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d'un maître. Quel rapport trouver, quant à la détermination d'une loi de l'histoire, entre Hegel, Saint-Simon et chacun de ses principaux disciples après qu'ils eurent achevé leurs trajectoires individuelles; Thierry, Comte, Buchez Leroux, Reynaud; et puis Wronski et Proudhon; puis M. de Hartmann et M. Herbert Spencer, tous partisans du progrès et d'une évolution humanitaire quelconque? Cependant l'affirmation va toujours, et quand un dogmatiste du progrès fait attention à cet accident historique des dissentiments de ses pareils, c'est seulement pour assurer que tous les autres sont dans l'erreur et que lui seul est dans la voie du progrès, sur la manière d'entendre le progrès. Au reste, les faiseurs de systèmes, dans les autres branches de la philosophie comme dans celle-là, négligent constamment la plus grande difficulté, que le commencement de la sagesse serait de reconnaître, et la fin peutêtre d'expliquer je veux dire le fait des convictions opposées, pratiquement irréductibles. Chacun voit à travers sa lunette et méprise celle du voisin. On dit que les monomanes sont ainsi faits, chaque fou jugeant correctement de la folie d'autrui et restant dupe de la sienne. Il est vrai que ces sortes de monomanes savants et forts raisonneurs sont capables de faire des prosélytes, ce que les fous communs ne sont pas. Mais leurs écoles agrandissent un moment leurs personnalités et en général ne durent qu'un temps, puis disparaissent.

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Quant au gros du public, comme il se laisse toujours infiltrer par les doctrines des grands esprits de chaque époque-après un délai raisonnable toutefois on ne l'entend plus parler que de progrès. C'est, ou c'était il y a deux jours la grande mode. Quel progrès? d'où part-il? où va-t-il? à quoi se connaît-il? entre quelles époques, à quelles distances, à quels signes en juge-t-on? Ces grands esprits n'en sont pas d'accord. Lui, le public, sait qu'il y a progrès : on le lui a dit et cela suffit; il est content de penser que les choses vont mieux qu'elles n'allaient, et qu'elles iront toujours mieux, en dépit des apparences contraires, et enfin qu'on aurait tort de s'inquiéter, vu que ce qui doit arriver arrive toujours.

LETTRE DE M. MÉNARD SUR LA DOCTRINE DU PROGRES

Mon cher Renouvier,

N'êtes-vous pas frappé d'une opposition, bien singulière à une époque soi-disant scientifique, entre les faits qui se déroulent sous nos yeux et les systèmes à la mode sur la philosophie de l'histoire? Il n'y a pas besoin d'être un bien profond

observateur pour reconnaître que notre décadence est plus absolue et plus irrémédiable encore que celle de l'Espagne; et pourtant la théorie du progrès est à peu près universellement acceptée; pour les républicains en particulier, cette théorie a l'autorité d'un dogme religieux et l'évidence d'un axiome. Il n'y a pas un seul des journaux dits avancés, qui ne la prenne pour base de toute dissertation sur la politique générale. Victor Hugo la développe à chaque page de ses dernières poésies; cela fait penser aux zélateurs juifs, opposant leurs rêves obstinés de domination universelle à tous les effondrements successifs de leur nationalité.

Je sais bien que la doctrine, ou, comme on dit généralement, la loi du progrès, obligée de compter avec des objections, à mon avis beaucoup trop timides, ne se présente plus sous la forme naïvement fataliste que lui donnaient Pierre Leroux et Auguste Comte. M. Littré, dans ses études sur les barbares et le moyen âge, se contente d'affirmer le progrès comme un fait, sans ajouter, comme on le faisait avant lui, que ce fait est nécessaire. Eh bien je déclare qu'à mes yeux la doctrine du progrès, même sous cette forme atténuée, est en opposition perpétuelle avec les faits historiques, et ce qui est bien plus grave, incompatible avec toute espèce de morale. Il importe peu qu'on accorde que tel ou tel événement aurait pu ne pas se produire, si l'on ajoute invariablement qu'il est bon, utile et avantageux qu'il se soit produit. Je veux conserver le droit de glorifier les causes vaincues et de regretter les religions mortes. Il est vraiment trop commode de donner toujours raison au lendemain contre la veille, de faire l'apothéose du présent aux dépens du passé, d'attendre les bras croisés l'éclosion des béatitudes à venir, en remplaçant la notion du juste et de l'injuste par la chronologie et l'almanach, et en abritant sous une prétendue loi d'évolution toutes les inerties de l'égoïsme et toutes les défaillances de la volonté.

Ayons le courage de prendre le taureau par les cornes. Non, le progrès n'est pas la loi de l'histoire, ce système a fait son temps et ne nous a fait que trop de mal, il faut chercher autre chose. N'ayons pas peur d'avouer la décadence présente, ce n'est pas en fermant les yeux sur une maladie qu'on parvient à la guěrir. Quand le fruit est mûr (ou pourri), il faut qu'il tombe; quand une époque n'a plus de religion, dans le sens étymologique et philosophique du mot, c'est-à-dire quand les hommes n'ont plus la même manière de juger le bien et le mal, de définir le droit et le devoir, de comprendre les termes élémentaires de loi, de patrie, d'honneur, de liberté, de justice, le lien social n'existe plus, il faut chercher un nouveau mode d'agglomération pour les atomes. Il ne s'agit pas de regarder le déroulement du rêve divin et de laisser l'histoire se faire, il faut la diriger, et pour cela, il faut commencer par la comprendre. C'est le métier des philosophes : vous êtes chargés de donner un corps aux idées qui veulent naître et de créer les Dieux à venir. La philosophie de l'histoire est à refaire si vous avez des théories meilleures que celles qui ont cours, et je sais que vous en avez, il est temps de les exposer.

Je ne vous offre pas mes idées, je vous demande les vôtres. Je sais très-bien que je ne puis être dans votre armée qu'un tirailleur. Mon livre sur les questions sociales dans l'antiquité attendra peut-être longtemps un recueil assez hardi pour le publier, et la Critique philosophique ne pourrait pas donner place à

un travail de cette étendue. Je voudrais vous voir aborder vous-même les lois gé nérales de l'histoire, et subsidiairement quelques questions particulières sur lesquelles vous êtes comme moi en opposition avec les théories à la mode. Ainsi, par exemple, il est universellement admis que la servitude de la glèbe est un immense progrès sur l'esclavage antique pourtant l'antiquité a eu des serfs, les Hilotes de Sparte, les Clérotes de Crète, les Penestes de Thessalie; leur condition était regardée comme la forme la plus dure de la servitude. Les barons féodaux avaient des domestiques, comme les hommes libres de l'antiquité, pourquoi n'en parle-t on jamais? La question de l'esclavage et de ses transformations a besoin d'être complétement revisée. Mais je ne vous cite qu'un exemple entre mille. L'Histoire comparée est une science à faire. J'y travaille de mon côté, travaillez-y du vôtre, et commencez par discuter la théorie funeste du progrès. Si l'on nous attaque, nous ne manquerons pas d'arguments pour nous défendre.

Louis MÉNARD.

RÉPONSE

Mon cher Ménard,

Accordez un peu de temps à la Critique philosophique et elle vous donnera pleine satisfaction. J'ai déjà commencé, sous le titre de Psychologie de l'homme primitif, une suite d'études destinées à l'élucidation philosophique du problème des commencements moraux de l'homme et du fond naturel de la moralité. Si mes conclusions, opposées en tout aux hypothèses d'Aug. Comte, d'Herbert Spencer, de Lubbock et des historiens. physiologistes et paléontologistes de la République française, paraissent ne pas se dégager assez nettement des analyses et des polémiques dans lesquelles je suis obligé d'entrer, j'aurai soin plus tard de les mettre en relief. Cette question est évidemment à la racine de la question de progrès, et vous ne m'accuserez pas d'avoir peur de prendre le bœuf par les cornes, car je soutiens et je prouve par les plus fortes inductions que les hommes, en tous lieux, ont dirigé leur vie en sens contraire de l'idéal moral donné dans leur nature, et que, descendus de là plus ou moins bas, ils se sont tantôt très-diversement relevés et tantôt sont tombés dans l'état de décadence à peu près irrémédiable où nous voyons les sauvages. Nos philosophes de l'histoire ont trouvé le moyen de mentir à notre nature et à nos origines mentales plus que les auteurs religieux de la fable du paradis où Dieu se promenait et qu'habitait le serpent.

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Je compte vous donner également et bientôt, sous les titres d'Hellénisme et christianisme, Le principe de la civilisation, - Le principe de la religion, d'autres études de philosophie de l'histoire qui seront complétées par des comptes rendus bibliographiques, tels que nous avons

l'habitude d'en faire, sur les ouvrages récents de l'école de la brutalité perfectible de l'homme. Enfin, nous commençons à présent même, comme vous le voyez, une suite d'expositions brèves des points de doctrine qui nous séparent le plus du courant contemporain. Un peu de liberté et de variété dans la marche et l'enchaînement de ces sortes d'articles ne messiéra pas pour le but que nous nous proposons. Il nous est donc facile de vous donner satisfaction en abordant de suite les questions qui vous intéressent à bon droit et qui, plus que telles autres, conviennent à un grand nombre de nos lecteurs.

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Quant aux points que touche aussi votre lettre, et à l'application des idées de progrès ou de décadence à la situation présente de la France, à son avenir, à celui de l'Europe, qui n'en pourra guère différer, — la Critique philosophique a déjà trouvé plus d'une occasion de s'expliquer. Il s'en présentera bien d'autres, et vous n'attendez certainement pas que je discute, en vous répondant, ce que vous dites de notre décadence « plus irrémédiable que celle de l'Espagne » et de la nécessité de << chercher un nouveau mode d'agglomération pour les atomes » à une époque où « les hommes n'ont plus la même manière de juger le bien et le mal, de définir le droit et le devoir... » Permettez seulement que j'appelle vos réflexions sur quelques doutes que voici. Il suffira certainement de vous les indiquer :

1° Si l'Espagne est en effet dans un état de décadence sensible, incontestable, est-il bien sûr que l'Allemagne ne doive pas arriver un jour, comme la France, aux mêmes crises amenées par les mêmes causes, à la même anarchie, à la même nécessité de trouver un nouveau mode d'agglomération des atomes politiques et sociaux. Notez que je dis l'Allemagne comme je dirais tout autre membre de la chrétienté;

2° Quand on parle de progrès ou de décadence, n'y a-t-il pas lieu de distinguer entre bien des espèces de changements favorables ou défavorables? La décomposition politique, qui est un mal et une décadence, ne peut-elle pas coïncider avec l'abandon des religions fausses et avec le discrédit des gouvernements mauvais, par conséquent avec un bien et avec un progrès? Ne peut-il pas arriver aussi que les relations publiques et privées des hommes, réglées par les mœurs et les lois, se rapprochent sur plusieurs points d'un type de justice et de droit, dans le temps même où l'anarchie des idées, la dispersion des volontés et les attentats politiques donnent le spectacle d'une décadence « irrémédiable » ;

3o En même temps que les théocraties et les monarchies livrent des combats qui constatent à quel point leur existence est menacée en Europe, au moment où les oligarchies semblent être les seuls ennemis bien vivaces et les seuls bien redoutables de la justice sociale, c'est le même phénomène qui s'est passé il y a vingt-cinq siècles dans une

civilisation que vous connaisséz mieux que personne, n'a-t-on pas le droit de penser, en voyant se former et grandir un esprit absolument contraire à celui du moyen âge et conforme à la civilisation hellénique, en vœux et en espérance du moins, que le monde occidental se prépare à un « nouveau mode de groupement des molécules sociales » !

Si l'évolution doit vraiment s'accomplir à travers tant d'obstacles et au prix de tant de douleurs, ou si nous avons devant nous quelque avenir semblable à celui qu'avait l'empire romain au temps des Antonins, c'est peut-être ce que nul ne sait et ne peut savoir, la destinée n'étant pas faite. Ergo laboremus.

Laissez la Critique philosophique se flatter de discuter un jour les thèses de votre histoire des questions sociales dans l'antiquité. Il y aura peut-être une fin au cauchemar politique qui pèse sur nous depuis un quart de siècle. RENOUVIER.

LES DEUX DOCTRINES GÉOLOGIQUES

(Voy. le n° 3 de la Critique philosophique.)

Passons à la doctrine des causes lentes, ordinaires, actuelles. Il convient tout d'abord de rappeler que cette doctrine, envisagée d'une manière générale et dans son esprit, n'est autre que celle de Buffon. « Je ne parle point, dit-il dans la Théorie de la terre, de ces causes éloignées qu'on prévoit moins qu'on ne les devine, de ces secousses dont le moindre effet serait la catastrophe du monde... De pareilles causes produisent tout ce qu'on veut, et d'une seule de ces hypothèses on va tirer mille romans physiques que leurs auteurs appelleront théorie de la terre. Comme historiens, nous nous refusons à ces vaines spéculations...; mais des effets qui arrivent tous les jours, des mouvements qui se succèdent et se renouvellent sans interruption, des opérations constantes et toujours réitérées, ce sont là nos causes et nos raisons. »

On voit que Buffon était évolutionniste en géologie. Il n'admet que des causes ordinaires, des opérations constantes, des effets qui arrivent tous les jours. Rien de plus opposé à la théorie de Cuvier aux yeux de qui les causes actuelles sont insuffisantes «pour produire les révolutions et les catastrophes dont l'écorce terrestre nous montre les traces». Ces causes ordinaires, ces opérations constantes dont se contente Buffon, ce sont le flux et le reflux de la mer, les vents, les courants de la mer, les eaux du ciel, les fleuves, les rivières, les torrents, etc. « Ce sont, dit-il, les eaux rassemblées dans la vaste étendue

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