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LE PRINCE JALOUX,

COMÉDIE HÉROÏQUE EN CINQ ACTES.

1661.

NOTICE.

Après l'éclatant succès des Précieuses, et le succès de fou rire qu'avait obtenu Sganarelle, les adversaires de Molière, forcés de reconnaître sa supériorité, comme auteur comique, lui reprochèrent de ne pas savoir travailler dans le genre sérieux. « On appelait ainsi, dit la Harpe, un mélange de conversation et d'aventures de roman que la galanterie espagnole avait mis à la mode. » En d'autres termes, ce genre sérieux n'était qu'un genre bâtard, qui n'offrait ni la gaieté de la comédie, ni les émotions du drame. L'essai tenté, dans cette voie nouvelle, par Molière, qui peut-être s'était piqué d'amour-propre et voulait montrer la souplesse de son talent, cet essai, disons-nous, ne fut point heureux. Don Garcie, joué le 4 février 1661, sur le théâtre du PalaisRoyal, fut très-froidement accueilli. Molière en cette circonstance eut même un double échec. S'étant chargé du principal rôle, celui du prince jaloux, il ne déploya point, comme acteur, son talent habituel, et se vit contraint de céder ce rôle à un autre. Du reste, après un très-petit nombre de représentations, il eut le bon esprit de retirer la pièce ; et il ne voulut même pas essayer si la lecture lui serait plus favorable, car cette pièce ne fut imprimée qu'après sa mort.

Don Garcie est la contre-partie de Sganarelle. Molière voulu dramatiser la jalousie chez un prince espagnol, après l'avoir ri diculisée chez un bourgeois de Paris. Mais en méconnaissant le précepte de la Fontaine, Ne forçons point notre talent, il ne pro duisit qu'une pièce froide et languissante, malgré le charme du

caractère d'Elvire, et la supériorité avec laquelle sont tracées certaines parties du rôle de don Garcie. Après le naufrage de cette comédie héroïque, Molière en sauva quelques épaves, en transportant les vers les plus heureux dans Amphitryon, dans les Femmes savantes, et principalement dans le Misanthrope. · Don Garcie est imité d'une comédie italienne de Cicognini, Il Principe geloso, et d'une comédie héroïque espagnole, Don Garcia de Navarra.

PERSONNAGES.

DON GARCIE, prince de Navarre, amant de done Elvire'.
DONE ELVIRE, princesse de Léon '.

DON ALPHONSE, prince de Léon, cru prince de Castille, sous le nom
de don Sylve'.

DONE IGNÈS, comtesse, amante de don Sylve, aimée par Mauregat, usurpateur de l'État de Leon.

ÉLISE, confidente de done Elvire⚫.

DON ALVAR, confident de don Garcie, amant d'Élise.

DON LOPE, autre confident de don Garcie, amant d'Élise.

DON PÈDRE, écuyer d'Ignès.

UN PAGE de done Elvire.

La scène est dans Astorgue, ville d'Espagne, dans le royaume de Léon.

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Non, ce n'est point un choix qui, pour ces deux amants,

Sut régler de mon cœur les secrets sentiments;

Et le prince n'a point, dans tout ce qu'il peut être,
Ce qui fit préférer l'amour qu'il fait paroître.
Don Sylve, comme lui, fit briller à mes yeux
Toutes les qualités d'un héros glorieux :
Même éclat de vertus, joint à même naissance,
Me partoit en tous deux pour cette préférence;
Et je serois encore à nommer le vainqueur,

Acteurs de la troupe de Molière : 'MOLIÈRE 'LA GRANGE.—Mademoiselle BÉJART.

2 Mademoiselle DUPARC.

Si le mérite seul prenoit droit sur un cœur;
Mais ces chaînes du ciel qui tombent sur nos ames
Décidèrent en moi le destin de leurs flammes;
Et toute mon estime, égale entre les deux,
Laissa vers don Garcie entraîner tous mes vœux.

ÉLISE.

Cet amour que pour lui votre astre vous inspire
N'a sur vos actions pris que bien peu d'empire,
Puisque nos yeux, madame, ont pu longtemps douter
Qui de ces deux amants vous vouliez mieux traiter.

DONE ELVIRE.

De ces nobles rivaux l'amoureuse poursuite
A de fâcheux combats, Élise, m'a réduite.
Quand je regardois l'un, rien ne me reprochoit
Le tendre mouvement où mon ame penchoit;
Mais je me l'imputois à beaucoup d'injustice,
Quand de l'autre à mes yeux s'offroit le sacrifice :
Et don Sylve, après tout, dans ses soins amoureux,
Me sembloit mériter un destin plus heureux.
Je m'opposois encor ce qu'au sang de Castille
Du feu roi de Léon semble devoir la fille;
Et la longue amitié qui, d'un étroit lien,
Joignit les intérêts de son père et du mien.
Ainsi, plus dans mon ame un autre prenoit place,
Plus de tous ses respects je plaignois la disgrace:
Ma pitié, complaisante à ses brûlants soupirs,
D'un dehors favorable amusoit ses desirs,
Et vouloit réparer, par ce foible avantage,

Ce qu'au fond de mon cœur je lui faisois d'outrage.

ÉLISE.

Mais son premier amour, que vous avez appris,
Doit de cette contrainte affranchir vos esprits;
Et, puisque avant ces soins, où pour vous il s'engage,
Done Ignès de son cœur avoit reçu l'hommage,
Et que, par des liens aussi fermes que doux,
L'amitié vous unit, cette comtesse et vous,
Son secret révélé vous est une matière
A donner à vos vœux liberté tout entière;
Et vous pouvez sans crainte, à cet amant confus,
D'un devoir d'amitié couvrir tous vos refus.

DONE ELVIRE.

Il est vrai que j'ai lieu de chérir la nouvelle
Qui m'apprit que don Sylve étoit un infidèle,
Puisque par ses ardeurs mon cœur tyrannisé
Contre elles à présent se voit autorisé;

Qu'il en peut justement combattre les hommages,
Et, sans scrupule, ailleurs donner tous ses suffrages.
Mais enfin quelle joie en peut prendre ce cœur,
Si d'une autre contrainte il souffre la rigueur:
Si d'un prince jaloux l'éternelle foiblesse
Reçoit indignement les soins de ma tendresse,
Et semble préparer, dans mon juste courroux,
Un éclat à briser tout commerce entre nous?

ÉLISE.

Mais si de votre bouche il n'a point su sa gloire,
Est-ce un crime pour lui que de n'oser la croire ?
Et ce qui d'un rival a pu flatter les feux
L'autorise-t-il pas à douter de vos vœux?

DONE ELVIRE.

Non, non, de cette sombre et lâche jalousie
Rien ne peut excuser l'étrange frénésie;
Et, par mes actions, je l'ai trop informé
Qu'il peut bien se flatter du bonheur d'être aimé.
Sans employer la langue, il est des interprètes
Qui parlent clairement des atteintes secrètes.
Un soupir, un regard, une simple rougeur,
Un silence est assez pour expliquer un cœur.
Tout parle dans l'amour; et, sur cette matière,
Le moindre jour doit être une grande lumière,
Puisque chez notre sexe, où l'honneur est puissant,
On ne montre jamais tout ce que l'on ressent.
J'ai voulu, je l'avoue, ajuster ma conduite,
Et voir d'un œil égal l'un et l'autre mérite :
Mais que contre ses vœux on combat vainement,
Et que la différence est connue aisément
De toutes ces faveurs qu'on fait avec étude,
A celles où du cœur fait pencher l'habitude!
Dans les unes toujours on paroît se forcer;
Mais les autres, hélas! se font sans y penser:
Semblables à ces eaux si pures et si belles,
Qui coulent sans effort des sources naturelles.

Ma pitié pour don Sylve avoit beau l'émouvoir,
J'en trahissois les soins sans m'en apercevoir;
Et mes regards au prince, en un pareil martyre,
En disoient toujours plus que je n'en voulois dire.,
ÉLISE.

Enfin, si les soupçons de cet illustre amant,
Puisque vous le voulez, n'ont point de fondement,
Pour le moins font-ils foi d'une ame bien atteinte,
Et d'autres chériroient ce qui fait votre plainte.
De jaloux mouvements doivent être odieux,

S'ils partent d'un amour qui déplaise à nos yeux:
Mais tout ce qu'un amant nous peut montrer d'alarmes
Doit, lorsque nous l'aimons, avoir pour nous des charmes;
C'est par là que son feu se peut mieux exprimer;
Et, plus il est jaloux, plus nous devons l'aimer.
Ainsi, puisqu'en votre ame un prince magnanime...

DONE ELVIRE.

Ah! ne m'avancez point cette étrange maxime!
Partout la jalousie est un monstre odieux :
Rien n'en peut adoucir les traits injurieux;
Et, plus l'amour est cher qui lui donne naissance,
Plus on doit ressentir les coups de cette offense.
Voir un prince emporté, qui perd à tous moments
Le respect que l'amour inspire aux vrais amants;
Qui, dans les soins jaloux où son ame se noie,
Querelle également mon chagrin et ma joie,
Et dans tous mes regards ne peut rien remarquer
Qu'en faveur d'un rival il ne veuille expliquer1!
Non, non, par ces soupçons je suis trop offensée,
Et sans déguisement je te dis ma pensée.
Le prince don Garcie est cher à mes desirs;
Il peut d'un cœur illustre échauffer les soupirs;
Au milieu de Léon on a vu son courage
Me donner de sa flamme un noble témoignage,
Braver en ma faveur des périls les plus grands,
M'enlever aux desseins de nos lâches tyrans,
Et, dans ces murs forcés, mettre ma destinée
A couvert des horreurs d'un indigne hyménée;

Molière a exprimé la même pensée, mais d'une manière toute nouvelle dans les Fâcheux, acte II, scène IV.

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