Images de page
PDF
ePub
[ocr errors]

remplacés sur le théâtre de l'histoire. La loi dite du progrès devrait ainsi se décomposer en deux autres; l'une applicable aux grandes masses et qui serait mieux nommée loi d'affaissement, ou loi de décadence, l'autre valable pour les pauci quos æquus amavit Jupiter, et à laquelle on demanderait compte des péripéties, catastrophes et transmissions incertaines des malheureux porteurs du flambeau de la vie: vitaï lampada tradunt. La loi d'affaissement n'a guère occupé nos modernes philosophes de l'histoire et pour cause. La loi de succession et d'héritage des nations qui ont eu charge du progrès, on ne dit pas pour quelle raison, on a cru quelque temps pouvoir en assigner au moins la matière on a parlé d'un déplacement des centres de civilisation avec influence des uns sur les autres, partant de l'Inde, arrivant à l'Empire romain et au catholicisme avec stations en Égypte et en Grèce. Ce système est entièrement ruiné par la critique historique, et n'est plus à l'usage que des ignorants. Nous ne voyons pas bien ce qu'on a trouvé à mettre à la place.

V. Toute loi destinée à représenter une certaine succession et une certaine marche exige la détermination d'une origine et d'un point de départ. Si l'on ignore quel a été le premier état psychique, moral, religieux, domestique, politique des tribus humaines, et quelles sont leurs premières relations spontanées ou naturelles et leurs premières dissensions, comment savoir si la loi supposée du progrès est une loi de fondement, et partant du principe même, ou une loi secondaire, faisant suite à telles ou telles chutes, et se déclarant seulement pour de certains temps, en de certaines rencontres? S'il est vrai que de grandes nations remarquables dans l'histoire par des religions de sang, par des institutions de castes, par des gouvernements absolutistes ou théocratiques ne se sont arrêtées que dans leurs ères de corruption et de décadence à de tels états politiques ou religieux, la loi du progrès reçoit de prime abord un démenti, et l'incapacité de perfectionnement que nous montrent dans la suite ces mêmes nations, ou d'autres encore plus tombées, au lieu de paraître une exception à la loi, -exception plus considérable déjà que la loi même, devient le signe manifeste et décisif du reculement à l'égard d'un état antérieur. C'est l'exception qui est la loi, c'est la loi qui est l'exception, à moins qu'on ne veuille penser avec nous que la vraie loi réside en l'égale possibilité du progrès ou du reculement pour les sociétés comme pour les individus. Or, toutes ces questions sur les origines morales que les partisans des philosophies de l'histoire présentement en vogue ont coutume de trancher, ils ont beau dire, ils n'ont que des hypothèses à nous offrir pour les résoudre, et non des faits observables ou des inductions d'un caractère scientifique. Mais disons mieux : les seules inductions autorisées, celles qui prennent leur assiette dans les constatations réelles de l'histoire, de l'archéologie et de la linguisti

[ocr errors]

que, ne permettent pas, quand il s'agit des nations les plus progressives du monde, la supposition d'une entière barbarie morale primitive à l'égard de laquelle tout n'eût été que progrès pour elles dans la suite des âges.

VI. Il faut absolument ramener à l'observation des règles ordinaires des méthodes scientifiques ces philosophes de l'histoire qui ont toujours le mot de science à la bouche, et ne procèdent jamais que par hypothèses on assertions tranchantes. Il leur est interdit d'établir quoique ce soit qui ait nom de loi du progrès. Aucune de leurs affirmations sur la succession des idées et des événements n'a ce caractère de loi, c'est-à-dire de règle nécessaire et de succession invariable des phénomènes. Ils doivent se réduire à constater des faits de progrès. Or, là encore, la science, la méthode scientifique, exigent des distinctions et des définitions. De quelle époque à quelle autre, de quelle société à quelle autre y a-t-il eu progrès? Quels peuples ont accompli des progrès, et quels progrès? Y a-t-il ici progrès dans la connaissance? Y a-t-il là progrès dans le bonheur? Y a-t-il progrès dans la morale privée, progrès dans les institutions et dans les lois, progrès dans la justice? Et avant de poser toutes ces questions et de tâcher (de les résoudre à l'aide de bonnes analyses historiques, il est encore bon de savoir ce que c'est que la justice sociale, et à quoi l'on peut connaître que la moralité humaine s'élève ou s'abaisse, et qu'une civilisation a moralement le pas sur une autre.

LA CONSTITUTION DE 1875

Le parti républicain représente seul la politique rationnelle et morale dont tout honnête homme confiant dans l'avenir doit désirer le succès définitif, et ce parti est le seul en France qui réclame les réformes désormais nécessaires à la vie du pays. Il vient cependant de prêter les mains à une constitution qui, d'une part, institue un gouvernement qu'on ne peut guère appeler qu'une République placée à l'extrémité des monarchies, et, de l'autre, promet pour longtemps la direction des affaires à des hommes connus pour être des serviteurs de la routine et des complaisants du double esprit militaire et clérical auquel les classes dirigeantes se sont vouées depuis 1848.

Cette grave résolution a été inspirée par la nécessité d'opposer l'existence d'un pouvoir exécutif régulier et confiant en lui-même à l'insolente faction des césariens, et de substituer un ordre constitutionnel sérieux et durable aux pouvoirs provisoires et aux expédients de gouver

nement. La constitution du 25 février n'est pas le résultat d'une coalition, -quoiqu'il ait plu de la nommer ainsi à des gens qui n'ont pu se défendre eux-mêmes que par des coalitions contre la majorité relative indubitablement acquise aux républicains, mais bien d'une transaction légitime entre l'absolu d'un principe et ce que les circonstances permettent, ce que l'honneur ne défend pas, ce que le salut commande.

Le parti légitimiste pouvait entrer dans des coalitions: il ne l'a que trop prouvé; mais il devait être et il a été finalement intransigent, parce que ne reconnaissant pas la souveraineté nationale, il ne saurait s'attribuer le droit de transiger au nom de la nation et dans son intérêt avec les prétentions des partis qui la divisent. Une telle attitude n'est pas si noble et respectable qu'on la dit quelquefois, car rien n'est noble de ce qui tient de la manie, rien de respectable pour nous de ce qui se pose en négation de notre droit; mais au regard de la conduite des bonapartistes qui donnent le spectacle des basses intrigues et de l'imposture la plus éhontée, en se préparant pour l'heure des attentats, les légitimistes peuvent paraître avoir gardé quelque dignité. Nous ne croyons pourtant ce parti ni moral ni inoffensif : il doit sentir au fond qu'en rejetant la République il livre, autant qu'il dépend de lui, l'avenir au césarisme; et il n'ignore pas que le parti clérical, aujourd'hui son appui, est prêt à changer d'alliés selon l'occurrence.

Le beau rôle a été incontestablement pour les républicains de l'Assemblée qui, dans cette occasion, ont dirigé l'opinion de leurs coreligionnaires des départements au lieu de la suivre, et se sont montrés capables d'imprimer une direction salutaire aux forces parfois aveugles de la tradition révolutionnaire. Il semble qu'on assiste à un changement de tempérament du parti républicain. Ce parti comprend aujourd'hui qu'il est devenu le pays même, au moins le pays vivant et l'unique organe du progrès. Il se dit que ses temps héroïques sont passés, et il laisse entrer la sagesse dans ses conseils. Il dégage sa responsabilité des révolutions de l'avenir. Seul, le parti conservateur aura à voir s'il lui convient, par une conspiration permanente contre la République et par la résistance obstinée à toute réforme, de continuer à répandre les emences de ces révolutions qu'il dépendra toujours de lui de rendre inévitables.

Rendons-nous compte de ce qu'était la situation au moment où la nouvelle politique du parti républicain est intervenue. En se résignant à voter ce qu'on pouvait à grand peine appeler une constitution, même provisoire, cela se nommait le septennat, l'ancienne majorité de l'Assemblée ne visait point à faire une constitution qui fût bonne, mais, au contraire, qui fût mauvaise intentionnellement : qui ne fût ni logique eu égard à des principes quelconques, ni pratique en l'état de la France, ni viable enfin, mais qui renfermât le germe soigneusement déposé de

son propre renversement. Toute la question pour chacun des partis formant ensemble cette fausse majorité parlementaire était de disposer les choses de manière à mettre de son côté les meilleures chances dans un conflit prévu et voulu. Ce conflit, la législation constitutionnelle elle-même était destinée à le faire naître, au lieu de le prévenir ainsi qu'auraient pu se le proposer des constituants ordinaires. Et toute la difficulté se rencontrait, non dans le parti à prendre d'écarter ce qui se présenterait de naturel et de correct pour entrer dans un pacte constitutionnel sérieux, car on pouvait arriver sans peine à ce résultat négatif par des votes de coalition, mais dans la tâche de former une coalition capable d'adopter un plan tel, que de trois partis ainsi coalisés, il s'en trouvât deux de dupés en fin de compte. Voilà le résumé de la politique déployée devant le pays par ces hommes qui se nommèrent le parti honnête et modéré, au temps de leurs débuts, quand ils nous livrèrent au second Empire, et le grand parti de l'ordre moral, naguère, quand ils cherchaient et ne trouvaient pas à qui nous livrer ! La politique des clubs et des journées a-t-elle jamais rien produit de si scandaleux ? Un peuple eut-il jamais des raisons plus fortes de mépriser ou de haïr ceux qui le gouvernent? Des classes dirigeantes qui auraient persisté dans ces errements, avec des chefs habiles dans l'intrigue seulement, ne devaient-elles pas mener le pays à des catastrophes plus terribles que celles qui l'ont mis au point où il est? C'est dans cette situation que quelques hommes de meilleure volonté, sortis de la majorité, ont proposé aux républicains la transaction à laquelle s'est joint le chef du pouvoir exécutif, et dont voici en deux mots les bases: 1° voter une vraie constitution, de durée indéfinie, mais légalement révisible, conforme au principe républicain en ce que tous les pouvoirs y seraient à la fois tirés de l'élection et réglés en leur mode de transmissibilité ; 2° soumettre l'assemblée issue directement du suffrage universel au contrôle d'un président et d'un sénat qui, à raison de leur origine, encore qu'élective, dussent être présumés les serviteurs dévoués des intérêts conservateurs. Ou nous nous trompons fort, ou voilà la République « très-conservatrice » de M. Thiers, et nous avons toujours cru, pour notre compte, que le sénat médité en premier lieu par MM. Thiers et Dufaure avait, dans la pensée de ces hommes politiques, le même objet que les conservateurs se proposent d'atteindre à l'aide du sénat actuel et du droit de dissolution. Quant à savoir maintenant jusqu'à quel point les membres de la majorité ralliés à la République voudront ou pourront exploiter les nouvelles institutions pour des intérêts princiers ou simplement oligarchiques, c'est ce que montrera un avenir peut-être assez prochain. Mais, quoiqu'il en soit, nous pensons que les républicains ont été de bons patriotes en leur résignation à des chances fàcheuses absolument inévitables, et que la marche des choses, s'ils se

fussent refusés à tout sacrifice, n'allait pas à moins qu'à mettre en danger le principe même du gouvernement représentatif.

C'est une banalité de le dire, mais il est malheureusement trop certain que le régime parlementaire se discrédite par les intrigues et coalitions des partis qui briguent le pouvoir et les places en faisant du parlement l'instrument de l'ambition des prétendants au lieu de débattre honnêtement des questions de législation ou d'affaires comme il convient aux mandataires d'une nation. Mais cette politique des compétitions acharnées, politique de princes, embrassée criminellement par des gens qui ne consultent que des intérêts de castes, n'a pas seulement pour effet de préparer des coups d'État, dictatures ou révolutions, suivant les cas. Telles sont sans doute les issues fatales du dégoût dont un pays se prend pour les assemblées délibérantes, d'abord, et puis pour la légalité même, en un temps où il ne peut plus rien exister de vraiment légal en dehors d'elles. Mais ce qui est plus profondément triste, c'est que le scandale des compétitions oratoires et des coalitions de votes, en se prolongeant, en se reproduisant de crise en crise tend réellement à prouver que les dictatures, révolutions et coups. d'État, sont le régime nécessaire, offrent les solutions matériellement possibles des difficultés de tout gouvernement dans un tel pays. Et pourquoi cela? parce qu'il semble, à la vue d'un mal si obstiné et profond, que le peuple qui en souffre est décidément incapable d'obtenir l'union matérielle des volontés dans son sein, si ce n'est en les soumettant toutes à une autorité brutale. Cette démonstration douloureuse dont la France porte déjà tant d'éléments dans son histoire depuis 89, le spectacle auquel nous assistions allait forcer d'avouer qu'elle s'achevait et se complétait. Voilà le plus grand danger auquel la sage résolution du parti républicain a arraché notre patrie. L'histoire, en enregistrant la transformation de la politique de la Révolution dans une page de ses annales destinée peut-être à marquer parmi les plus étonnantes, dira, nous l'espérons, que notre grand parti a du même coup réparé par sa sagesse, expié par son sacrifice, et tant d'actes violents qu'on reproche à son passé, et la faute cruelle qu'il a commise il y a quatre ans en souffrant que la France, par son fait, restât privée de toute constitution et de toute autorité légalement fondée.

Que dire maintenant de la constitution? Il est certain qu'elle est illogique en plusieurs de ses parties, et cela suffit pour la juger, en principe du moins. Mais une transaction ne peut guère donner mieux. Quant à sa valeur pratique, on en jugera au fonctionnement et à l'usage. Il est déplorable que ceux qui ne se sont pas refusés à inscrire dans cette œuvre hybride la garantie républicaine de l'élection appliquée au pouvoir exécutif et aux deux chambres aient persisté néanmoins à prévoir si bien les conflits, et à les résoudre par avance en un sens déter

« PrécédentContinuer »