Images de page
PDF
ePub

historiques qu'il traverse des combinaisons qui sont les formes ecclésiastiques. Le christianisme rencontre d'abord le génie juif, et se mêlant avec lui produit l'église primitive judaïsante de la Palestine. En s'unissant au génie grec, il devient l'église orientale, l'église du dogme et de la métaphysique. Soumis à l'influence du génie latin, il produit l'église romaine, pratique, gouvernementale, organisatrice. Enfin, au souffle de la Renaissance et de l'esprit moderne, il devient le protestantisme, dont le caractère, semblable au génie des temps nouveaux, est d'être progressif... Ce qui prouve que le dogme et l'organisation ecclésiastique ne sont que des formes du christianisme, c'est qu'ils ont leur origine, leur développement, leur histoire. Le dogme n'est pas autre chose que la conception contemporaine du christianisme... Le dogme, que tant de défenseurs du christianisme confondent avec lui, n'est pas autre chose que la trace et l'empreinte des opinions, du travail des siècles, de la philosophie. Chose étrange que ceux qui déclament le plus contre le rationalisme soient des rationalistes et des rationalistes de la pire espèce, puisqu'ils le sont à leur insu! »

Pellissier était avant tout l'adversaire de cet esprit soi-disant religieux, malheureusement si commun aujourd'hui, qui n'est pas une croyance spontanée et sincère ni rien qui y ressemble, mais bien un parti pris de s'en supposer une et d'y soumettre la société, dans son intérêt prétendu (p. 259):

«On a peur bien plus pour la société que pour la vérité elle-même. On fait bon marché de la vérité. On veut à tout prix une religion, une foi, des croyances; une religion qui protége et qui défende, bien plus qu'une religion vraie. On est prêt à lui donner les bases les plus factices, à affirmer, s'il le faut, sans croire, afin que le monde soit sauvé. Je ne connais pas d'injure plus mortelle au christianisine que cette conception utilitaire de la religion sociale et administrative. La religion n'est utile qu'à la condition d'être vraic... Ce qu'il nous faut aujourd'hui, c'est la religion pure et vraie qui se dégage sans cesse de l'erreur, qui grandit, s'élève et nous emporte avec elle. Oui, vous devez avoir peur, si vous n'avez à donner au monde qu'une religion écourtée, dépassée par le progrès populaire, et à laquelle vous ne croyez pas vous-mêmes. Ayez des dispositions meilleures, ayez une confiance virile dans la vérité, et n'ayez pas peur. Car vous avez peur. De quoi? De la science qui interroge, du bon sens qui juge, du progrès qui laisse sur sa route les formes dépassées. Oui, ayez peur pour des traditions, des formes, des systèmes qui ont fait leur temps. Mais avoir peur pour la vérité, avoir peur pour le christianisme, pour l'évangile! c'est de l'incrédulité... »

On regrette d'avoir à tronquer ces pages éloquentes, et de ne faire qu'en indiquer l'esprit. Dans celles qui suivent, le prédicateur retourne, avec autant de vérité que de finesse et de force, contre l'orthodoxie, le reproche que celle-ci a coutume d'adresser à la libre conscience religieuse, le reproche de se réduire à une religion de minimum. Une religion sincère et profonde est naturellement assez grande. Une religion diminuée et vraiment petite est celle qui fait bon marché de la croyance réelle, et se contente d'embrasser nominalement beaucoup de choses sans les serrer d'une conscience éclairée, ferme et résolue, mais uniquement parce qu'il semble utile d'en garder les apparences. On nous dit que M. Guizot assistait à cette prédication:

«Quand je suis entré dans votre église (4) je croyais que c'était une église ayant de la foi et n'ayant pas peur. Je voyais en elle la grande église, je croyais à ses magnifiques destinées, je la voyais s'emparer du monde par la puissance de la vérité. Et cette église que j'ai vue si grande dans mes rêves, elle abdique, elle a peur! Comme le monde, elle ne voudrait plus que la religion utile et pratique ; elle ne se croit plus obligée à toute la vérité. Elle n'a plus les grandes, les légitimes exigences de la vérité, de la vérité soumise au travail incessant de la conscience et de la pensée. Elle se contenterait de peu. Elle nous proposerait un petit christianisme, un minimum de foi, une religion au rabais. Devant le monde qui nous regarde, nous viendrions non pas proclamer bien haut des vérités généreuses et fécondes, mais affirmer, par soumission à une lettre mal comprise, je ne sais quel dogme incomplet et douteux. Pour notre église, pour son honneur, pour son influence, j'ai une ambition plus haute. Je veux pour elle non pas une petite mais une grande affirmation de sa foi, une grande philosophie, une théologie mettant sans cesse en rapport intime la religion et les données du siècle, un dogme, oui un dogme, mais toujours repris et se faisant sans cesse, une vérité toujours loyalement acclamée, toujours plus poursuivie, plus sondée, plus aimée. Je veux pour elle l'Évangile, mais l'Évangile éternel qui va se transformant sans cesse, dépassant et brisant avec toute la puissance de l'esprit les formules qui veulent l'emprisonner... Voilà l'idéal que j'ai de notre église, et voilà pourquoi je n'ai pas peur pour elle. »

Déjà, pendant le cours de ses études à Montauban, Pellissier appréciait sévèrement cette espèce de rapetissement d'esprit, si contraire à ses propres instincts généreux, et qui soigneusement entretenu, pour des causes qui se comprennent trop bien, dans l'état demi-effacé où le protestantisme français s'est contenté d'exister, est peu fait pour lui rendre le rôle actif et sauveur auquel il devrait prétendre : « Que nous donne-t-on? De petites idées, une petite science, un petit faire, de petits talents que voulez-vous faire de tout cela? On combat avec des massues, et non avec des aiguilles; et qu'est le pasteur sinon un combattant? On nous prépare pour la petite lutte, et non pour la grande et sainte guerre. Nous pourrons, avec le fatras qu'on nous impose, défendre plus ou moins bien un petit système, un petit parti; mais la cause chrétienne, que ferons-nous pour elle? Il nous faut remuer le monde. Je ne voudrais pas être injuste; mais quand je vois de jeunes cœurs s'étioler, sinon se corrompre, le mien bondit dans ma poitrine, et j'ai envie de crier à certains hommes: Hors de là ! vous n'êtes pas assez grands! »

Voici maintenant quelques pensées sur l'intolérance religieuse, à propos du respect que M. J. Simon, dans son livre de la Liberté de conscience, a professé pour cette espèce d'intolérance, distincte suivant lui de l'intolérance civile :

<< Toute prétention à la vérité absolue, dogmatique, formulée, toute religion d'autorité, toute église exclusive amène tôt ou tard la persécution. Tant qu'un homme pourra dire: J'ai la vérité absolue, la vérité qui sauve; hors de mon église point de salut, cet homme fût-il un saint, fût-il un Augustin, un Calvin, un

(1) Pellissier était d'origine protestante, mais ses parents étaient catholiques, et il avait dû abjurer le catholicisme.

François de Sales commencera par être un apôtre et finira par être un bourreau. Est-il donc besoin de beaucoup d'efforts pour établir que l'intolérance religieuse amène nécessairement la persécution? Mais elle est une persécution en elle-même, car elle rend impossible la charité... La charité suppose la confiance, la bienveillance, le respect. Vous avez du support pour moi, vous me tolérez ! Qu'est-ce à dire? Je me défiais déjà de ce mot de tolérance, parce que je craignais qu'il fût un fils de l'indifférence, et à ce titre je n'en voulais pas; mais je vois qu'il ne respecte pas le droit et qu'il le nie. Il y a un nom plus beau, parce qu'il suppose le droit, c'est celui de liberté de conscience. Enfants du même Père, ouvriers dans le même champ, qui est celui de la vérité, nous avons les mêmes droits et les mêmes devoirs. Je ne veux pas de votre tolérance. Il me faut plus: homme, j'ai droit à votre respect; chrétien, je veux que vous m'aimiez. Après avoir banni l'hérétique de son cœur, on le chasse de la société religieuse. M. Simon trouve tout simple l'excommunication, c'est la négation de la plus haute société!... »

Pellissier s'oppose à ce qu'une profession de foi soit exigée du pasteur, et voici ses raisons, tirées de la nature du protestantisme (p. 182):

Une semblable église ne peut avoir pour fondement que Jésus-Christ et la conscience libre, laissant aux civilisations et aux philosophies le droit de se développer librement sous l'influence de l'esprit chrétien. Imposer au clergé d'une semblable église une confession de foi, c'est méconnaître sa nature, sa raison d'être, ses devoirs. Appelé à travailler au progrès religieux, en dégageant le pur christianisme des conceptions vieillies, et à le mettre ainsi en rapport avec le besoin des temps, ce clergé doit être essentiellement libre. Au lieu de voir dans ses fonctions je ne sais quel marché intervenu entre lui et une église fixée qui lui impose l'obli gation de prêcher ses doctrines, il n'a d'autre devoir que de proclamer la vérité telle qu'il la comprend. Ce clergé se divisera naturellement en tendances diverses, l'une plus avancée, plus progressive, l'autre plus conservatrice, selon le caractère et la portée des individus ; et le résultat de cette division nécessaire, tempérée par le respect de la conscience et de l'esprit chrétien, sera de rallier le passé à l'avenir, la tradition au progrès par des nuances adoucies. Imposer à un clergé qui a de pareils devoirs une formule ou un dogme arrêté, c'est, en fait, nier le progrès chrétien, c'est retomber dans je ne sais quel catholicisme. On comprend d'ailleurs que le laïque puisse, par l'ignorance des difficultés religieuses, échapper au danger des formules mais les imposer aux hommes qui doivent comprendre et enseigner, serait les condamner au silence ou à l'hypocrisie : « Ah! la belle religion, dit Locke, qui permet aux hommes d'être hypocrites pour le salut des âmes! »

Le catholicisme, contre-partie exacte du protestantisme tel qu'il l'entendait, Pellissier voyait nettement à quel point il est rivé, pour ainsi dire, à son histoire, et dans quelle illusion s'entretenaient ces esprits généreux, Bordas Demoulin, Huet, qui imaginaient la possibilité de réformer la vieille religion en séparant l'ancien fond de doctrine d'avec les superfétations cléricales: «S'ils avaient fait un pas de plus, ils auraient vu que le catholicisme, bien loin de pouvoir se partager entre un fond et une forme, n'est et ne peut être qu'une forme historique, abaissée, transitoire du christianisme éternel; qu'il est essentiellement l'expression du génie romain, organisateur et politique, le produit du monde barbare, la religion des

siècles obscurs du moyen-âge; que la théocratie est son esprit, l'autorité ou la négation de la liberté, son principe, et qu'il tient si profondément à son histoire qu'il n'en peut être distingué. »

Dans le même ordre d'idées, nous recueillons un passage intéressant où la marche naturelle de l'autorité qui révèle à l'infaillibilité qui décide, nous semble bien saisie : « Lamennais a raison de dire que le principe d'autorité étant donné comme essence de la révélation, la papauté ou le sacerdoce concentré en est le produit nécessaire, logique. Un livre inspiré, sans une autorité pour en fixer le sens et pour l'imposer est un élément de vie, ce qui vaut mieux, mais n'est pas une autorité. La lettre ne se défend pas toute seule. Une assemblée toujours plus ou moins passionnée, n'est pas une autorité que l'on puisse accepter. Reste l'autorité d'un pontife unique. En fait de despotisme, nous préférons l'autorité d'un seul homme à celle d'une assemblée, à l'autorité d'un texte qui ne se modifie jamais. Les protestants peu éclairés de la tradition et les gallicans ont tort contre les ultramontains sur le terrain admis de l'autorité infaillible. » Si nous ne nous trompons, cette pensée peut donner à réfléchir aux partisans ou aux simples admirateurs historiques de l'institution des conciles infaillibles; car, s'il s'agissait d'institutions politiques, et non religieuses, ils donneraient probablement la préférence à la dictature d'une personne sur le despotisme d'une assemblée. Le cas est administrativement le même.

Au reste, Pellissier ne se dissimulait point la puissance que le catholicisme et le principe d'autorité ont conservée en France, à cause de notre passé et de notre tradition (p. 175). Il aurait voulu que du moins tous ceux qui aiment le progrès et n'ont pas banni le christianisme de leurs cœurs - ils sont assurément très-nombreux quittassent ouvertement une église qui dénature le christianisme et opprime la libre pensée. C'est en partie pour leur donner ce courage et ôter une excuse à leurs consciences qu'il désirait, dans le protestantisme, le triomphe de l'esprit large, que de nouvelles adhésions ne pourraient d'ailleurs qu'encourager et accroître.

[ocr errors]

Nous avons nommé Lamennais. Au nombre des pages les plus intéressantes du volume que nous a donné M. E. Paris sont celles où Pellissier rend compte d'une entrevue qu'il eut en 1845 avec cette homme de génie ardent et sincère. Le récit est touchant, plein de traits aimables et instructifs, et fait le plus grand honneur aux deux personnes qui en sont le sujet. Ne pouvant le reproduire ici nous en détacherons seulement des paroles curieuses qui montrent par un mélange de vieux levain catholique et d'incrédulité victorieuse, et par une répugnance aussi vive qu'autrefois pour le protestantisme, combien Lamennais était encore possédé par l'esprit d'unité et gouverné, si l'on veut nous permettre ce mot, par le tempérament de la certitude. Pellissier était alors au moment d'entrer dans l'église réformée. Lamennais l'en détourne (p. 83):

« Vous voulez agir, c'est bien. C'est un signe de force, peut-être un signe de faiblesse. Vous avez une pensée, ou vous n'en avez pas assez. Mais puisque vous voulez avoir la vérité et l'avenir, pourquoi vous faire protestant ? Pourquoi vous engager à servir une église morte, impossible? Je n'aime pas le protestantisme. Il a fait trop et trop peu. Il ne comprend pas l'unité, il n'est donc pas une religion; il a peur de la liberté ; il n'est donc pas une philosophie, quoiqu'il conduise à l'in

dividualisme. C'est un juste milieu impossible. Il a tous les abus de l'autorité sans en avoir la force et la grandeur. Puis, qu'est-ce que la révélation, qu'est-ce que la Bible? Comment pouvez-vous vous y soumettre puisque vous avez besoin d'indépendance ? Vous voulez l'humanité et l'avenir, et vous allez vous enchaîner à un seul livre, admirable, sans doute, mais enfin le livre du passé. Les prophètes sont grands, l'Évangile divin, mais que de difficultés, que d'erreurs, que de ténèbres ! Et vous voulez être soldat de libre esprit ! J'ai peut-être tort de vous parler ainsi, mais vous êtes sincère. Vous chercherez, vous marcherez, vous serez seul. Restez libre. "

et

N'oublions pas le trait piquant de la fin; il dévoile à notre avis l'état d'un esprit qui demande à tout prix une certitude supérieure à l'examen et à toute recherche — une autorité par conséquent et non pas une foi personnellement conquise cela dans le temps même où il s'est vu obligé en conscience de répudier l'autorité qu'il avait reçue et servie :

« Si Dieu peut se révéler, avait dit Pellissier, Jésus est sa parole, car je trouve dans sa conscience, dans son cœur et dans sa vie, la vérité, la sainteté et la charité qui sont en Dieu. Jésus-Christ est pour moi toute la révélation, tout le christianisme. Jésus-Christ, ou l'Évangile qui nous le donne, et la conscience libre, voilà ma foi. > Ecoutons maintenant Lamennais :

« Oui, me dit-il, Jésus-Christ et la conscience libre; mais on a mis tant de > choses à la place de J.-C. ! Oui J.-C. était divin: quand on en parle il faut le >> faire à genoux ! »

<< Son regard avait pris l'attendrissement de la prière. Il me prit la main, me la serra dans une des siennes, et posant l'autre sur mon épaule : « La Gironde, ditil, la Gironde » (Pellisier était de Bordeaux) « pays des hommes harmoniques, > plutôt que des hommes forts; ciel doux, pays de Montaigne, ajouta-t-il avec un » doux sourire. Jeune homme, conservez ces idées. Dévouez-leur votre vie. Soyez évéque, in partibus incertorum. »

--

In partibus incertorum! Le mot n'est-il pas caractéristique, et l'épigramme amicale dirigée contre Pellissier et le protestantisme, contre le libre croyant, qu'on peut toujours appeler un incertain volontaire, ne se retourne-t-elle pas plus mordante contre son auteur qui n'a quitté les rangs de la croyance forcée que pour tomber dans l'incertitude inévitable et sans remède? A moins toutefois qu'on aime mieux dire avec Pellissier (p. 186), dans un beau passage où le vrai mérite et le grand courage de Lamennais sont admirablement appréciés, que ce dernier a été plus près de la croyance car il n'en est de vraies que celles qui sont aussi personnelles que sincères-après son abjuration qu'au temps de sa servitude religieuse. << Si Lamennais fut jamais sceptique, ce fut quand, se défiant de la vérité, il lui donnait pour base l'autorité absolue. Loin de tomber dans le scepticisme en renonçant à l'autorité catholique, il devient croyant véritable quand, se confiant à la vérité, il la chercha. Qu'était en effet Lamennais avant son changement de système ? Un croyant ? Non; s'il était croyant par la volonté, il était sceptique par l'intelligence. N'était-ce pas un véritable scepticisme que cette exagération du principe d'autorité posé comme base unique de la certitude? Et comme le cœur n'est jamais saisi quand les divines facultés de l'âme sont en lutte, on peut dire que s'il

« PrécédentContinuer »