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aux affirmations de la philosophie morale ou pratique. Mais alors ce positiviste indifférentiste devra être mis hors de tout débat dont il se désintéresse, et même des questions de méthode, qui le mèneraient inévitablement aux autres problèmes. Il devra lui-même savoir qu'il lui est interdit de prendre parti pour les positivistes de quelques-unes des autres espèces, ce qu'il ne manquerait pas de faire aussitôt qu'il essayerait de justifier sa propre attitude en face des vérités possibles et des moyens de les atteindre.

LES DEUX DOCTRINES GÉOLOGIQUES

Ces deux doctrines sont celle de révolutions violentes et subites, des cataclysmes généraux, et celle de l'évolution, des transformations lentes et continues, des causes actuelles. Cuvier a longtemps fait régner la première. On sait qu'il lui a consacré un de ses ouvrages les plus répandus. C'est celle que nous exposerons d'abord, en rappelant les raisons produites pour la soutenir; nous ferons ensuite connaître la théorie opposée, à laquelle Lyell a attaché son nom et qui paraît aujourd'hui dominer la science.

«Lorsque le voyageur parcourt les plaines fécondes où des eaux tranquilles entretiennent par des cours réguliers une végétation abondante, et dont le sol, foulé par un peuple nombreux, orné de villages florissants, de riches cités, de monuments superbes, n'est jamais troublé que par les ravages de la guerre ou par l'oppression des hommes au pouvoir, il n'est pas tenté de croire que la nature ait eu aussi ses guerres intestines et que la surface du globe ait été bouleversée par des révolutions et des cataclysmes: mais ses idées changent dès qu'il cherche à creuser ce sol aujourd'hui si paisible, ou qu'il s'élève aux collines qui bordent la plaine; elles se développent, pour ainsi dire, avec sa vue; elles commencent à embrasser l'étendue et la grandeur de ces événements antiques dès qu'il gravit les chaînes plus élevées dont ces collines couvrent le pied, ou qu'en suivant les lits des torrents qui descendent de ces chaînes, il pénètre dans leur intérieur. >>

Ainsi s'exprime Cuvier au commencement de son Discours sur les révolutions du globe. On ne peut, selon lui, contester l'existence des révolutions géologiques, si l'on considère les innombrables produits de la mer que renferment les diverses couches de terrain. Quelquefois les coquilles sont si nombreuses qu'elles forment à elles seules toute la masse du sol; elles s'élèvent à des hauteurs supérieures au niveau de toutes les mers et où nulle mer ne pourrait être portée aujourd'hui par

des causes existantes; elles ne sont pas seulement enveloppées dans des sables mobiles, mais les pierres les plus dures les incrustent souvent et en sont pénétrées de toutes parts. Toutes les parties du monde, tous les hémisphères, tous les continents, toutes les îles un peu considérables, présentent le même phénomène. Il est donc certain déjà que le bassin des mers a éprouvé au moins un changement, soit en étendue, soit en situation.

Les traces de révolution deviennent plus imposantes, quand on s'élève un peu plus haut, quand on se rapproche davantage du pied des grandes chaînes. Il est prouvé par l'importante distinction des couches horizontales et des couches obliques que la formation des dépôts marins n'a pas été paisible et uniforme. L'obliquité des couches que nous voyons se relever quelquefois presque verticalement n'est pas primitive; elle révèle des causes quelconques dont l'action violente les a brisées, redressées, bouleversées de mille manières.

Il est prouvé que les révolutions auxquelles est dû l'état actuel de la terre ont été nombreuses. Les différences que présentent les fossiles d'une couche à l'autre montrent qu'il y a eu dans la nature animale une succession de variations correspondant à celles du liquide dans lequel les animaux vivaient. Les diverses révolutions qui ont remué les couches n'ont pas seulement fait sortir par degré du sein de l'onde les diverses parties de nos continents et diminué le bassin des mers, mais ce bassin s'est déplacé en plusieurs sens. Il est arrivé plusieurs fois que des terrains mis à sec ont été recouverts par les eaux, soit qu'ils aient été abîmés, ou que les eaux se soient élevées elles-mêmes par-dessus; et, pour ce qui regarde particulièrement le sol que la mer a laissé libre dans sa dernière retraite, celui que l'homme et les animaux terrestres habitent maintenant, il avait été desséché au moins une fois, peut-être plusieurs, et avait nourri alors des quadrupèdes, des oiseaux, des plantes et des productions terrestres de tous les genres ; la mer qui l'a quitté l'avait donc auparavant envahi. Les changements dans la hauteur des eaux n'ont donc pas consisté seulement dans une retraite plus ou moins graduelle, plus ou moins générale; il s'est fait diverses irruptions et retraites successives, dont le résultat définitif a été cependant une diminution universelle de niveau.

Il est prouvé, enfin, d'après Cuvier, et c'est là surtout ce qui caractérise sa théorie, que la plupart de ces révolutions ont été subites. Ce caractère de soudaineté se montre d'une manière frappante dans la dernière de ces catastrophes, dans celle qui, par un double mouvement, a inondé et ensuite remis à sec nos continents actuels ou du moins une grande partie du sol qui les forme aujourd'hui. Elle a laissé dans les pays du Nord des cadavres de grands quadrupèdes que la glace a saisis, et qui se sont conservés jusqu'à nos jours avec leur peau, leur poil et

leur chair. S'ils n'eussent été gelés aussitôt que tués, la putréfaction les aurait decomposés. Et, d'un autre côté, cette gelée n'occupait pas auparavant les lieux où ils ont été saisis, car ils n'auraient pu vivre sous une pareille température. C'est donc le même instant qui a fait périr les animaux et qui a rendu glacial le pays qu'ils habitaient. Cet événement a été subit, instantané, sans aucune gradation, et ce qui est si clairement démontré pour cette dernière catastrophe ne l'est guère moins pour celles qui l'ont précédée. Les déchirements, les redressements, les renversements des couches plus anciennes ne laissent pas douter que des causes subites et violentes ne les aient mises en l'état où nous les voyons; et même la force des mouvements qu'éprouve la masse des eaux est encore attestée par les amas de débris et de cailloux roulés qui s'interposent en beaucoup d'endroits entre les couches solides. La vie a donc été souvent troublée sur cette terre par des événements effroyables. Des êtres vivants sans nombre ont été victimes de ces catastrophes: les uns habitants de la terre sèche se sont vus engloutis par des déluges; les autres, qui peuplaient le sein des eaux, ont été mis à sec avec le fond des mers subitement relevé leurs races mêmes ont fini pour jamais et ne laissent dans le monde que quelques débris à peine reconnaissables pour le naturaliste.

Examinant et analysant les causes qui agissent encore à la surface du globe, Cuvier se demande si ces causes peuvent suffire pour expliquer les révolutions dont il croit avoir établi l'existence, de même que les passions et les intrigues de nos jours suffisent pour rendre compte, dans l'histoire politique, des événements passés. La réponse qu'il fait à cette question est qu'il faut rejeter cette analogie de l'histoire politique et de l'histoire physique, bien qu'elle se présente naturellement à l'esprit; que le fil des opérations est rompu; que la marche de la nature est changée et qu'aucun des agents qu'elle emploie aujourd'hui ne lui aurait suffi pour produire ses anciens ouvrages.

Quelles sont les causes qui contribuent à altérer la surface de nos continents? Ces causes, dit Cuvier, sont au nombre de quatre: 1o les pluies et les dégels, qui dégradent les montagnes escarpées et en jettent les débris à leur pied; 2° les eaux courantes qui entraînent ces débris et vont les déposer dans les lieux où leur cours se ralentit; 3° la mer qui sape le pied des côtes élevées, pour y former des falaises, et qui rejette sur les côtes basses des monticules de sables; 4° enfin les volcans, qui percent les couches solides et élèvent ou répandent à la surface les amas de leurs déjections. Or, aucune de ces quatre espèces de causes n'est suffisante pour produire les révolutions et les catastrophes dont l'enveloppe terrestre nous montre les traces.

L'action des eaux sur la terre ferme ne consiste presque qu'en nivellements, et en nivellements qui ne sont pas indéfinis. Les débris des

grandes crêtes charriés dans les vallons; leurs particules, celles des collines et des plaines, portées jusqu'à la mer; des alluvions étendant les côtes aux dépens des hauteurs, sont des effets bornés, auxquels la végétation met, en général, un terme, qui supposent d'ailleurs la préexistence des montagnes, celle des vallées, celle des plaines, en un mot toutes les inégalités du globe, et qui ne peuvent, par conséquent, avoir donné naissance à ces inégalités. Les dunes sont un phénomène plus limité encore, et pour la hauteur et pour l'étendue horizontale; elles n'ont point de rapport avec ces énormes masses dont la géologie recherche l'origine.

L'action que les eaux exercent dans leur propre sein ne saurait non plus être invoquée. On peut déterminer jusqu'à un certain point les limites de cette action; on en connaît les effets dépôts de limon sous les eaux, stalactites, lithophytes, incrustations de coquilles liées par des vases plus ou moins complètes ou par d'autres ciments. Mais tout cela est loin de ce que nous révèle l'étude des phénomènes géologiques. Nous n'avons aucune preuve que la mer puisse aujourd'hui incruster les coquilles d'une pâte aussi compacte que les marbres, que les grès, ni même que le calcaire grossier dont nous voyons les coquilles de nos couches enveloppées. Encore moins trouvons-nous qu'elle précipite de ces couches plus solides, plus siliceuses qui ont précédé la formation des bancs coquilliers. Enfin, toutes ces causes réunies ne changeraient pas d'une quantité appréciable le niveau de la mer, ne relèveraient pas une seule couche au-dessus de ce niveau et surtout ne produiraient pas le moindre monticule à la surface de la terre.

L'action des volcans est plus bornée, plus locale encore que toutes les précédentes. Les volcans accumulent sur la surface, après les avoir modifiées, des matières auparavant ensevelies dans la profondeur; ils forment des montagnes; ils en ont couvert autrefois quelques parties de nos continents; ils ont fait naître subitement des îles au milieu des mers, mais c'était toujours des laves que ces montagnes, ces îles étaient composées; tous leurs matériaux avaient subi l'action du feu; ils sont disposés comme doivent l'être des matières qui ont coulé d'un p élevé. Les volcans n'élèvent donc ni ne culbutent les couches que traverse leur soupirail; et si quelques causes, agissant de ces profondeurs, ont contribué, dans certains cas, à soulever de grandes montagnes, ce ne sont pas des agents volcaniques, tels qu'il en existe de nos jours.

Trouverons-nous dans les causes astronomiques constantes une explication des révolutions géologiques vainement cherchée dans les forces que nous voyons agir maintenant à la surface de la terre? Non, répond Cuvier. Le pôle de la terre se meut dans un cercle autour de l'écliptique; son axe s'incline plus ou moins sur le plan de cette même écliptique; mais ces deux mouvements dont les causes sont aujourd'hui ap

préciées s'exécutent dans des directions et des limites connues, et qui n'ont nulle proportion avec des effets tels que ceux dont nous venons de constater la grandeur. Dans tous les cas, leur lenteur excessive empêcherait qu'ils ne pussent expliquer des catastrophes subites. Ce dernier raisonnement s'applique à toutes les actions lentes que l'on a imaginées, sans doute dans l'espoir que l'existence ne pourrait en être niée, parce qu'il serait toujours possible de soutenir que leur lenteur les rend imperceptibles. Vraies ou non, peu importe; elles n'expliquent rien, puisque aucune cause lente ne peut avoir produit des effets subits. Y eût-il donc une diminution graduelle des eaux, la mer transportât-elle dans tous les sens des matières solides, la température du globe diminuât ou augmentât-elle, ce n'est rien de tout cela qui a renversé nos couches, qui a revêtu de glace de grands quadrupèdes avec leur chair et leur peau, qui a mis à sec des coquillages aussi bien conservés que si on les eût pêchés vivants, qui a détruit enfin des espèces et des genres entiers. Cuvier conclut en faisant remarquer que, parmi les naturalistes qui ont cherché à expliquer l'état actuel du globe, il n'en est presque aucun qui l'ait attribué en entier à des causes lentes, encore moins à des causes agissant sous nos yeux, et que cette nécessité où ils se sont vus de chercher des causes différentes de celles que nous voyons agir aujourd'hui a été l'origine des hypothèses nombreuses, très-différentes les unes des autres, souvent bizarres et ridicules, qu'ils ont proposées.

Il est à remarquer que, selon Cuvier, la meilleure preuve que nous ayons de la violence, de l'étendue et de la soudaineté des révolutions géologiques nous est fournie par les os fossiles des quadrupèdes dont les espèces sont perdues. Il insiste avec force sur cette disparition d'espèces qui lui paraît impliquer nécessairement des révolutions destructives, par conséquent subites. Les inductions tirées des coquilles laissent, il en convient, quelque chose à désirer. « Des coquilles, dit-il, annoncent bien que la mer existait où elles se sont formées; mais leurs changements d'espèces pourraient à la rigueur provenir de changements légers dans la nature du liquide, ou seulement dans sa température. Ils pourraient avoir tenu à des causes encore plus accidentelles. Rien ne nous assure que dans le fond de la mer, certaines espèces, certains genres même, après avoir occupé plus ou moins longtemps des espaces déterminés, n'aient pu être chassés par d'autres. Ici, au contraire, tout est précis; l'apparition des os de quadrupèdes, surtout celle de leurs cadavres entiers dans les couches, annonce, ou que la couche même qui les porte était autrefois à sec, ou qu'il s'était au moins formé une terre sèche dans le voisinage. Leur disparition rend certain que cette couche avait été inondée, ou que cette terre sèche avait cessé d'exister. C'est donc par eux que nous apprenons d'une manière assurée le fait important des irruptions répétées de la mer, dont les coquilles et les autres

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