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LA CRITIQUE PHILOSOPHIQUE

POLITIQUE, SCIENTIFIQUE, LITTÉRAIRE

QU'EST-CE QUE LE PANTHÉISME?

Le panthéisme, en l'acception la plus commune du mot, est la doctrine de ceux qui nient la personnalité divine, la création et la permanence de la personne humaine après la mort. Mais cette définition négative, tirée du point de vue des dogmes opposés, ne permet pas à la critique d'atteindre une conception fondamentale et de la juger. D'ailleurs elle n'est pas même exacte. Son défaut n'est pas qu'elle convient également au matérialisme, car le matérialisme revient sous d'autres rapports encore au panthéisme, dont il n'est guère qu'une variété; mais quoique les panthéistes nient ordinairement la perpétuité ou le retour des personnes, ils ne le font pourtant pas tous et n'y sont pas obligés. Même la personnalité divine, ou la Providence qui en est très-voisine, et par conséquent la création, en un certain sens, ont été ou sont encore des dogmes reçus par des écoles auxquelles la qualification de panthéistes s'applique, soit qu'elles l'acceptent ou non; et ce n'est pas sans quelque secret motif qu'on persiste à la leur donner. Qu'est-ce donc au fond que le panthéisme?

Une définition empruntée à l'étymologie: Tout est Dieu, ou Dieu est le Tout, ne nous tirerait pas de peine; car si, pour la comprendre, on commence par se former une idée de Dieu dans laquelle l'attribut de la personnalité entre, pour être nié aussitôt après, on est ramené à la définition négative qui ne nous a pas satisfait tout à l'heure. Si au contraire on s'arrête à quelque autre notion de Dieu, indépendante de cet attribut, quelle est cette notion? Le grand Tout, le Monde infini, l'Univers avec ou sans épithètes, sont bien des idées générales, et claires en tant que généralisations d'entendement; mais pourquoi donner à l'objet qui leur correspondrait le nom de Dieu? A quoi de réel s'attachent ici les imaginations?

L'histoire des doctrines va nous le dire. Dans l'antiquité classique la plus haute, aucun philosophe ne pensait à nier la personnalité divine unique et la création, puisque nul encore n'avait ouï parler d'une telle croyance. Mais les anciens mythologues et auteurs de cosmogonies, en

CRIT. PHILOS.

IV.

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présence du spectacle changeant du monde, des lois de la causalité physique et de la génération animale, se sont représenté sans peine les productions de l'univers, en leur ensemble et dans leur succession, sur le type du développement d'un germe en un certain milieu. Ils ont raconté cette évolution sous des noms symboliques, et compté les dieux, ensuite les hommes, au nombre des produits qu'elle fournit. D'autres penseurs ont établi sur l'observation et sur l'induction chimérique des séparations ou transformations de l'eau, de l'air, du feu, des substances alimentaires, etc., différentes conceptions analogues: analogues quant à l'idée commune à toutes d'un mouvement de génération cos. mique, ayant un commencement et une fin. Dans l'ère post-socratique de la philosophie, la doctrine qui domina les intelligences les plus élevées et les plus nobles est encore celle d'une évolution physique, avec un point de départ et un terme préfix, à laquelle on joignait seulement. la croyance en une Providence très-sage, inhérente au Feu ordonnateur, et l'idée d'une sagesse humaine travaillant à se conformer aux lois inéluctables. Tous les systèmes qu'on vient d'indiquer il y en a d'autres, mais on peut se contenter ici des plus clairs ont cela de commun qu'on y voit le monde sous l'aspect d'un développement spontané et nécessaire des phénomènes formant un ordre unique de génération et de corruption de toutes les choses possibles. Vraie ou fausse, mais trèsintelligible, eu égard surtout au concept déterministe qui en est le fond, telle est la tendance ou manière de voir qui caractérise le panthéisme.

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L'idée de la chose unique, ou substance, varie d'une doctrine à l'autre, et cela du tout au tout, comme on va le reconnaître; mais l'idée du développement de cette chose et de ses tranformations, voilà ce qui ne varie jamais. Quand vient l'époque de l'antiquité où s'opère une jonction des doctrines platonicienne et pythagoricienne, encore très-helléniques en leurs formes premières, avec les dogmes orientaux d'émanation de la vie et des âmes, les philosophes conçoivent l'évolution sur le type abstrait d'une multiplication de l'unité pure primitive, et imaginent une descente, suivie d'un retour, dont les degrés sont définis de manière à envelopper les dieux, les hommes et tous les êtres possibles dans une seule loi de succession. Toutes les sectes gnostiques ont forgé de ces sortes de séries, en y intercalant des essences plutôt symboliques que naturelles et se repaissant d'autres imaginations mystiques inutiles à rappeler. Mais tout cela est du panthéisme, parce que tout cela se rapporte, en dépit de quelques anthropomorphismes, au concept d'un développement spontané, unique et nécessaire.

A cette même époque, le dogme de la personnalité unique et créatrice avait fait son apparition en dehors du monde hébreu. Théologiens et philosophes, on était de tous côtés en présence de l'idée de la primitive et fondamentale unité de tout ce qui est. Cette idée, par le pla

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tonisme et le néoplatonisme, par l'aristotélisme même, et encore d'une autre manière par le stoïcisme, avait conquis tout le terrain de la spéculation. On devait rapporter à Dieu, comme un et premier, toutes choses, puisque Dieu était tout avant la création, et restait après ce qu'il était avant. De quelque façon que les penseurs pussent s'y prendre, tout rentrait en Dieu, seule cause et seule substance, et nulle personnalité ne pouvait se poser hors de lui que fictivement ou par pure tolérance, à moins que ce ne fût grâce à des contradictions. Au reste, la contradiction entra dans l'idée même de Dieu, s'y établit, s'y fit sa forteresse. Un par son essence, Dien se trouva multiple à l'infini par l'extension de son être à la triple infinité du temps, de l'espace et des idées qui furent supposées avoir été toutes en lui de toute éternité avant leur réalisation. On se le représenta éternel, c'est-à-dire sans rien de successif en luicar telle est la force prêtée à cette notion de l'éternel et cependant créateur et conservateur dans le temps, Providence de tous les phénomènes; sachant et voulant tout ce qui est, tout ce qui arrive, même l'avenir indéfini, et même celui qu'il a laissé, disait-on, ses créatures libres d'accomplir ou de n'accomplir pas: celui qui par conséquent n'a pas l'existence. On dût se le figurer occupant l'espace interminable et s'y appliquant, quoique sans étendue lui-même immuable; et toutefois modifié tant par ses propres résolutions que par les actes, s'il y en avait au monde, qui ne fussent pas siens. On se fit enfin une obligation d'affirmer simultanément qu'il y a quelque chose hors de lui et que tout est en lui et par lui de toute éternité. Faut-il s'étonner que les théologiens aient sans cesse accusé de panthéisme d'autres théologiens, les philosophes d'autres philosophes, au sein d'une seule et même école? Il suffisait que l'un des contendants se plût à opposer l'anthropomorphisme nominal de la doctrine commune à l'adversaire qui, sortant des formules convenues, avait l'imprudence de marquer plus clairement par la force nouvelle des expressions le caratère absolu de la divinité. Nous àvons assisté encore de notre temps à cette comédie, dont les acteurs antagonistes étaient des évêques et des professeurs panthéistes les accusés non moins dissimulés que les accusateurs, et feignant d'ignorer que ceux-ci étaient plus panthéistes qu'eux-mêmes, au fond, et abstraction faite de l'intérêt sacerdotal qui commande de nourrir les superstitions.

Ainsi, même au cœur de la théologie chrétienne, l'idée de création ne peut s'empêcher de rentrer dans l'idée de développement, et par là de tourner au panthéisme, soit parce que Dieu est tout et fait tout dans cette théologie, soit parce que la suscitation des choses e nihilo revient pour l'entendement à la suscitation ex deo.

Après la renaissance, quand la philosophie fut reprise sur des fondements originaux, non théologiques, les imaginations infinitistes, favori

sées par les découvertes cosmologiques des sciences, se joignirent au néoplatonisme, renouvelé de la fin de l'ère antique, et l'on assista, principalement en Italie, à une phase de spéculations panthéistes et mystiques dans lesquelles s'étala encore un système de contradictions patentes, analogues aux contradictions inavouées de la théologie dont ces spéculations s'écartaient en apparence. Il ne s'agissait toujours que d'expliquer comment tout est en Dieu et par quelle évolution tout en sort et tout y rentre. En France, il y eut un écart plus sérieux des traditions intellectuelles. Cependant la méthode cartésienne se replongea par ce nouveau chemin dans le panthéisme: Spinoza et Leibniz s'accordèrent à définir le monde par une harmonie évolutive de phénomènes, encore que diversement qualifiés par l'un ou l'autre de ces philosophes, mais toujours tirés d'une même substance et formant l'univers de leur enchaînement nécessaire. Enfin la philosophie offrit après Kant le même spectacle qu'après Descartes. Ce fut, parmi les disciples prodigieusement infidèles de l'initiateur de la méthode du criticisme, à qui expliquerait par le développement éternel, infini de la chose primitive, une et simple, le monde dont ce maître avait si vainement montré la connaissance possible enfermée dans les limites, et soumise aux conditions de toute connaissance possible. On vit ainsi paraître les systèmes du Moi absolu, de l'Identité absolue qui se scinde, du devenir de l'Idée absolue, génératrice universelle, et puis bien d'autres plus mêlés, plus éclectiques, dont la partie significative est un renouvellement plus ou moins habile et plus ou moins sincère du même jeu philosophique, le jeu de l'évolution de la substance.

Toutes ces écoles sont aprioristes. Jusqu'à ce jour l'empirisme avait été préservé, par sa méthode même, des conclusions doctrinales familières à l'apriorisme: on n'avait pu que les lui prêter en lui intentant des procès de tendance. Mais aujourd'hui les écoles empiristes commencent à se livrer à un système d'inductions dont elles couvrent le caractère métaphysique sous l'appellation usurpée de scientifique, et elles instituent, au moins certaines d'entre elles, une doctrine évolutoire qui les conduit des phénomènes actuels de l'univers régressivement à des phénomènes moindres, et doit les conduire finalement à des phénomènes premiers qui ne sont rien, ou qu'on ignore comment qualifier. Suivant que l'impudeur spéculative est poussée plus ou moins loin par ces philosophes, ou que les habitudes d'esprit différent chez eux, ils s'arrêtent dans la régression à quelques espèces vivantes autogènes, mères de toutes les autres; aux lois physico-chimiques d'où leur formation procède; aux atômes spécifiques dont les associations les forment; aux mouvements dans lesquels et les lois et les atômes rentrent; à « la nébuleuse, » résultante relativement première des anciens mouvemements cosmiques; à l'idée pure du mouvement, qui est une abs

traction, et à celle du sentiment né du mouvement, qui en est une autre, et de plus inintelligible. Ceux des penseurs qui sont satisfaits de la supposition « force et matière mouvement = évolution universelle » et s'imaginent la comprendre sont des panthéistes matérialistes. Ceux qui d'accord avec le plus illustre d'entre eux, M. H. Spencer, cachent derrière l'évolution un Dieu inaccessible et une puissance capable d'expliquer le développement, reviennent ainsi à l'unité première incompréhensible, absolue, des systèmes platoniciens, alexandrins, et n'inventant rien, n'innovent en rien dans la vieille philosophie, hormis que l'évolution prend pour eux une autre physionomie. Mais ceci n'importe pas quant au panthéisme. L'évolution de Leibniz différait aussi de celle de Spinoza, et celle-ci de celle de Plotin; celle de M. H. Spencer peut bien différer de cellè de Hegel. C'est le concept général de l'évolution universelle et nécessaire qui constitue la philosophie panthéiste.

Il faut voir si ce concept est à l'épreuve du criticisme. Les sciences qu'on invoque ne seront ici d'aucun secours pour le défendre, parce qu'il ne s'agit point, c'est ce qu'on oublie toujours dans un certain camp de philosophes, il ne s'agit point de vérités scientifiques acquises, indubitables, mais d'inductions à vérifier. Or le champ des vérifications présumables est encore fort étroit. Il restera par la nature des choses incomparablement réduit, eu égard aux grandes prétentions des évolutionnistes. Les faits de transformation et de développement que les sciences naturelles pourront atteindre par expérience auront des bornes, et certainement assez serrées, et, de plus, conserveront quelques-uns de leurs mystères et des plus profonds: on doit s'y attendre; les choses se sont toujours ainsi passées dans le cours du progrès scientifique. L'hypothèse générale de l'évolution universelle et nécessaire restera donc toujours hors de l'atteinte des méthodes empiriques, ne deviendra point un fait. Les prétentions des évolutionnistes continueront de porter le caractère métaphysique, en affectant la forme d'inductions, mais outrées, illégitimes, et se classeront dans l'histoire des idées comme des produits de l'esprit dogmatique.

Maintenant, ce que le criticisme doit prononcer au sujet du dogme et de la métaphysique panthéistes et des inductions dont ils usurpent la forme ressort fort clairement. Il y a, pour tout résumer, trois éléments à distinguer dans la doctrine dont nous venons de chercher la définition par l'analyse et dans l'histoire : l'idée de Dieu, l'idée de la substance universelle, l'idée du développement nécessaire des phénomènes.

La conception métaphysique de Dieu comme un, absolu, infini et tout, n'est qu'un tissu de contradictions. L'invention de cette chimérique essence est vraiment la honte des religions et des philosophies théistes. Un franc anthropomorphisme relevé par les notions universelles d'ordre, de bien et de fin, en une certaine complexion finie de l'univers, est la

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