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gereuses, pour enlever des succès et faire des recettes. Le drame moderne a été l'une des causes les plus actives de cette décomposition morale à laquelle nous assistons depuis vingt ans, et pour la caractériser on ne peut mieux faire que de rappeler le mot lancé par Tertullien dans son éloquente malédiction contre le théâtre du paganisme : Tragediæ, scelerum et libidinum actrices, cruentæ et lascivæ 1. Depuis, une réaction très-vive s'est opérée contre ces excès. En 1839 on vit reparaître sur les affiches du Théâtre-Français, avec le concours d'une jeune et grande tragédienne, Andromaque, Mithridate, Cinna, Polyeucte, Phèdre; et cette renaissance des chefs-d'œuvre classiques entraîna de nouveau sur les pas des maîtres une foule d'imitateurs, parmi lesquels il ne s'est point encore révélé, jusqu'ici, un seul poëte tragique vraiment digne de ce nom.

Dans la comédie de mœurs et de caractère, les succès vraiment littéraires ont été obtenus, on le sait, par Casimir Delavigne et par M. Scribe. L'École des Vieillards, la Popularité, Bertrand et Raton, le Verre d'eau, les proverbes de M. Alfred de Musset, et la comédie de M. Jules Sandeau : Mademoiselle de la Seiglière, peintures exactes et vives des mœurs de notre temps, se placeront, sans aucun doute, à côté des pièces telles que Turcaret, la Métromanie, le Mėchant, qui forment, au-dessous de Molière, l'héritage durable de notre répertoire. Mais, par malheur, les grandes compositions comiques sont devenues de plus en plus rares, et cela devait arriver, du moment où l'art a été exploité par les écrivains comme une spéculation purement mercantile. On a escompté les succès littéraires contre les succès d'argent, et remplacé les grandes pièces par les pièces de fantaisie, comédies-vaudevilles, vaudevilles, revues, pochades, etc., parce que c'était de ce côté qu'il était le plus facile de réaliser des bénéfices. Dans un espace de dix ans, de 1835 à 1845, les huit cents auteurs qui alimentent nos théâtres ont donné trois mille vingt-deux pièces nouvelles, dont deux mille quatre-vingt-trois vaudevilles et comédies-vau

Les tragedies, aiguillon des crimes et des passions, cruelles et obscènes.

devilles, et ces chiffres parlent assez haut pour n'avoir pas besoin de commentaires. Cette tendance au gaspillage du talent et de l'esprit est d'autant plus regrettable, qu'on a souvent dépensé en pure perte, dans les pièces les plus légères, véritables improvisations que les auteurs eux-mêmes n'estiment qu'au prorata de ce qu'elles rapportent, plus de verve, d'observation fine, de mordante ironie, qu'il n'en cût fallu à des écrivains plus patients et plus soucieux des véritables intérêts de l'art pour produire des œuvres durables, et cependant, malgré cette prodigalité folle et ce mercantilisme éhonté, c'est encore notre répertoire comique qui défraye aujourd'hui les théâtres des peuples civilisés. La plupart de nos vaudevilles et de nos comédies-vaudevilles ont amusé l'Europe après avoir amusé Paris, et ici, comme toujours, nous régnons encore par nos futilités.

VI

Dans la route si longue que nous venons de parcourir, l'art dramatique, on le voit, a traversé chez nous des phases bien diverses. A l'origine, il est, comme chez les Grecs, un enseignement religieux, et le drame embrasse la création tout entière. Exclusivement guidé par la foi qui l'inspire, il marche au hasard à travers l'infini. Quand le mysticisme a replié ses ailes, il redescend sur la terre, et semble même se convertir au paganisme. Il demande ses modèles à l'Italie, et non-seulement à l'Italie de Plaute, de Sénèque et de Térence, mais à l'Italie toujours païenne de Boccace, du Pogge, de Machiavel et de Bibbicna. Dans cette grande époque du scepticisme et de l'érudition, il est érudit et railleur, sans idéal, sans originalité, et toujours effacé par ceux qu'il reproduit et qu'il imite. Au dix-septième siècle i imite encore, mais original et créateur à la fois, il s'ouvre à tous les grands sentiments: il est romain, gree, chrétien, profondément vrai, profondément humain, et c'est là ce qui fait sa grandeur. Transformé, au dixhuitième siècle, en organe de prédication philosophique, il

travaille à démolir ce vieux monde qui doit s'abîmer bientôt dans un immense naufrage. Ce n'est plus le cœur, la passion qui l'inspirent; c'est l'esprit, et son défaut c'est l'excès même de cet esprit. Dans les jours troublés de la révolution, il est orageux, désordonné comme un club ou comme un émeute, déclamatoire comme un discours de la Convention, et presque toujours faux, parce qu'il exagère toujours dans la politique comme dans le sentiment. - Méthodique et régulier sous l'empire, il emprunte ses règles au vieux classicisme; enfin, depuis vingt ans il a tenté tous les essais, comme la société elle-même tentait tous les systèmes nous l'avons vu tout à la fois religieux, chevaleresque, classique, parce qu'une partie de cette société était conservatrice et s'attachait aux traditions; romantique, c'est-à-dire révolutionnaire en littérature, parce qu'une autre partie était profondément révolutionnaire en politique; atroce, parce qu'il s'adressait à un public blasé; obscène, parce qu'il avait besoin, pour réussir, de flatter les instincts dépravés des populations corrompues d'une grande ville. Il a été fécond plus que dans une autre époque, parce qu'il était devenu mercantile, et qu'il devait en être ainsi dans un temps qui a fait son dieu de l'argent. Au milieu d'une foule de productions destinées. à ne vivre qu'un jour, il a donné des œuvres durables qui se placeront incontestablement à côté de ce qu'il y a de plus élevé dans notre répertoire du second ordre; mais dans tous les genres vraiment littéraires il est resté inférieur au Théâtre du grand siècle de toute la distance qui sépare le talent du genie; et par les solennels hommages qu'il a rendus à Molière, il a semblé reconnaître que c'était à un autre temps qu'il devait demander sa gloire impérissable. CHARLES LOUandre.

Mai, 1852.

J.-B. POQUELIN DE MOLIÈRE

Dans un excellent morceau de critique littéraire consacré au grand écrivain dont nous reproduisons les œuvres1, on lit cette juste remarque : H y a dans l'existence de Molière, qui a beaucoup écrit et que son métier a longtemps tenu en vue, cette double singularité qu'il n'a pas laissé une seule ligne de sa main, que nul de ses contemporains, de ses amis, n'a rien recueilli, rien communiqué au public de sa personne, et que le premier ouvrage où l'on prétendait raconter la vie de l'auteur illustre, du comédien populaire, est de 1705, postérieur de trente-deux ans à sa mort... De là il est résulté que n'ayant pas à s'aider des ressources si précieuses de la correspondance privée, la biographie, qui, de sa nature, n'aime pas à s'avouer ignorante, n'a pu que ramasser, pour guider sa marche, des souvenirs lointains, des traditions incertaines, dont les lacunes encore ont dû être remplies par des fables. »

Les fables, en effet, n'ont pas manqué. La Vie de Grimarest, tant de fois réimprimée, est remplie d'anecdotes suspectes; et cependant cette Vie a été longtemps la source unique à laquelle ont puisé les biographes. Le dix-huitième siècle s'en était contenté, car il était moins occupé que nous des détails intimes. Mais l'admiration

1 Bazin, Notes historiques sur la vie de Molière, deuxième édition. Paris, 1851. Avant-propos, p. 3.

2 Il faut excepter l'édition Lagrange, de 1682, qui donne quel ques détails biographiques.

d

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