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lieu, j'y serais des premiers avec ma troupe. Si quelques mariages, plus bénis du ciel que ceux des villes, se faisaient à mon voisinage, on saurait que j'aime la joie, et j'y serais invité. Je porterais à ces bonnes gens quelques dons simples comme eux, qui contribueraient à la fête, et j'y trouverais en échange des biens d'un prix inestimable, des biens si peu connus de mes égaux, la franchise et le vrai plaisir. Je souperais gaiement au bout de leur longue table, j'y ferais chorus au refrain d'une vieille chanson rustique, et je danserais dans leur grange, de meilleur cœur qu'au bal de l'Opéra.

J.-J. ROUSSEAU.

ÉPITRE A M. DE LAMOIGNON.

Oui, Lamoignon,* je fuis les chagrins de la ville,
Et contre eux la campagne est mon unique asile.
Du lieu qui m'y retient veux-tu voir le tableau ?
C'est un petit village, ou plutôt un hameau,
Bâti sur le penchant d'un long rang de collines,
D'où l'œil s'égare au loin dans les plaines voisines.
La Seine, au pied des monts que son flot vient laver,
Voit du sein de ses eaux vingt iles s'élever,
Qui, partageant son cours en diverses manières,
D'une rivière seule y forment vingt rivières.
Tous ses bords sont couverts de saules non plantés,
Et de noyers souvent du passant insultés.
Le village au-dessus forme un amphithéâtre :
L'habitant ne connaît ni la chaux ni le plâtre ;
Et dans le roc, qui cède et se coupe aisément,
Chacun sait de sa main creuser son logement.
La maison du seigneur, seule un peu plus ornée,
Se présente au dehors de murs environnée.
Le soleil en naissant la regarde d'abord,
Et le mont la défend des outrages du nord.

C'est là, cher Lamoignon, que mon esprit tranquille
Met à profit les jours que la Parque me file.
Ici dans un vallon bornant tous mes désirs,
J'achète à peu de frais de solides plaisirs ;

* Avocat général en 1674, depuis président à mortier, mort en 1709. Mortier signifie ici une sorte de bonnet rond de velours que portent les Présidents.

Tantôt, un livre en main, errant dans les prairies,
J'occupe ma raison d'utiles rêveries:

Tantôt, cherchant la fin d'un vers que je construi,
Je trouve au coin d'un bois le mot qui m'avait fui:
Quelquefois, aux appas d'un hameçon perfide,
J'amorce, en badinant, le poisson trop avide;
Ou d'un plomb qui suit l'œil, et part avec l'éclair,
Je vais faire la guerre aux habitants de l'air.
Une table au retour, propre et non magnifique,
Nous présente un repas agréable et rustique:
Là, sans s'assujettir aux dogmes du Broussain,

Tout ce qu'on boit est bon, tout ce qu'on mange est sain;
La maison le fournit, la fermière l'ordonne,
Et mieux que Bergerat* l'appétit l'assaisonne.
O fortuné séjour! ô champs aimés des cieux!
Que, pour jamais foulant vos prés délicieux,
Ne puis-je ici fixer ma course vagabonde,
Et connu de vous seuls oublier tout le monde !

Qu'heureux est le mortel qui, du monde ignoré,
Vit content de soi-même en un coin retiré ;
Que l'amour de ce rien, qu'on nomme renommé,
N'a jamais enivré d'une vaine fumée ;
Qui de sa liberté forme tout son plaisir,

Et ne rend qu'à lui seul compte de son loisir !
Il n'a point à souffrir d'affronts ni d'injustices,
Et du peuple inconstant il brave les caprices.

Ne demande donc plus par quelle humeur sauvage
Tout l'été, loin de toi, demeurant au village,
J'y passe obstinément les ardeurs du lion,
Et montre pour Paris si peu de passion.

C'est à toi, Lamoignon, que le rang, la naissance,
Le mérite éclatant, et la haute éloquence,
Appellent dans Paris aux sublimes emplois,
Qu'il sied bien d'y veiller pour le maintien des lois.
Tu dois là tous tes soins au bien de ta patrie :
Tu ne t'en peux bannir que l'orphelin ne crie;
Que l'oppresseur ne montre un front audacieux :
Et Thémis pour voir clair a besoin de tes yeux.
Mais pour moi, de Paris, citoyen inhabile,
Qui ne lui puis fournir qu'un rêveur inutile,
Il me faut du repos, des prés et des forêts.
Laisse-moi donc ici, sous leurs ombrages frais,

*Fameux traiteur de ce temps.

Attendre que septembre ait ramené l'automne,
Et que Cérès contente ait fait place à Pomone.
Quand Bacchus comblera de ses nouveaux bienfaits
Le vendangeur ravi de ployer sous le faix,
Aussitôt ton ami, redoutant moins la ville,
T'ira joindre à Paris, pour s'enfuir à Bâville.*
Là, dans le seul loisir que Thémis t'a laissé
Tu me verras souvent, à te suivre empressé,
Pour monter à cheval rappelant mon audace,
Apprenti cavalier galoper sur ta trace.
Tantôt sur l'herbe assis, au pied de ces coteaux
Où Polycrènet épand ses libérales eaux,
Lamoignon, nous irons, libres d'inquiétude,
Discourir des vertus dont tu fais ton étude;
Chercher quels sont les biens véritables ou faux ;
Si l'honnête homme en soi doit souffrir des défauts,
Quel chemin le plus droit à la gloire nous guide,
Ou la vaste science, ou la vertu solide.

C'est ainsi que chez toi tu sauras m'attacher,
Heureux si les fâcheux, prompts à nous y chercher,
N'y viennent point semer l'ennuyeuse tristesse !

BOILEAU DESPRÉAUX.-Né en 1636; mort en 1711.

SCÈNE DRAMATIQUE.

LE COMTE D'ERMONT, lieutenant-général; MADAME THOMAS, maîtresse d'auberge; M. HACHIS, cuisinier.

(La scène représente une chambre d'auberge de campagne.)

Mad. Thom. (entrant la première, et fermant la fenêtre.) Monsieur le comte, voilà votre chambre.

Le comte. Elle n'a pas trop bonne mine; mais une nuit est bientôt passée.

Mad. Thom. Monsieur, c'est la meilleure de la maison personne n'a encore couché dans ce lit-là depuis que les matelas ont été rebattus.

Le comte. Voulez-vous bien mettre cela quelque part. (Il lui donne son chapeau, son épée et sa canne, et il s'assied.)

* Maison de campagne de M. de Lamoignon.

+ Fontaine, à une demi-lieue de Bâville, ainsi nommée par le premier président de Lamoignon.

Ah ça, madame Thomas, qu'est-ce que vous me donnerez à souper ?

Mad. Thom. Tout ce que vous voudrez, monsieur le

comte.

Le comte. Mais encore?

Mad. Thom. Vous n'avez qu'à dire.

Le comte. Qu'est-ce que vous avez?

Mad. Thom. Je ne sais pas bien; mais si vous voulez, je m'en vais faire monter monsieur l'écuyer.

Le comte. Ah! oui, je serai fort aise de causer avec monsieur l'écuyer.

Mad. Thom. (criant.) Marianne, dites à monsieur l'écuyer de monter.

Le comte. Avez-vous bien du monde, dans ce temps-ci, madame Thomas?

Mad. Thom. Monsieur, pas beaucoup depuis qu'on a fait passer la grande route par....chose..

Le comte. Je passerai toujours par ici, moi; je suis bien aise de vous voir, madame Thomas.

Mad. Thom. Ah, monsieur, je suis bien votre servante, et vous avez bien de la bonté.

Le comte. Il y a longtemps que nous nous connaissons.
Mad. Thom. Monsieur m'a vue bien petite.

Le comte. Et vous m'avez toujours vu grand, vous. C'est bien différent.

(M. HACHIS entre.)

Mad. Thom. Tenez, monsieur l'écuyer, parlez à mon. sieur le comte.

Le comte. Ah! monsieur l'écuyer, qu'est-ce que vous me donnerez à manger?

M. Hach. Monsieur, dans ce temps-ci nous n'avons pas de grandes provisions.

Le comte. Mais qu'est-ce que vous avez?

M. Hach. Qu'est-ce que monsieur le comte aime ?

Le comte. Je ne suis pas difficile; mais je veux bien souper: voyons.

M. Hach. Si monsieur le comte avait aimé le veau.
Le comte. Oui, pourquoi pas ?

M. Hach. Ce matin, nous avions une noix de veau excellente.

Le comte. Hé bien, donnez-la moi.

M. Hach. Oui, mais il y a deux messieurs qui l'ont mangée. Cela ne fait rien, on donnera autre chose à monsieur le comte.

Le comte. Mais quoi ?

M. Hach. Madame Thomas, si nous avions cette outarde

de l'autre jour. . . .

Le comte. Est-ce qu'il y en a dans ce pays-ci?
Mad. Thom. Oui, monsieur, quelquefois.

Le comte. Et vous ne pourriez pas en avoir une ?
M. Hach. Oh! non.

Le comte. Pourquoi dit-il que vous en aviez une l'autre jour ?

Mad. Thom. Ce n'est pas nous, ce sont des voyageurs qui passent par ici, et qui nous en font voir, quand ils en ont; et quand il dit l'autre jour, il y a plus de six mois.

M. Hach. Six mois! il n'y en a pas trois.

Mad. Thom. Je dis qu'il y en a six, puisque c'était le jour du mariage de monsieur le Bailli.

M. Hach. Vous croyez ?

Mad. Thom. J'en suis sûre.

Le comte. Oui, mais avec tout cela, je meurs de faim, et je ne sais pas encore ce que j'aurai à souper.

Mad. Thom. Il n'y a qu'à commencer par faire une fricassée de poulets.

M. Hach. Oui, cela se peut faire, et cela n'est pas long. Le comte. Hé bien, allez donc toujours. Nous verrons après.

M. Hach. Allons, allons. (Il s'en va et revient.) Je songe une chose nous n'en avons pas de poulet; nous n'avons que ceux qui sont éclos ce matin, et ils sont trop petits.

Mad. Thom. Hé bien, nous donnerons autre chose à monsieur.

Le comte. Mais dépêchez-vous.

Mad. Thom. Il n'y a qu'à faire une compote de pigeons. M. Hach. Vous savez bien que depuis qu'on a jeté un sort sur le colombier, il n'y en revient plus.

Mad Thom. C'est vrai, je n'y pensais pas.

Le comte. Mais donnez-moi de la viande de boucherie, et finissons.

Mad. Thom. Monsieur l'écuyer n'est pas long, il est ac

• coutumé à servir promptement.

Le comte. Donnez-moi des côtelettes.

M. Hach. On a mangé les dernières à dîner.

Le comte. N'y a-t-il pas ici un boucher?

Mad. Thom. Oui, monsieur; mais c'est aujourd'hui jeudi,

il ne tuera que demain.

Le comte. Quoi, je ne pourrai donc rien avoir ?

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