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Il monte sur sa bête; et la chanson le dit.
Beau trio de baudets! Le meunier repartit:
Je suis âne, il est vrai, j'en conviens, je l'avoue;
Mais que dorénavant on me blâme, on me loue,
Qu'on dise quelque chose, ou qu'on ne dise rien,
J'en veux faire à ma tête. Il le fit, et fit bien.

Quant à vous, suivez Mars, ou l'Amour, ou le prince;
Allez, venez, courez; demeurez en province;
Prenez femme, abbaye, emploi, gouvernement:

Les gens en parleront, n'en doutez nullement.

LA FONTAINE.

SCÈNE DE L'OBSTACLE IMPRÉVU.

COMÉDIE DE DESTOUCHES.

PASQUIN, CRISPIN.

Pasq. (à lui-même.) Allons, Pasquin, du courage. Voici occasion de venger ton honneur.

Crisp. (à lui-même.) Allons, Crispin. Te voilà en présence, il faut bourrer ton homme.

(Ils enfoncent tous deux leur chapeau, et se regardent fièrement. Crispin met des gants de buffle, Pasquin en met aussi.) Pasq. Voilà un drôle qui me paraît vigoureux.

Crisp. Voilà un pendard qui fait bonne contenance.

Pasq. Courage. (haut.) N'est-ce pas là cet homme qui est amoureux de Nérine?

Crisp. Allons, mon enfant, de la vigueur. (haut.) N'estce pas là ce maroufle qui m'a soufflé Nérine?

Pasq. C'est lui-même, et je ne l'ai pas assommé !
Crisp. C'est lui, et je le laisse vivre!

Pasq. Allons, je vais l'expédier.

Crisp. Je veux vaincre où mourir.

Pasq. (à part.) Commençons par l'insulter; il faut que tout se fasse dans les formes. (haut.) Voilà un visage que je suis bien las de voir.

Crisp. Voilà un faquin qui me fatigue bien la vue. Pasq. (à part.) Cet homme-là n'entend point raillerie. Crisp. (à part.) J'ai bien peur qu'il ne me fasse bonne résistance.

Pasq. (mettant la main sur la garde de son épée.) Voyons s'il a du courage.

Crisp. (faisant de même.) Tâtons un peu sa vigueur.
Pasq. (haut.) Avance.

Crisp. (haut.) Avance toi-même.

Pasq. Je t'attends.

Crisp. Et moi aussi.

Pasq. C'est à toi à m'attaquer.
Crisp. Non, c'est à toi.

(Ils font mine de tirer l'épée, et s'écartent pour dire ce qui suit.)

Pasq. Crois-moi, mon enfant, retire-toi.

Crisp. Retire-toi, toi-même.

Pasq. Je ne te ferai point de quartier.

Crisp. Je vais te mettre sur le carreau.

Pasq. Toi! Tu n'es qu'un bélître.

Crisp. Tu n'es qu'un misérable.

Pasq. Un lâche.

Crisp. Un poltron.

Pasq. (lui donnant un soufflet.) Moi, poltron ?
Crisp. (le lui rendant.) Moi, lâche ?

(Ils mettent l'épée à la main, et se repoussent en reculant.) Pasq. Vous reculez.

Crisp. Et vous aussi.

Pasq. C'est pour gagner du terrain.

Crisp. Et moi, pour mieux sauter.

(Ils s'avancent, et se regardent tous deux en tremblant.)

Pasq. Je tremble pour ta vie.

Crisp. Et moi pour la tienne.

Pasq. (à part.) S'il pouvait s'enfuir!

Crisp. (à part.) Si la peur le pouvait prendre!

Pasq. (à part.) Ma valeur commence à me quitter.
Crisp. (regardant de tous côtés.) Ne viendra-t-il personne

pour nous séparer.

Pasq. Il faut faire du bruit.

Crisp. Je vais crier comme un enragé.

Crispin et Pasquin. (se poussant des bottes de loin.) Point e quartier. Tue, tue.

Pasq. (à part.) Il ne vient pas une âme.

Crisp. (à part.) Ils nous laisseront égorger. (haut.) Puisqu'on ne vient pas nous séparer, je suis d'avis que nous finissions le combat.

Pasq. (haut.) Vous avez raison; nous avons fait notre devoir.

Crisp. Je vous en réponds.

Pasq. Je vous ai donné un soufflet, vous me l'avez rendu chaudement.

Crisp. Nous avons mis l'épée à la main en braves gens.
Pasq. Nous nous sommes battus comme des enragés.
Crisp. La valeur ne peut pas aller plus loin.

Pasq. Voilà tout ce qui s'y peut faire.

pourtant, nous recommencerons.

Si vous voulez,

Crisp. Non, nous sommes d'égale force: nous nous battrions deux heures que nous ne nous tuerions pas. Voilà assez de sang répandu.

Pasq. Allons nous faire panser.

Crisp. Allons plutôt boire, nous en avons besoin; la valeur altère furieusement. C'est la coutume des braves gens de boire ensemble après qu'ils se sont mesurés.

Pasq. Vous avez raison; allons, César.
Crisp. Marchons, Pompée.

L'ÎLE DE SAINT-PIERRE.
PAR JEAN-JACques Rousseau.

[JEAN-JACQUES ROUSSEAU, le plus éloquent écrivain du 18e siècle, naquit à Genève en 1712, et mourut à Ermenonville près de Paris en 1788. Il était fils d'un horloger. Dès sa jeunesse il montra un amour ardent pour la liberté, amour qu'il nourrit par la lecture de Tacite et de Plutarque. Son style est d'une rare perfection. Il réunit tous les mérites d'un prosateur parfait. Il a la plus grande clarté et son expression est simple, énergique et parfaitement ajustée à la matière. On sait que J.-J. ROUSSEAU travaillait avec lenteur, et corrigeait beaucoup ses écrits.]

De toutes les habitations où j'ai demeuré (et j'en ai eu de charmantes), aucune ne m'a rendu si véritablement heureux, et ne m'a laissé de si tendres regrets, que l'île de Saint-Pierre au milieu du lac de Bienne. Cette petite île, qu'on appelle à Neufchâtel l'île de la Motte, est bien peu connue même en Suisse. Aucun voyageur, que je sache, n'en fait mention. Cependant elle est très agréable et singulièrement située pour le bonheur d'un homme qui aime à se circonscrire; car quoique je sois peut-être le seul au monde à qui sa destinée en ait fait une loi, je ne puis croire être le seul qui ait un goût si naturel, quoique je ne l'ai trouvé jusqu'ici chez nul autre.

Les rives du lac de Bienne sont plus sauvages et plus ro mantiques que celles du lac de Genève, parce que les rochers et les bois y bordent l'eau de plus près; mais elles ne sont

pas moins riantes. S'il y a moins de culture, de champs e de vignes, moins de villes et de maisons, il y a aussi plus de verdure naturelle, plus de prairies, d'asiles ombragés de bocages, de contrastes plus fréquents, et des accidents* plus rapprochés. Comme il n'y a pas sur ces heureux bords de grandes routes commodes pour les voitures, le pays est peu fréquenté par les voyageurs; mais il est intéressant pour les contemplatifs solitaires qui aiment à s'enivrer à loisir des charmes de la nature, et à se recueillir dans un silence que ne trouble aucun autre bruit que le cri des aigles, le ramage entrecoupé de quelques oiseaux, et le roulement des torrents qui tombent de la montagne. Ce beau bassin d'une forme presque ronde enferme dans son milieu deux petites îles ; l'une habitée et cultivée, d'environ une demi-lieue de tour; l'autre plus petite, déserte et en friche, et qui sera détruite à la fin par les transports de la terre qu'on en ôte sans cesse pour réparer les dégâts que les vagues et les orages font à la grande. C'est ainsi que la substance du faible est toujours employée au profit du puissant.

Il n'y a dans l'île qu'une seule maison, mais grande, agréable et commode, qui appartient à l'hôpital de Berne ainsi que l'île, et où loge un receveur avec sa famille et ses domestiques. Il y entretient une nombreuse basse-cour, une volière, et des réservoirs pour le poisson. L'île dans sa petitesse est tellement variée dans ses terrains et ses aspects, qu'elle offre toutes sortes de sites et souffre toutes sortes de cultures. On y trouve des champs, des vignes, des bois, des vergers, de gras pâturages ombragés de bosquets, et bordés d'arbrisseaux de toute espèce dont le bord des eaux entretient la fraîcheur; une haute terrasse, plantée de deux rangs d'arbres, borde l'île dans sa longueur, et dans le milieu de cette terrasse on a bâti un joli salon où les habitants des rives voisines se rassemblent, et viennent danser les dimanches durant les vendanges.

C'est dans cette ile que je me réfugiai après la lapidation de Motiers. J'en trouvai le séjour si charmant, j'y menais une vie si convenable à mon humeur, que, résolu d'y finir mes

* Élévations ou abaissements de terrain.

+ Le procureur-général Tronchin écrivit contre les habitants de Genève une brochure intitulée: les lettres écrites de la campagne. Poussé par ses concitoyens, Rousseau réfuta et parodia ces lettres par les lettres écrites de la montagne. Au sujet de cet écrit la populace de Motiers insulta Rousseau à plusieurs reprises, et porta ces excès au point que sa vie se trouva en danger. Pour se soustraire à ces insultes, il quitta Motiers et alla se fixer à l'île de St. Pierre.

jours, je n'avais d'autre inquiétude, sinon qu'on ne me laissât pas exécuter ce projet, qui ne s'accordait pas avec celui de m'entraîner en Angleterre, dont je sentais déjà les premiers effets. Dans les pressentiments qui m'inquiétaient, j'aurais voulu qu'on m'eût fait de cet asile une prison perpétuelle, qu'on m'y eût confiné pour toute ma vie, et qu'en m'ôtant toute puissance et tout espoir d'en sortir, on m'eût interdit toute espèce de communication avec la terre ferme, de sorte qu'ignorant tout ce qui se faisait dans le monde, j'en eusse oublié l'existence, et qu'on y eût oublié la mienne aussi.

On ne m'a laissé passer guère que deux mois dans cette fle; mais j'y aurais passé deux ans, deux siècles, et toute l'éternité sans m'y ennuyer un moment, quoique je n'y eusse avec ma compagne d'autre société que celle du receveur, de sa femme, et de ses domestiques, qui tous étaient à la vérité de très bonnes gens, et rien de plus; mais c'était précisément ce qu'il me fallait. Je compte ces deux mois pour le temps le plus heureux de ma vie, et tellement heureux qu'il m'eût suffi durant toute mon existence, sans laisser naître un seul instant dans mon âme le désir d'un autre état.

Quel était donc ce bonheur, et en quoi consistait sa jouissance ? Je le donnerais à deviner à tous les hommes de ce siècle sur la description de la vie que j'y menais. Le précieux far niente fut la première et la principale de ces jouissances que je voulus savourer dans toute sa douceur; et tout. ce que je fis durant mon séjour, ne fut en effet que l'occupa tion délicieuse et nécessaire d'un homme qui s'est dévoué à l'oisiveté.

L'espoir qu'on ne demanderait pas mieux que de me laisser dans ce séjour isolé où je m'étais enlacé de moi-même, d'où il m'était impossible de sortir sans assistance et sans être bier aperçu, et où je ne pouvais avoir ni communication, ni correspondance que par le concours des gens qui m'entouraient, cet espoir, dis-je, me donnait celui d'y finir mes jours plus tranquillement que je ne les avais passés ; et l'idée que j'aurais le temps de m'y arranger tout à loisir fit que je commençais par n'y faire aucun arrangement. Transporté là brusquement seul et nu, j'y fis venir successivement ma gou. vernante,* mes livres, et mon petit équipage, dont j'eus le

* Thérèse Levasseur, qu'il épousa ensuite, pour lui témoigner sa reconnaissance des services qu'elle lui avait rendus. Gouvernante se dit plus ordinairement d'une femme à laquelle on confie l'éducation d'un ou de plusieurs enfants, mais il se dit encore d'une femme qui a soin du ménage d'un homme veuf ou d'un célibataire.

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