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Et de vrai, c'est par des influences étrangères, et non sans beaucoup de peine qu'elles ont été amendées.

Le sujet à examiner se prête à une division toute naturelle: il y a en effet une utilité sociale qu'on revendique en faveur des religions établies, et il y a une utilité réclamée pour les individus, en ce que les sentiments religieux peuvent entrer dans le développement moral auquel il leur est donné d'atteindre en euxmêmes. Examinons successivement ces deux prétentions.

A l'appui de l'utilité sociale de la religion, on ne manque jamais d'alléguer tons les services que l'autorité, l'éducation et l'opinion rendent à la société en fortifiant les préceptes de la morale reçue. Il est cependant certain que l'autorité toute seule donne aux opinions et maximes qui ont cours et peuvent se prévaloir du consentement de tous une force immense. Or, c'est la religion qui profite de cette force, tant que cette force dure et s'exerce effectivement, bien plutôt qu'elle ne la prête elle-même à la morale. La preuve en est le déclin ordinaire de la foi religieuse et de son influence sur chacun dans la mesure où, la sachant contestée par d'autres, il cesse d'en ressentir l'autorité.

Quant à l'éducation, il serait difficile d'en exagérer le pouvoir puisqu'il n'est guère d'inclination naturelle dont il ne lui soit donné de venir à bout. Stuart Mill cite pour exemples souvent allégués mais toujours excellents, on peut presque dire toujours nouveaux, tant le monde a de peine à s'en laisser instruire, les États de la Grèce et les effets qu'on y tirait de l'éducation. Il remarque que la morale où l'éducation grecque avait son fondement était une morale bien plus essentiellement sociale que religieuse; et ceci est d'autant moins contestable que la religion même n'était point supérieure aux principes de la cité antique, mais étroitement liée avec eux. Il en conclut que des résultats semblables à ceux que donne toute éducation forte pourraient être obtenus sans que l'enseignement revêtît une forme religieuse.

La troisième force usurpée pour l'argument de l'utilité de la religion est la force de l'opinion. Ici, Stuart Mill nous présente une analyse philosophique à la fois solide et concise des effets qu'obtiennent dans l'esprit humain, et pour fixer les maximes de la conduite, les divers mobiles de l'honneur, de la vanité, du besoin d'approbation, etc. Les causes générales qui poussent au conformisme moral, dans un milieu donné, sont indépendantes des croyances religieuses, et elles s'emploient de la façon la plus directe au soutien des maximes sociales quelles qu'elles soient, une fois acceptées.

L'auteur examine ensuite la valeur des effets qu'on attribue aux promesses et aux menaces de la religion par rapport à une autre vie. Il juge ces moyens de moralisation peu efficaces, à cause de la nature éloignée et trop peu matérielle des sanctions. Il met ici à contribution l'une des plus fortes et des plus intéressantes analyses de Bentham (1), pour montrer la faiblesse des résultats obtenus par les prescriptions religieuses quand il arrive qu'elles soient opposées aux maximes.

(1) Voyez La religion naturelle, d'après les papiers de Bentham, par George GROTE, trad. de l'anglais par M. E. Cazelles, chap. viii.

courantes de la vie. Les serments, quoique, religieusement parlant, ils dussent être tous également sacrés, sont jugés ruses de bonne guerre dans le monde, quand ils portent sur des sujets où l'opinion permet qu'ils n'obligent point. Le duel, crime horrible, est non-seulement permis mais imposé par l'opinion presque partout en Europe. Les actes que la théologie flétrit d'un mot infâme : fornication, sont tolérés ou mème loués, pour peu qu'ils soient vus d'un certain côté, sous un certain jour; et la perfidie envers les femmes est admise dans les mœurs communes. La morale proprement dite obtient souvent ou promet de meilleurs résultats que n'en garantit la morale religieuse, dans cette partie si dégradée des allures du monde. Aussi, pour trouver des cas d'action religieuse vraiment efficace, il faut les chercher ou chez des hommes atteints d'hypochondrie, hantés par les visions de l'autre monde, ou chez ceux qu'une conversion récente soustrait à l'empire du milieu social et moral. Mais, pour ces derniers, ce n'est qu'affaire du premier moment. On voit bientôt qu'ils n'ont fait que changer de milieu, et ils obéissent aux influences de celui où ils sont entrés, au lieu de subir une action religieuse directe. Chez les martyrs eux-mêmes, on est forcé de reconnaître que la constance dans les supplices peut dépendre de l'opinion, car elle ne diffère pas dans ses eTets de celle que montrent les sauvages attachés au poteau de la guerre.

Les auteurs qui attribuent à la religion une action d'ordre social et de police seraient amenés plus facilement à abandonner cette prétention, et se borneraient alors à faire valoir les bons effets des croyances religieuses sur les âmes des particuliers, si ce n'était qu'à leur avis l'origine et l'autorité de la morale sont toutes dans la religion, et ceci non pour le peuple seulement, mais encore pour les philosophes qui croient ne la devoir qu'à la raison. Ici Stuart Mill est amené à faire, au point de vue historique, de grandes concessions à l'opinion qu'il combat. Il y est conduit, parce qu'il n'admet point l'existence rationnelle apriorique des premiers principes moraux et, en un mot, de la justice dans l'esprit humain. Quant à nous, rien ne nous oblige à le suivre dans ces concessions, puisque nous croyons fermement et que la morale sociale, essentiellement fondée sur la notion d'obligation, est inhérente à l'homme, et que les principales croyances religieuses sont nées en partie soit du développement, soit de la corruption des idées morales dans la vie réelle, loin qu'elles aient pu précéder ces idées. Stuart Mill admet donc sans contestation ni distinction les titres de supériorité de la morale évangélique, en se bornant à revendiquer ce qui revient d'une part à la loi mosaïque et, de l'autre, à la doctrine stoïcienne (c'est Marc-Aurèle qu'il nomme) dans les préceptes dont on a coutume de faire exclusivement honneur au christianisme. Mais, dit-il après cela, les vérités morales dont la source est dans la religion n'ont pas nécessairement un sort lié au sort de la religion. Une fois conquises, une fois entrées dans la pratique, encore qu'à vrai dire elles y soient bien faiblement observées, les maximes évangeliques doivent demeurer, comme les découvertes des sciences, à l'actif du genre humain. Elles sont imperdables. Séparées de la religion, elles auraient de plus cet avantage que la partie erronée et nuisible des doctrines religieuses pourrait être examinée plus librement, discutée et enfin répudiée.

Dans tout ce qui précède, il n'était question de l'utilité de la religion que par

rapport à l'observation des lois nécessaires de l'ordre social, et nous avons pu donner notre assentiment aux résultats des belles analyses de Stuart Mill, pousser même au delà de ce qu'il a pu le faire, vu sa propre philosophie, la désignation formelle et exclusive des principes de la raison comme fondement des États, des relations civiles et de tous les contrats humains. Nous l'avons pu d'autant mieux qu'en combattant lui-même l'utilité sociale de la religion, au sens que nous avons vu, l'équité l'oblige à convenir tout le premier qu'au cas où la religion se trouverait être utile comme apte à conduire à sa perfection le caractère de l'individu, il faudrait la déclarer par là même souverainement utile à l'humanité en général (p. 93). Voici donc une utilité sociale à considérer, dans un nouveau sens, et celle-ci dépend de l'utilité individuelle, qu'il nous reste maintenant à examiner. Nos dissidences à l'égard de Stuart Mill vont aller en s'accusant et devenir à la fin trèsprofondes.

Plaçant avec tous les penseurs de son école l'origine de la religion dans l'instinct fétichiste, d'où la crainte et la prière seraient nées, Stuart Mill expose comment l'incertitude, l'ignorance où l'homme se trouve de son origine et de sa destinée, doivent, avec ses passions, prolonger l'empire des croyances de cette nature, et favoriser les hypothèses qui se tirent, pour la conduite du monde, de l'analogie des actions et desseins de l'être humain dans sa propre sphère, encore, dit-il, qu'on ne puisse logiquement rien conclure. Quel que soit le vice radical du procédé, il n'y a pas à disconvenir que la religion soit une source de satisfactions et de sentiments élevés, parce qu'elle a fait alliance avec la poésie, qu'elle a développé en nous l'idéal de perfection de l'être, et apporté de puissantes consolations pour les maux de la vie. Mais ne se pourrait-il pas que la poésie de la religion et l'élévation de cœur des croyants fussent aussi bien ou mieux demandées, dans la suite, à l'idéalisation de la vie terrestre? Si au lieu d'encourager les hypothèses de l'ordre céleste, on se bornait à spéculer sur les vraies possibilités de ce bas monde, si les hommes cultivaient dans leurs âmes, et en s'aidant de la puissance de l'éducation, la haute conception de ce qu'il est possible de faire de cette vie, n'obtiendraient-ils pas, en fait de poésie, et de religion même, et pour la bonne direction des sentiments et des actes, beaucoup plus que nous ne devons maintenant à la croyance en des puissances invisibles?

On voit que Stuart Mill propose de remplacer les religions du passé par ce qu'on pourrait appeler la religion du socialisme. Mais quel sera l'idéal social, et comment s'y prendre pour arriver à ce premier degré d'union déjà très-avancée qui peut permettre aux hommes d'organiser l'éducation destinée à réaliser l'union totale; et enfin est-il bien certain que la poursuite de l'idéal social, la poursuite heureuse, soit indépendante de toute condition prise des croyances des associés en quelque chose d'autre que la vie terrestre? L'auteur n'entre pas dans ces questions.

Il s'objecte seulement la maxime épicurienne: Carpe diem, qui semble s'offrir comme l'accompagnement naturel d'une doctrine sans Dieu ni vie future, et il confesse que cette maxime, si elle est relevée et ennoblie par une extension convenable des satisfactions personnelles à l'utilité générale, ne manque point de vérité; mais les espérances d'avenir de l'humanité indéfiniment perfectible lui parais

sent fournir un objet suffisant aux aspirations et aux sympathies, surtout si l'objet transcendant était une fois mis de côté.

La preuve de la puissance et de l'efficacité qu'on peut attribuer à cet ordre de sentiments terrestres, Stuart Millla trouve dans l'histoire des idées et de l'éducation de l'antiquité; il fait valoir les grands avantages à tirer d'un culte rationnel des devoirs humains et de la mémoire des grands hommes. Ce sont là des points sur lesquels il nous est permis de le suivre sans être obligés de nier tout autre objet à proprement parler religieux. « Ce serait peu, dit-il, pour ces sentiments, que de leur donner le nom de moralité à l'exclusion de tout autre. Ils constituent une véritable religion; et de cette religion comme de toutes les autres, les bonnes œuvres extérieures (la plus haute signification du mot moralité) ne sont qu'une partie; ce sont plutôt les fruits de la religion que la religion même. L'essence de la religion consiste à imprimer une direction forte et sérieuse aux émotions et aux désirs vers un objet idéal reconnu comme d'une valeur suprême et comme s'élevant au-dessus de tous les objets égoïstes des passions. Cette condition se trouve remplie par la religion de l'humanité, à un degré aussi éminent et en un sens aussi élevé que par les religions surnaturelles dans leurs plus hautes manifestations et à plus forte raison dans les autres... Le sentiment que nous ne faisons qu'un avec l'humanité, et une passion profonde pour le bien général peuvent, par une culture convenable, arriver à remplir, en tout ce qu'elle a d'important, la fonction de la religion... et à la remplir mieux qu'aucune forme de supernaturalisme. Ce serait là non-seulement une religion ayant droit à ce nom, mais une religion meilleure qu'aucune de celles qui en portent ordinairement le titre. » L'habile logicien nous paraît ici s'être exposé à un double reproche, car son raisonnement suppose une incompatibilité qui pourrait ne pas exister entre une religion, au sens ordinaire du mot, et le plein développement de la culture humanitaire qui est une religion suivant lui, mais dans un autre sens; et, en second lieu, quand il parle de supernaturalisme, il favorise une confusion trop favorable à ses vues entre toutes les croyances possibles relatives à quelque chose d'au delà de la vie terrestre, quoique de telles croyances puissent bien aller sans rien supposer de surnaturel.

Voyons toutefois les arguments apportés par Stuart Mill à l'appui de la supériorité de la religion purement humanitaire. Cette religion est fondée sur des sentiments désintéressés ici se placent des remarques fort justes sur l'abus du principe chrétien du salut personnel. Mais en passant condamnation sur l'abus, qui nous a dit qu'une croyance religieuse ou même une croyance philosophique doivent être absolument désintéressées? Au nom de quoi, question de vérité à part, imposerait-on à la personne humaine un renoncement total et l'obligation de perdre son individualité dans la masse humaine?

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La religion purement humanitaire est satisfaisante pour l'esprit, au lieu que l'adoration d'un créateur assez maladroit ou assez méchant pour avoir fait le monde où nous sommes n'est au fond que l'adoration de la force. La foi en un tel être nous condamne à des spéculations sans issue et nous fait contracter des habitudes sophistiques, soit pour composer des théodicées, soit pour obtenir l'identification du Créateur avec la personne de Jésus, laquelle est, il faut l'avouer, tout

autrement recommandable.

Stuart Mill en développant cet argument n'attaque

en somme que des croyances déterminées, et il les présente même sous des couleurs un peu forcées et comme si elles n'admettaient ni amendements possibles ni interprétations moins défavorables.

L'idée même de la révélation implique chez le croyant une certaine perversion morale. On pourrait encore séparer du plus pur christianisme, pour les rapporter au paulinisme, les doctrines de l'expiation, de la rédemption et de la satisfaction. vicaire. Mais l'enfer, mais le dogme d'une révélation dont profitent seuls un si petit nombre d'entre les hommes, voilà ce qui est inséparable, et ce qui est cause que le penseur moral rejette le tout d'une religion où se trouvent de telles parties. Ceux qui persistent à croire et adorer sans que leurs sentiments se pervertissent sont des esprits peu logiques. «On pourrait presque dire, tant des sectes que des individus qui tirent leur moralité de la religion, que leur morale est d'autant plus mauvaise que leur logique est meilleure. >> C'est ici que vient un curieux passage ou Stuart Mill met en avant l'idée manichéenne comme la seule qui soit logique, et la seule qui soit morale, parmi celles qui prétendent remonter au principe du gouvernement de l'univers. Nous avons déjà cité ce morceau en rendant compte de l'Essai sur la nature du même auteur. Comme il s'agit cette fois de l'utilité de la religion, nous ne sommes pas forcé de nous arrêter à la satire d'une religion déterminée. Arrivons au véritable noeud de la question, c'est-à-dire à la doctrine de la vie future, à cette doctrine susceptible de tant de formes diverses, épurées ou mélangées, dans laquelle il est impossible de méconnaître l'élément principal des espérances religieuses et du bienfait attribuable aux religions, dans l'état actuel du monde. Ici, nous allons reproduire, il en vaut la peine, - l'argument de Stuart Mill in extenso, d'après la traduction de M. Cazelles. C'est d'ailleurs la fin et la conclusion de l'Essai dont nous nous occupons aujourd'hui : << Un seul avantage, bien faible pourtant, que les religions surnaturelles posséderont nécessairement toujours sur la religion de l'humanité, c'est qu'elles offrent à l'individu la perspective d'une vie après la mort. En effet, quoique le scepticisme de l'entendement ne ferme pas au théisme le domaine de l'imagination et du sentiment, et que cette religion donne lieu d'espérer que la puissance qui a tout fait pour nous, a le pouvoir et la volonté de nous donner encore une autre vie, une possibilité aussi vague doit rester toujours bien en arrière d'une conviction. Il reste donc à déterminer ce que vaut cette conception, - la perspective d'un monde à venir, comme élément de notre bonheur sur cette terre. Je ne puis m'empêcher de penser qu'à mesure que les hommes feront des progrès, que leur vie deviendra plus heureuse, et qu'ils sauront mieux faire sortir leur bonheur des sentiments désintéressés, ils attacheront de moins en moins de prix à cette flatteuse espérance. Naturellement et généralement ce ne sont pas les heureux qui désirent le plus vivement une prolongation de la vie présente, ou une vie à venir. Ceux qui ont joui de leur part de bonheur peuvent supporter la perte de l'existence, mais il est dur de mourir sans avoir jamais vécu. Quand les hommes n'auront plus besoin de chercher dans l'idée d'une existence future une espérance qui les console des souffrances du présent, cette idée aura perdu l'avantage qui la leur fait paraître si précieuse pour eux-mêmes. Je parle des personnes désin

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