lieu, j'y serais des premiers avec ma troupe. Si quelques mariages, plus bénis du ciel que ceux des villes, se faisaient à mon voisinage, on saurait que j'aime la joie, et j'y serais invité. Je porterais à ces bonnes gens quelques dons simples comme eux, qui contribueraient à la fête, et j'y trouverais en échange des biens d'un prix inestimable, des biens si peu connus de mes égaux, la franchise et le vrai plaisir. Je souperais gaiement au bout de leur longue table, j'y ferais chorus au refrain d'une vieille chanson rustique, et je danserais dans leur grange, de meilleur cœur qu'au bal de l'Opéra. J.-J. ROUSSEAU. ÉPITRE A M. DE LAMOIGNON. Oui, Lamoignon,* je fuis les chagrins de la ville, C'est là, cher Lamoignon, que mon esprit tranquille * Avocat général en 1674, depuis président à mortier, mort en 1709. Mortier signifie ici une sorte de bonnet rond de velours que portent les Présidents. Tantôt, un livre en main, errant dans les prairies, Tantôt, cherchant la fin d'un vers que je construi, Tout ce qu'on boit est bon, tout ce qu'on mange est sain; Qu'heureux est le mortel qui, du monde ignoré, Et ne rend qu'à lui seul compte de son loisir ! Ne demande donc plus par quelle humeur sauvage C'est à toi, Lamoignon, que le rang, la naissance, *Fameux traiteur de ce temps. Attendre que septembre ait ramené l'automne, C'est ainsi que chez toi tu sauras m'attacher, BOILEAU DESPRÉAUX.-Né en 1636; mort en 1711. SCÈNE DRAMATIQUE. LE COMTE D'ERMONT, lieutenant-général; MADAME THOMAS, maîtresse d'auberge; M. HACHIS, cuisinier. (La scène représente une chambre d'auberge de campagne.) Mad. Thom. (entrant la première, et fermant la fenêtre.) Monsieur le comte, voilà votre chambre. Le comte. Elle n'a pas trop bonne mine; mais une nuit est bientôt passée. Mad. Thom. Monsieur, c'est la meilleure de la maison personne n'a encore couché dans ce lit-là depuis que les matelas ont été rebattus. Le comte. Voulez-vous bien mettre cela quelque part. (Il lui donne son chapeau, son épée et sa canne, et il s'assied.) * Maison de campagne de M. de Lamoignon. + Fontaine, à une demi-lieue de Bâville, ainsi nommée par le premier président de Lamoignon. Ah ça, madame Thomas, qu'est-ce que vous me donnerez à souper ? Mad. Thom. Tout ce que vous voudrez, monsieur le comte. Le comte. Mais encore? Mad. Thom. Vous n'avez qu'à dire. Le comte. Qu'est-ce que vous avez? Mad. Thom. Je ne sais pas bien; mais si vous voulez, je m'en vais faire monter monsieur l'écuyer. Le comte. Ah! oui, je serai fort aise de causer avec monsieur l'écuyer. Mad. Thom. (criant.) Marianne, dites à monsieur l'écuyer de monter. Le comte. Avez-vous bien du monde, dans ce temps-ci, madame Thomas? Mad. Thom. Monsieur, pas beaucoup depuis qu'on a fait passer la grande route par....chose.. Le comte. Je passerai toujours par ici, moi; je suis bien aise de vous voir, madame Thomas. Mad. Thom. Ah, monsieur, je suis bien votre servante, et vous avez bien de la bonté. Le comte. Il y a longtemps que nous nous connaissons. Le comte. Et vous m'avez toujours vu grand, vous. C'est bien différent. (M. HACHIS entre.) Mad. Thom. Tenez, monsieur l'écuyer, parlez à mon. sieur le comte. Le comte. Ah! monsieur l'écuyer, qu'est-ce que vous me donnerez à manger? M. Hach. Monsieur, dans ce temps-ci nous n'avons pas de grandes provisions. Le comte. Mais qu'est-ce que vous avez? M. Hach. Qu'est-ce que monsieur le comte aime ? Le comte. Je ne suis pas difficile; mais je veux bien souper: voyons. M. Hach. Si monsieur le comte avait aimé le veau. M. Hach. Ce matin, nous avions une noix de veau excellente. Le comte. Hé bien, donnez-la moi. M. Hach. Oui, mais il y a deux messieurs qui l'ont mangée. Cela ne fait rien, on donnera autre chose à monsieur le comte. Le comte. Mais quoi ? M. Hach. Madame Thomas, si nous avions cette outarde de l'autre jour. . . . Le comte. Est-ce qu'il y en a dans ce pays-ci? Le comte. Et vous ne pourriez pas en avoir une ? Le comte. Pourquoi dit-il que vous en aviez une l'autre jour ? Mad. Thom. Ce n'est pas nous, ce sont des voyageurs qui passent par ici, et qui nous en font voir, quand ils en ont; et quand il dit l'autre jour, il y a plus de six mois. M. Hach. Six mois! il n'y en a pas trois. Mad. Thom. Je dis qu'il y en a six, puisque c'était le jour du mariage de monsieur le Bailli. M. Hach. Vous croyez ? Mad. Thom. J'en suis sûre. Le comte. Oui, mais avec tout cela, je meurs de faim, et je ne sais pas encore ce que j'aurai à souper. Mad. Thom. Il n'y a qu'à commencer par faire une fricassée de poulets. M. Hach. Oui, cela se peut faire, et cela n'est pas long. Le comte. Hé bien, allez donc toujours. Nous verrons après. M. Hach. Allons, allons. (Il s'en va et revient.) Je songe une chose nous n'en avons pas de poulet; nous n'avons que ceux qui sont éclos ce matin, et ils sont trop petits. Mad. Thom. Hé bien, nous donnerons autre chose à monsieur. Le comte. Mais dépêchez-vous. Mad. Thom. Il n'y a qu'à faire une compote de pigeons. M. Hach. Vous savez bien que depuis qu'on a jeté un sort sur le colombier, il n'y en revient plus. Mad Thom. C'est vrai, je n'y pensais pas. Le comte. Mais donnez-moi de la viande de boucherie, et finissons. Mad. Thom. Monsieur l'écuyer n'est pas long, il est ac • coutumé à servir promptement. Le comte. Donnez-moi des côtelettes. M. Hach. On a mangé les dernières à dîner. Le comte. N'y a-t-il pas ici un boucher? Mad. Thom. Oui, monsieur; mais c'est aujourd'hui jeudi, il ne tuera que demain. Le comte. Quoi, je ne pourrai donc rien avoir ? |