'enseignement. Il faut des principes de raison et de morale pour lutter contre les superstitions et l'immoralité cléricales, et il faut la liberté de créer des institutions que l'État ne saurait jamais nous donner que vicieuses et tournées à l'intérêt de sa propre domination césarienne, se nommåtelle jacobine ou positiviste, par impossible.

Ces principes, ce n'est pas le positivisme qui nous les apporte. M. Littré, en se faisant solennellement recevoir franc-maçon dans la même semaine où les cléricaux, à quelques voix de majorité, ont réussi à faire passer définitivement un article de loi destiné à stipuler, pour leur usage spécial, une liberté qu'on ne veut pas être à l'usage des libéraux, M. Littré a entendu faire un acte politique. C'est le sens de la publicité donnée à cette réception. Nous sommes on ne peut plus éloignés de blâmer cet acte vraiment notable et méritoire. La maçonnerie est une institution qui a sa force et son importance. Elle forme, dans le monde, une vaste solidarité anticléricale. Suffisante? c'est une autre question. M. Littré, en insistant, dans son beau discours, sur le principe de la tolérance, a été à la fois dans le vrai et dans la tradition propre et constante de la fondation maçonnique. Mais si la maçonnerie, se modifiant avec le temps, comme toute autre association le peut faire, voulait arriver à exercer une influence active de haute direction et moralisation sur le peuple, disons à la manière d'une Église, elle devrait savoir que la tolérance, pour si grande chose qu'elle soit, si juste, si nécessaire, et encore y a-t-il à dire sur le nom, qui laisse à désirer et n'exprime pas toute la mesure du respect dù par l'homme à

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l'homme, - la tolérance n'est pas tout pour une telle œuvre; il y faut encore la croyance.

Quelle croyance? Une croyance. Celle que vous voudrez, non pas l'in différence, non par le parti pris de n'affirmer ni Dieu ni non Dieu, ni vie future, ni mort définitive de l'homme et de la bête. Encore moins des formules qui donneraient à penser que le professeur ne vous laisse le choix libre avec tant de sérénité que parce qu'il a déjà fait le sien! Et, après tout, vous croyez savoir lequel il a fait, lequel implicitement il vous conseille! Une franche ñégation vaudrait mieux; elle amènerait plus facilement la moralité avec elle, et de nouvelles croyances par la suite, car l'indifférence n'est pas féconde.

Voici, dans leur ordre, les pensées de M. Littré qui nous frappent dans ce discours, d'ailleurs très-beau de ton, et même touchant à de certains endroits !

Il n'y a de vérités à accepter que celles qui se rencontrent dans les sphères d'investigation des sciences. A ce compte, les vérités morales et même les premières des vérités logiques, sont fort compro. mises. Quel principe d'éducation!

Voilà une

Ne pas affirmer, ne pas nier, cela est sage et salutaire. sagesse qui risque fort de s'exprimer en langage plus trivial par des formules populaires que nous nous dispenserons de rappeler.

L'homme est très-peu de chose dans sa nébuleuse, extrêmement peu de chose. Nous pensons qu'il serait plus moralisant, comme il est plus vrai de dire : L'homme est, dans sa nébuleuse, le plus considérable et le plus digne d'entre tous les objets de son expérience.

Il y a continuité et solidarité dans tout l'ensemble et le cours du développement social, si bien que le passé fut très-bon en son temps et à sa manière, et doit être infiniment respectable à nos yeux. Cette opinion est directement contraire à la doctrine commune de la Révolution et de la raison. Le droit historiqué est la négation même du Droit. Quand votre peuple admettra le droit historique, il aura déjà répris le joug de ses prêtres et de ses rois.

La ferme déclaration d'ignorance sur l'origine des choses et sur leur fin humilie toute superbe. « Aucune humilité ne peut être assez profonde devant l'immensité du temps, d'espace et de substance... Taisez-vous, mes pensées. La vertu d'humilité n'a jamais fait que des moines ou des philosophes contemplatifs. Nous aurions besoin d'autre chose et d'autres vertus.

»

Il faut cependant à l'ignorance même un juge qui prononce. Ce juge est la conscience, quoique « transformable et perfectible.»-- Ce juge est donc un juge changeant et faillible. Où est sa force? où est son autorité? Répétons-le ce n'est pas avec de tels principes qu'on fait l'éducation d'un peuple. Ce n'est pas avec de tels principes qu'on donnera à la

maçonnerie une force nouvelle, à la hauteur des épreuves de l'avenir. Mais c'est avec de tels principes qu'on perdra cette société encore grande et utile, si elle permet qu'on les lui infiltre.

RENOUVIER.

UNE QUESTION DE PRIORITÉ A PROPOS DE LA LOI
DES TROIS ÉTATS

(Voyez les nos 8, 10 et 11 de la Critique philosophique.)

L'irritation que mes articles sur la loi des trois états ont excitée dans la petite église positiviste a une excuse que je dois reconnaître. Au cours de la publication de ces articles, j'avais reçu une lettre de M. le docteur Robinet et une note de M. le docteur Audiffrent auxquelles j'étais naturellement chargé de répondre. Bien que les réclamations de ces messieurs me parussent sans fondement, j'allais les mettre sous les yeux de nos lecteurs, lorsqu'on m'annonça une brochure qui devait les produire en public. J'attendis la brochure. MM. Robinet et Audiffrent ont cru à tort à un refus systématique d'insertion qui a paru à leur zèle échauffé un déni de justice. Je les prie de croire que je n'ai pas voulu tenir leur lumière sous le boisseau et qu'il ne m'est nullement pénible de leur donner accueil.

LETTRE DU DOCTEUR ROBINET A M. LE DIRECTEUR

Monsieur,

J

DE LA Critique philosophique

Depuis que vous avez entrepris de passer la philosophie positive au crible du criticisme, vous avez eu l'obligeance de nous adresser les numéros de votre revue. Permettez-moi de vous en remercier.

De mon côté j'ai essayé de reconnaître, autant qu'il était en mon pouvoir, cette délicatesse, en vous envoyant un opuscule, la Nouvelle Politique de la France où ce que vous regardez comme absolument faux est considéré comme incontestablement vrai.

Évidemment, si vous avez lu (et parfois on pourrait en douter) vous n'avez pas saisi; aussi me garderai-je de controverser à ce sujet.

Mais vous affirmez que Comte a pris à autrui sa prétendue loi des trois états, et que ses disciples, les positivistes orthodoxes, se sont faits les complices de ce détournement.

Ici, il faut répondre, car vous ne manqueriez pas d'invoquer le proverbe.

1° Si Auguste Comte, qui a surtout honoré Turgot comme homme d'État, sans le méconnaître, cependant, ni le taire comme philosophe (voir le tome III de sa Politique positive et son Calendrier) ne lui a point attribué, en 1822 (il avait

alors vingt-quatre ans), ni depuis, la découverte de sa loi sociologique, c'est qu'il n'y avait probablement pas lieu.

En effet, Turgot croyant en Dieu n'avait pu reconnaître ni même songer à constater l'existence de lois naturelles pour les phénomènes sociaux et moraux, qu'il regardait comme assujettis à l'action divine; et s'il a indiqué, pour les faits cosmologiques seulement, la succession théologique, métaphysique et positive de leur explication, jamais il n'a dégagé de cet aperçu la conception d'une loi générale, et nulle part il n'a formulé, développé, démontré ni appliqué cette loi.

Il n'est donc pas vrai de dire qu'Auguste Comte lui ait emprunté, sans le reconnaître, ou dérobé le principe de sa philosophie.

2o Quant aux disciples, vous les vouez encore plus injustement au souverain mépris et à l'irrésistible aversion que vous affichez pour le maître.

M. Pierre Laffitte, dans tous ses cours sur la philosophie seconde et sur la philosophie première, n'a jamais manqué depuis bien des années (ceci est de notoriété publique) de signaler et de réfuter la prétention émise à cet égard par le principal ennemi d'Auguste Comte (M. Littré), prétention que vous reprenez pour le compte du criticisme. M. Congrève et M. Bridges ont fait de même dans leur enseignement, à Londres, et M. le docteur Audiffrent, en France, dans ses écrits.

EXTRAIT D'UNE NOTE ADRESSÉE PAR M. LE DOCTEUR AUDIFFRENT
A M. LE DIRECTEUR DE LA Critique philosophique.

«L'histoire des luttes scientifiques et philosophiques a de tout temps présenté la même succession de passions, les mêmes procédés. Après avoir repoussé une découverte, après en avoir montré la fausseté, on en conteste la paternité, alors même que l'opinion publique oblige à ouvrir les yeux à l'évidence. Tel est le sort qui devait être réservé à la loi des trois états, sur laquelle Auguste Comte a basé sa construction philosophique et religieuse. M. Littré a commencé le feu, M. Renouvier le continue dans sa Critique philosophique; ce n'est plus Comte qui a institué cette grande loi, généralement acceptée de nos jours, c'est Turgot...

Qu'il nous soit permis de reproduire ici ce que nous disions, dès 1869, dans l'introduction d'un ouvrage spécial, en réponse à la revendication faite par M. Littré en faveur de Turgot.

« En entravant aujourd'hui la marche du positivisme par une critique peu philosophique, M. Littré assume une grande responsabilité. Nous regrettons pour l'honorabilité d'un nom qui s'est inscrit sur les plus grandes productions de l'esprit humain, que l'inaptitude philosophique ne soit pas la seule excuse des erreurs que nous avons signalées. On en trouve la preuve à chaque page du volume cité. >> Comment serait-il permis de penser autrement lorsqu'on voit, par exemple, M. Littré chercher à substituer à la grande loi précédemment exposée une prétendue loi des quatre états, à laquelle ses partisans eux-mêmes n'ont pas fait l'honneur d'une critique. Non corrigé par cet échec, M. Littré va chercher dans sa profonde érudition un passage de Turgot, à l'aide duquel la loi des trois états devient la loi de Turgot. Le passage cité prouve en effet que Turgot eut un

pressentiment de cette grande loi. Il entrevit nettement, pour les phénomènes physiques, la succession des trois états, théologique, métaphysique et positif suns cependant les désigner par aucuns signes spéciaux. Il n'est rien là qui ne soit fort honorable pour le positivisme. On voit combien le XVIII siècle se rapprocha à tous égards de la solution du problème final, et la gloire de Turgot en est certainement accrue. Mais entre le pressentiment philosophique de ce grand homme et la formule abstraite d'Auguste Comte, M. Littré nous permettra de laisser une grande distance. Il avait sans doute oublié, égaré par la haine, que Turgot croyait en Dieu et qu'il ne pouvait, en conséquence, affirmer que les vérités de l'ordre social et moral dussent passer également de l'état théologique où elles étaient pour lui à l'état pleinement positif. » (G. Audiffrent, Du cerveau et de l'innervation, p. 63).

Comme peut le voir M. Renouvier, les positivistes orthodoxes n'ont pas gardé, à cet égard, le silence reproché à leur maître.

D'autre part, il n'est personne qui n'ait connu la probité autant publique que privée du fondateur du positivisme; aussi nous croyons-nous dispensé de défendre sa mémoire contre de telles accusations.

Si M. Renouvier, qui s'inspire des écrits des critiques comme lui, et qui ne daigne pas toujours remonter aux vraies sources, avait lu comment Auguste Comte a lui-même raconté les circonstances de sa découverte, nous aimons à croire qu'il eût reculé devant la responsabilité de ses accusations.

C'est après une méditation de plus de cinquante heures consécutives que le fondateur du positivisme est arrivé à formuler sa grande loi, ainsi qu'il le rapporte lui-même.

Il a fallu tout ce temps au philosophe pour passer en revue d'un seul coup d'œil l'ensemble des connaissances humaines. C'est de cette révision qu'est sortie la confirmation d'une première vue tout inductive.

Ma réponse sera brève. J'ai contesté et je conteste l'originalité philosophique d'Auguste Comte; je n'ai nulle part porté le débat sur sa probité ni sur celle de ses disciples. J'ai examiné, en me tenant aux faits, une question de priorité qui appartient à l'histoire de la philosophie et qui pouvait offrir de l'intérêt. Je n'ai pas entendu pénétrer, ni juger des intentions, des mobiles de conduite intellectuelle. Je ne crois pas avoir dépassé les limites qu'imposent à la critique les convevenances et la dignité littéraires.

J'ai dit qu'Anguste Comte a été devancé par Turgot dans la découverte de la loj dite des trois états, J'ai montré que Turgot pose cette loi de succession des trois états en un langage très-précis, comme loi de l'esprit et comme loi de l'histoire des sciences. J'ai ajouté qu'en raison de l'importance de cette vue, le fondateur du positivisme aurait dû donner place à Turgot au nombre de ses précurseurs immédiats, Il ne l'a point fait. C'est une omission que j'ai constatée. J'en avais le droit.

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