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tout changement apporté à la direction naturelle des forces supposerait, dans celui qui en aurait l'initiative absolue, le pouvoir de créer une nouvelle quantité de force; cela reviendrait donc encore au pouvoir de changer la quantité de force de la nature » (p. 13). Oui la liberté est bien cela, quoique tous ceux qui pensent croire à la liberté soient assez loin, selon nous, de s'en former une idée aussi catégorique. Nous ne ferons qu'une seule réclamation: M. D. n'a pas réfléchi que si le libre arbitre vrai exige pour l'homme le pouvoir de créer de la force, il n'exige pas pour cela le pouvoir d'en anéantir. Introduire dans le monde une force suffit pour avoir la pure initiative d'une modification. Mais détruire une force, en un système mécanique donné, c'est moins la détruire, à proprement parler, que ce n'est en introduire une autre capable d'en empêcher l'effet. Il est donc conforme aux notions de la mécanique rationnelle de croire que, dans l'ordre qu'elle régit, comme dans celui des choses morales d'ailleurs, ce qui est acquis est acquis, ce qui est fait est fait et ne peut plus n'être pas fait. La doctrine du libre arbitre réclame donc le pouvoir de créer des forces mais ne s'oppose nullement à la conservation indéfinie, inébranlable, de toutes celles qui ont été créées. La conservation réelle et nécessaire, c'est celle-là.

Ce pouvoir, il va sans dire que M. D. nous le refuse : « L'homme n'a pas ce pouvoir, parce que l'homme n'est qu'un ensemble de phénomènes, une organisation qui restitue simplement aux objets extérieurs, transformées et modifiées suivant les rapports de cette organisation, les forces qu'elle a reçues du dehors. »> L'affirmation est catégorique, mais où est la preuve ! Nous ne connaissons à l'ap. pui que la loi de la constance des forces vives, en mécanique pure, jointe au fait de l'existence des équivalents mécaniques de diverses propriétés des corps, telles que la chaleur. Admettons l'induction qui suppose épuisée la liste de ces propriétés, obtenue la mesure de tous leurs équivalents, accomplie par conséquent la théorie qui de la physico-chimie en toutes ses parties et de la biologie entière ne doit plus faire qu'un seul corps de doctrine avec la dynamique. Supposons quelque chose de plus, et de plus difficile: supposons qu'on ait déterminé les équivalents mécaniques des pensées, des désirs et de toutes les affections psychiques. Il faudrait aller plus loin et démontrer que ces affections suivent toujours et ne précédent jamais les mouvements communiqués à l'organisme. Or c'est là une opinion philosophique fort ancienne et caractéristique d'un groupe d'écoles, mais en faveur de laquelle on ne saurait dire que les sciences aient encore apporté l'ombre d'une démonstration. Tant qu'il n'y aura pas pour l'antériorité des purs mouvements au moins une probabilité, l'induction tirée de la constance des forces en mécanique demeurera sans valeur pour la psychologie. Et en effet, tant qu'on aura le droit de croire qu'un désir est autre chose, à son origine, qu'un mouvement antérieur transformé, on pourra penser aussi qu'en apparaissant parmi les phénomènes il apporte avec lui la force qui lui revient en vertu de ses liaisons et de l'ensemble des harmonies naturelles, et que cette force nouvelle est capable de modifier l'état d'équilibre ou de mouvement constitué par les forces anté

rection des forces naturelles dans certains cas, sans que leur somme totale cessât d'être constante, ce qui est une erreur.

rieurement données. En un mot, la loi dynamique restera vraie, mais seulement dans son ordre qui n'est pas l'ordre universel et ne renferme pas les origines dės forces mémes dont il pose la loi.

Arrêtons-nous, car notre commentaire dépasserait par trop le texte de notre auteur. Nous avons dit que la doctrine de M. D. était voisine de celle de plusieurs théologiens et philosophes transcendantalistes. Il ne le semblerait pas, à en juger par l'adhésion qu'il donne au mécanisme et au transformisme. Mais après avoir présenté l'homme avec toutes ses fonctions, comme un simple anneau intermédiaire des mouvements enchaînés hors de lui-même, il ajoute aussitôt (p. 44) : « Et cependant l'homme a conscience en lui-même de la liberté, parce que chacune des sensations élémentaires qui composent à chaque instant sa conscience implique la conscience de l'existence, et que l'existence est libre. L'existence tire sa virtualité d'elle-même, elle fait sa phénoménalité sans rien, e nihilo. De là vient que chacun se sent libre en tant qu'existant, et en même temps nécessité dans tous ses phénomènes. Une saine philosophie doit, par conséquent, admettre à la fois la nécessité physique la plus rigoureuse et la liberté métaphysique la plus absolue. Ainsi se résout un problème aussi vieux que la science, et qu'on ne pouvait résoudre auparavant, parce que l'on cherchait, au contraire, la liberté dans les phénomènes et la nécessité dans l'explication des substances. »>

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Si le problème est vieux, la solution non plus n'est pas précisément nouvelle. Ce n'est pas seulement Kant qui, rejetant formellement la liberté du monde phénoménal, prétendait la retrouver dans le noumène, en dehors du temps et cette manière de voir n'est peut-être pas sans partisans dans nos écoles spiritualistes ; - mais que pensait donc Descartes, quand il attribuait à Dieu la liberté absolue, même de nature, et à l'homme un libre arbitre dont l'idéal devait s'envisager dans son identité avec le déterminisme des jugements: Descartes, suivi de Spinoza auteur d'une doctrine où l'homme esclave arrive à la liberté en s'identifiant avec la nécessité universelle? Et les Thomas d'Aquin et les innombrables docteurs catholiques, obligés par l'orthodoxie d'accorder la prescience divine, c'est-à-dire la certitude des futurs, avec le libre arbitre de l'agent humain, quelle a été leur suprême ressource, si ce n'est de prétendre qu'à la vérité tout s'enchaîne pour Dieu, et comme vu dans le temps, mais que l'homme ne laisse pas d'être libre en son acte vu hors du temps, ou dans le moment éternel de Dieu ? A la vérité, la métaphysique et la théologie ont fait ordinairement de la nécessité un attribut de la nature divine, mais ceci n'empêche pas que M. D. en parlant de l'existence libre et de la phénoménalité tirée de rien ne reproduise simplement le fond des idées d'aséité et de création des systèmes les plus orthodoxes. En réclamant en même temps la nécessité des phénomènes, il tombe dans la contradiction des doctrines prédestinaliennes qui aflirment la liberté, car il est impossible de concevoir que l'existence, comme il l'appelle, soit libre, ou qu'un acte quelconque participe de la liberté de l'existence, quand l'existence est composée de manifestations enchaînées, toutes séparément nécessaires, et quand tout acte est un anneau déterminé de la chaîne totale, indissoluble.

Revenons pour finir à la question de la substance. Tout roule sur ce seul point en somme, lorsqu'il s'agit du panthéisme. M. D. rappelle que Hamilton a « réduit

la notion de cause à l'idée que tout ce qui commence à exister sous une forme a dû nécessairement exister antérieurement sous une autre forme », en quoi le philosophe écossais aurait « pressenti le grand principe de la conservation des forces» (p. 95). En effet ce principe et la notion de causalité, tels qu'il plaît au panthéisme mécanique de les comprendre, ne sont qu'une seule et même hypothèse. M. D. qui l'embrasse a raison de dire en ce sens que «la causalité et la substance sont la même chose considérée à des points de vue différents. » Allons plus loin le point de vue réel est unique, la seule idée claire que le panthéisme mécanique apporte ici roulant sur l'enchaînement et la solidarité dans le temps, ou liaison causale, et la solidarité dans l'espace n'étant que l'illusion d'une image qu'on se forge pour matérialiser les rapports et communications des êtres. On a dit et répété dans l'école éclectique que la notion de substance, exagérée au détriment de celle de causalité, était le piége qui fait tomber les penseurs en panthéisme. Mais c'est un jugement superficiel. Le piége sérieux est la causalité poussée à l'absolu, parce qu'il s'agit là d'une induction, fausse sans doute, mais tirée des réalités les plus certaines et fortifiée par un sentiment très-puissant chez tous les hommes; au lieu que l'en'ité substance quand elle n'est pas une abstraction pure n'a jamais que la valeur d'un symbole et n'engage aucune croyance réelle.

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Combien cette notion métaphysique dont on fait tant de bruit est creuse, on peut le voir, par exemple, à l'explication vague et obscure qu'en donne M. D. et à la nature illusoire des objections qu'il dirige contre la rigoureuse méthode phénoméniste, lui qui semblait d'abord nous l'avons vu plus haut s'en déclarer le partisan. «Si nous pensons, dit-il, avec MM. St. Mill, Bain et Taine que la conscience, le moi, l'esprit, doivent être ramenés à des sensations élémentaires, nous croyons d'un autre côté contre ces mêmes philosophes que ces éléments sont seulement les matériaux de la pensée, et que l'existence d'une substance est nécessaire pour expliquer l'élaboration de la pensée elle-même... Deux sensations auront beau être juxtaposées, aucune des deux ne peut se distinguer de l'autre, car pour cela il faudrait qu'elle eût conscience de l'autre en même temps que d'elle-même... Si les deux sensations successives sont différentes, la première ayant cessé d'être quand la seconde se produit, il ne peut y avoir d'unité de conscience entre elles; et cette unité ne peut exister que dans le sujet au sein duquel s'opère la transformation de l'une en l'autre. Ce sujet a la conscience de l'opération méme du changement (p. 92)». Un dilemme fort simple réduira ce raisonnement à néant : ou le sujet dont on parle ici est en soi quelque conscience, et par conséquent la conscience de quelque chose de particulier, ou ce n'est la conscience de rien. Dans le second cas, comment ce sujet peut-il devenir une conscience successive, une conscience comparée ? Cela n'a pas de sens. Dans le premier cas, il faut bien admettre que le caractère même des faits de conscience est une multiplicité une et une succession présente, dont le mystère est précisément ce qui s'appelle conscience; et l'on est ramené là d'où l'on est parti. Il y a bien une manière d'échapper à ce dilemme; c'est de dire que le sujet est généralement parlant ce qui sent, ce qui pense. On est alors avec Descartes ou avec Spinoza, suivant qu'on généralise plus ou moins. M. D. serait plutôt avec ce der

nier, car il ne voit « qu'un phénomène dans la personnalité » ; mais son idée n'est pas si nette, et c'est la continuité d'une force vague indéfiniment transformable qui fournit à son imagination le sujet dont elle a besoin :

« Nous sommes toujours obligés de supposer au fond de la conscience un principe continu quelconque qui donne l'unité à l'ensemble de sensations particulières dont elle se compose... Comment une force pourrait-elle percevoir, sentir une autre force, avoir la "conscience d'être changée ? Comment serait possible la comparaison qui est la condition de tout acte de jugement, de mémoire et d'intelligence? Ce principe de continuité, quel qu'il soit, quelques vues que l'on ait sur sa nature, ce principe est Dieu... Pour le panthéiste, les derniers faits irréductitibles ne sont que des forces, des mouvements, des phénomènes, des modes qui n'excluent en aucune manière l'existence d'un être universel, sujet ou lien de tous les changements (p. 95). »

Nous avons beau chercher une hypothèse claire et nette dans ces explications, nous ne parvenons à y saisir rien de plus que l'affirmation de la solidarité absolue de toutes choses. Quant au continu qui fait qu'une force se sent et sent une autre force, et au sujet qui lie tous les changements, ils ne représentent jamais pour nous que cette même affirmation, savoir que tous les changements sont liés et que toutes les forces ne sont ainsi qu'une force. Ce panthéisme confus nous oppose l'impossibilité d'expliquer la communication entre choses différentes; nous lui répondrons par l'impossibilité d'expliquer les différences au sein d'une chose identique. Le problème n'est que retourné.

Il nous restera à parler des théories spéciales de M. D. Elles méritent l'attention des philosophes, toute métaphysique à part.

THE FORTNIGTLY REVIEW

dited by John Morley (London, Chapman and Hall, 193, Piccadilly).

SOMMAIRE DU NUMÉRO DE JUIN 1875

Qu'aurions-nous pu faire pour la France ou pour la Belgique? - L'Univers nvisible par le professeur Clifford; - Les émigrants indiens à l'île Maurice, par E.-L. Stanley; Ordre et progrès, par Leslie Stephen; - Le système d'examen aux Universités, par A.-H. Sayce: -- Quelques sophismes populaires sur la viviL'Évangile de Marcion, par W. Sanday ; — Un section, par Lewis Carroll; jour à Sedan, par Morley.

Le rédacteur-gérant: F. PILION.

PARIS. — IMPRIMERIE DE E. MARTINET, RUE MIGNON, 2

LA CRITIQUE PHILOSOPHIQUE

POLITIQUE, SCIENTIFIQUE, LITTÉRAIRE

QU'EST-CE QUE LE SPIRITUALISME?

Le matérialisme et le panthéisme sous leurs formes diverses, vitalistes ou mécanistes, sont des doctrines à peu près aussi anciennes que la philosophie il n'en est pas de même du spiritualisme qui est un produit de pensée raffinée et artificielle. Si le spiritualisme n'était simplement qu'une méthode opposée aux systèmes qui prétendent expliquer le supérieur par l'inférieur et l'en déduire; une revendication rationnelle du droit d'envisager, dans le monde, des causes de nature. intellective, et des fins, des destinées pour les êtres personnels; une analyse des notions ou idées qu'on ne peut ramener aux principes appelés matériels, ou plutôt que ces principes mêmes supposent, le spiritualisme ne serait pas une hypothèse et un dogme, mais bien une philosophie critique et, selon nous, la vraie philosophie. Le pythagorisme, le platonisme et l'aristotélisme ont été en grande partie cela parmi les doctrines grecques-sans vouloir nier les mérites éminents de quelques autres de la même nation; mais ces trois écoles ont à d'autres égards introduit de fâcheuses habitudes dans l'entendement humain.

Le besoin que l'imagination éprouve de placer sous les phénomènes de tout genre, intellectuels aussi bien que sensibles, des substances qui les portent, a fait prendre à des entités ou abstractions la place des êtres réels, quand il s'est agi de pénétrer jusqu'aux principes de ces derniers. et à leurs conditions de permanence. Dans la haute antiquité, puis et pendant longtemps dans les séries de la pensée religieuse, on a donné pour sujets, supports ou substances aux phénomènes de l'entendement et de la personnalité des âmes matérielles, en d'autres termes des corps subtils de composition plus ou moins indissoluble. On ne sortait point. ainsi des analogies de la nature. Mais il vint un moment ou l'on changea ces âmes réelles en esprits purs. On supposa qu'il existait des essences indépendantes de tout support corporel et dont la propriété n'était que de penser. La logique devait conduire, encore plus tard, à revendiquer pour ces essences détachées le privilége de la sensibilité. De même que la spéculation spiritualiste raffina au point de vouloir que les esprits purs possédassent les attributs des êtres vivants et pensants et ne fus

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