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BIBLIOGRAPHIE

EDGAR QUINET. Le livre de l'exilé, 1851-1870 ; — Après l'exil, 1871-1875

1 vol. in-8, 1875 (Dentu). (Portrait photographié par Franck).

Ce beau volume est un complément nécessaire des œuvres d'Edgar Quinet. Les manifestes et discours de la seconde période de sa vie publique, période trop courte qui a suivi sa rentrée, méritaient d'être recueillis, ainsi que d'assez nombreux petits écrits qui, datés de l'exil, étaient restés inédits en France. Les plus simples lettres envoyées à des journaux par cet écrivain plein de feu se font distinguer par un acceat particulier, et il n'en est peut-être pas une seule où il n'ait mis de son âme. Mais le volume que vient de publier Me Edgar Quinet renferme en outre des morceaux importants, tels que Révision (1851), L'expédition du Mexique (1862), France et Allemagne (1866), France et Italie (1867), et le premier de tous, Le livre de l'exilé, écrit au lendemain du coup d'État, et dans lequel nous trouvons des beautés saisissantes. On en jugera par les passages suivants dont l'amertume n'a pas besoin d'excuses. Quinet a trop aimé sa patrie pour n'avoir pas acquis le droit de lui faire entendre en un pareil moment les plus dures vérités.

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« L'ESPRIT PEUT SEUL VAINCRE L'ESPRIT. Le jour venu, nous cherchâmes un peuple, nous trouvâmes un esclave.

>> Nous l'appelâmes; il répondit que ce qu'il demandait, c'était non pas la liberté, la dignité, mais l'égalité dans l'esclavage.

Jamais cri servile n'avait été poussé avec une force semblable; huit millions de voix humaines acclamèrent la servitude.

» Ce cri retentit dans les tombeaux de la Pologne, de la Hongrie, de l'Italie, c'était la consolation que les vivants envoyaient à ceux qui ne pouvaient renaître.

>> Alors on vit que l'esprit seul a la force de ressusciter les morts et de soulever les pierres. Les peuples avaient voulu renaître sans briser la chaîne spirituelle qui les liait encore aux ossuaires du moyen âge. Ils avaient fait quelques pas jusqu'à l'extrémité de leurs chaînes; après cela ils étaient retombés dans leurs sépulcres.

» Et la France, la reine des morts, s'assit sur la terre et devint la gardienne des tombeaux. Ses ennemis disaient qu'après avoir trahi, comme Judas, tous ceux qui l'avaient suivie, elle avait péri comme Judas, par le grand suicide.

» Le plus vieux des esprits, le plus usé, le plus aveugle, l'esprit catholique, avait montré cent fois plus de calcul, de suite, de pénétration, d'activité, que le matérialisme dans sa forme la plus nouvelle; et les temps firent voir que l'esprit seul peut vaincre l'esprit même ruiné. La matière tout entière conjurée s'y est montrée impuissante.

» Entre la papauté romaine et la papauté russe, toute pensée libre se vit étouffée sur le continent. Nous nous trouvâmes errants, cherchant un asile. La terre manquait sous nos pieds.

>> Notre pensée sortait de notre bouche et n'atteignait l'oreille ni le cœur de personne. Il s'était fait comme un vide en Europe. Le cri de la conscience mourait dans la poitrine. Il semblait que l'on parlât dans un monde vide et sourd, où manquait l'air moral.

» Je me retournai et j'entendis derrière moi des peuples entiers qui disaient: César, ceux qui vont mourir te saluent !

>> Nous emportâmes avec nous la Justice et le Droit; mais nul ne voulait les recueillir, de peur de se brouiller avec l'injustice. Ceux qui nous donnaient asile pour un jour mettaient, en nous voyant, leurs doigts sur leurs lèvres. Ils nous commandaient le silence. L'hospitalité était à ce prix. Quiconque ouvrait la bouche pour raconter ce qu'il avait vu était aussitôt jeté sur un vaisseau. Les vents l'emportaient, et le silence se faisait peu à peu sur tout le continent.

» Afin que la loi philosophique s'accomplit tout entière, les seuls points du continent qui s'élevaient encore au-dessus de cette mer de servitude étaient ceux qui, dans le présent ou le passé, avaient lutte contre le catholicisme: Suisse et Hollande. Mais ces points étaient eux-mêmes entourés, comme des îlots, par le flot qui montait toujours.

» Le dernier point de l'univers moral semblait devoir disparaître. On ne voyait nulle part le brin d'herbe du monde nouveau.

» L'Angleterre seule était encore debout sur ses rochers. Elle s'appuyait sur la Bible, mais chaque coup de vent emportait une page du livre; et l'esprit de l'abîme comptait une à une celles qui restaient encore...

» Le protestantisme se sentait impuissant, non qu'il ne possédât une vérité supérieure à celle du catholicisme, mais parce qu'il avait accepté la discussion et renoncé à s'imposer par la contrainte. Il avait donné la liberté de penser à l'esprit humain; aussitôt celui-ci, noble affranchi, débarrassé de sa crainte, s'était retourné contre son libérateur, avec arrogance. Les philosophes qu'il avait émancipés se joignaient aux catholiques pour le ruiner en l'insultant. Dans ce combat, il se servait de la lumière contre ceux-ci, des ténèbres contre ceux-là. Mais une pareille équivoque ne pouvait se soutenir; il chancelait. Tous les États du continent, assis sur le protestantisme, chancelaient avec lui.

» Restait le catholicisme romain, fond permanent des institutions et des mœurs de l'Europe occidentale.

» Sous les idées libérales que la philosophie avait semées à la surface du pays, le catholicisme, persévérant au moins comme préjugé, avait conservé au fond des masses un monde servile, inaccessible au mouvement de l'esprit moderne. Quatre fois le suffrage universel fit appel à ce monde inconnu; quatre fois la réponse fut la même.

» Le génie religieux de la réaction catholique, ce fut la Peur divinisée de la Révolution française. La bourgeoisie, qui avait d'abord contrarié l'Église, y étant rentrée par peur, le peuple n'en étant jamais sorti, par ignorance, il y eut un moment où cette Église parut maîtresse. L'esprit du moyen âge souffla de nouveau sur un océan de ténèbres...

» Il y avait dans le monde deux ou trois grandes religions mortes et pétrifiées : en Orient, le brahmanisme et le bouddhisme, en Occident, le catholicisme, l'Église

grecque. Elles étendirent, comme les pyramides d'Égypte, leur ombre massive sur un désert moral. C'était pour servir de sépulcre aux cadavres des peuples, à mesure que leur ombre les glaçait.

» Et le silence se fit sur toute la terre. »

« BÉNI SOIT L'EXIL... En me refusant l'abri, le toit, le foyer, il m'apprend à bâtir ailleurs la maison de mon âme...

>> Les hommes, en me confinant hors des relations humaines, m'ont affranchi. J'étais l'esclave de leur fantaisie; je dépendais de leur humeur, je faisais partie de leur amusement.

>> Ils ont retranché de ma vie tout ce qui était artificiel ; ils m'ont rendu à la liberté première ! Tous les filets d'araignée que la conversation, la mode, le préjugé, avaient tendus autour de moi, sont rompus. Mes heures se dépensaient avec eux en un frivole commerce où leur âme et la mienne n'étaient presque jamais pour rien.

» Je suivais le front bas leurs croyances, leurs illusions, ils m'ont délivré en un moment de tout cela. Ils m'ont ramené de force à ce qu'il y a de mieux en moi même...

> Ils ont fait de ma vie une île sacrée où n'abordent plus les vaines douleurs, les trompeuses espérances, les amitiés d'un jour, les regrets éternels! Un blanc troupeau de cygnes venus des rives de l'éternité se joue autour de la barque échouée.

» O mon âme, quand tu auras égalé la blancheur des cygnes, ils te ramèneront dans la patrie perdue! »

<< MES JOIES. Il me plaît de ne pas voir ce qu'ils font, de ne pas entendre ce qu'ils disent.

>> C'est ma joie de ne pas voir ma terre natale souillée par le parjure, ni les fleurs rouges du sang versé par les homicides.

» C'est ma joie de ne pas voir le sourire imbécile de la foule devant son maître, ni les courbettes de mes frères devant ceux qui les fouettent comme un troupeau.

» C'est ma joie de ne pas voir un peuple nouveau ramper comme un serpent sous le pied du chasseur.

» C'est ma joie de ne pas voir la grande nation que j'ai aimée se prostituer sous ses arcs de triomphe.

» C'est ma joie de ne pas entendre ses éclats de rire et ses chansons, au coin des rues, pendant qu'on entraîne ses enfants et qu'on les lie dans les déserts dont ils ne reviendront plus.

«C'est ma joie de ne pas entendre un peuple de sophistes démontrer au monde en ricanant que l'infamie c'est la gloire, que la servitude c'est la liberté, que le poison c'est le remède.

>> C'est ma joie de ne plus entendre cette langue que j'ai aimée; car ils en ont fait un sifflement de reptiles, dans les ruines de la justice. »

« Vertu du ChatIMENT. Il constate le crime. Il l'empêche de vieillir. Il le grave dans la mémoire. Sans le châ iment, le crime est oublié. On commence par l'oublier, on finit par le nier. Repassez en idée tous les crimes qui n'ont pas été pu

nis, le souvenir en est effacé.

« Je ne sais si les abolitionnistes de la peine de mort ont réfléchi à ceci.

» Otez la peine de mort, bientôt on ne croira plus au meurtre. Peut-être en cessant d'y croire le réputera-t-on impossible.

Le châtiment rafraîchit la mémoire du sang versé. »

« LE BARBARE, L'ESCLAVE. Ce sont des systèmes très-différents que ceux qui servent à civiliser des barbares ou à émanciper des esclaves...

>> Le barbare: liberté, horreur de la servitude, ignorance de la civilisation, individualité, ambition de dominer, orgueil de la race.

>> L'esclave vanité, égalité dans la servitude. Pécule, salaire, là est le monde de l'esclavage. Il n'en entrevoit pas d'autre. Il est cosmopolite. Une vieille civilisation pèse sur lui. Liberté, esprit humain, dignité morale, indépendance individuelle, affaire du patron ou du bourgeois.

>> Il me semble que les hommes sur lesquels vous prétendez agir peuvent toujours être ramenés dans l'une ou l'autre de ces catégories. Ou ce sont des barbares, ou ce sont des esclaves, soit qu'ils portent en effet ces noms, soit qu'ils tiennent plus de la nature des uns ou de la nature des autres.

>> Tout se réduit toujours à les arracher d'une sorte de barbarie ou d'une sorte d'esclavage.

» Quelquefois la barbarie et l'esclavage sont mêlés, mais il y a toujours un caractère qui domine et sans lequel vous n'avez sur eux aucune prise solide.

» Le temps, les sociétés changent, ces deux grandes classifications subsistent. »

«< UN FANATISME NOUVEAU SANS FOI... La pierre philosophale de notre temps: accord du dogme et de la philosophie.

» La Belgique, aux trois-quarts hérétique au XVIe siècle, n'a pu être ramenée à notre divine religion que par la force sanctifiante du fer, du feu, de la corde et de la fosse. Quand on eut noyé dans le sang tout ce qui prétendait avoir une pensée, que les hiboux peuplèrent les villes et que les hommes en eurent disparu, ce fut bien force à l'hérésie de se taire et de s'humilier aux pieds de notre auguste orthodoxie.

>> Comment l'homme a-t-il pu revenir à la légende dorée ? Est-ce une chute, un dégoût, un accès d'humeur contre le bon sens? Est-ce peur? Tous ces beaux fils qui maudissent la raison!

» Quel effort immense pour rétrécir le cerveau, le déformer!

>> Comment, après avoir ébloui et gouverné le monde, l'esprit français, d'hypocrisies en hypocrisies, en est-il venu à se traîner à plat ventre devant toutes les mômeries d'Égypte ?

» Dernière phase des religions. On ne dit plus le christianisme, mais le catholicisme. Non plus Dieu, mais le Pape. Qu'est-ce en somme? La haine divinisée de

la Révolution française. Dans cette nouvelle théologie fanatique, je retrouve toujours la peur divinisée de la Révolution.

>> Comme le monde fatigué, usé se jette dans la servitude politique, il se jette de même dans la servilité religieuse.

>> La France rentre dans le système des peuples du midi de l'Europe et de l'Amérique: Espagnols, Napolitains, Italiens de la décadence.

» Frères, il faut mourir.

>> Hommes qui n'ont plus la foi et qui pourtant ont gardé le tempérament du fanatisme.

» Jusqu'à présent l'esprit a commencé à souffler sur les eaux avant qu'il en sortît un monde. Aujourd'hui nous avons l'air d'attendre une création qui sorte du néant sans que l'esprit ni le corps s'en mêlent. »

» DERNIER REMÈDE. On me dit que cette fange est nécessaire, que c'est là un progrès, que de cette pourriture naîtra un monde. Je le veux bien. Mais permettez-moi de n'avoir rien de commun avec cette création dans la fange. Je suis un homme du passé, déclassé. Tant d'ignominie me surpasse. Je ne saurais y atteindre. >> Quelle immense accumulation de métaphysique, pour expliquer un acte de bassesse! Comme si la servilité était une chose inconnue sur la terre !

» Mais on veut être vil d'une manière unique, qui n'appartienne à personne. Vous me parlez des entités, des catégories, pour m'expliquer le Deux Décembre! >> Eh! que ne me dites-vous : J'avais une âme de valet et je me prosternai naturellement dans l'antichambre.

» Tout le monde comprend ce langage.

>> Relever le peuple sans aucun effort moral, sans aucun acte de vertu, hélas ! je comprends trop, je connais trop ce langage! Il y a trois ou quatre siècles qu'on l'a tenu à d'autres cadavres.

» Si ce pays veut périr, pourquoi les autres le suivraient-ils dans le suicide? Le temps est venu où la plus simple probité nous oblige de dire aux autres: Sau

vez-vous sans nous.

» N'attendez pas de revivre par nous, qui avons pris goût à la mort.

» Ne poussez pas l'imitation, la contre-façon jusqu'à contrefaire nos opprobres. >> Pour se sauver du déluge de boue, il faudrait gravir le mont Ararat de la justice, le pic le plus escarpé du droit et de la vérité.

>> Dernier remède pour un peuple dégradé : Reconnaître et confesser son infamie.»

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De ces lignes éloquentes, deux points très-saillants ressortent pour nous : l'un est le sentiment profond qu'Edgar Quinet a éprouvé — toute émotion d'exilé mise å part de l'état de dégradation et d'abjection où tombait son pays par le consentement donné à l'acte du Deux Décembre. Certes beaucoup de Français ont reçu comme lui et conservé dix-huit ans la sensation de l'avilissement de la nation, mais aucun peut-être ne s'est si bien mis, pour en juger, au point de vue de l'Europe libérale. Nous n'avons, hélas ! que trop pu nous apercevoir, depuis lors, de combien nous avons baissé dans l'estime du monde. Edgar Quinet ne s'est pas

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