Images de page
PDF
ePub

RAPPORTS DES SOCIÉTÉS RELIGIEUSES

AUX SOCIÉTÉS POLITIQUES.

CHAPITRE PREMIER.

Analogie des sociétés religieuses et des sociétés politiques.

On compte dans l'Europe chrétienne quatre formes différentes de gouvernement, à chacune desquelles répond une religion absolument semblable dans ses principes constitutifs et dans ses formes extérieures.

1° Le gouvernement ou constitution monarchique, avec son pouvoir général extérieur, qui est le monarque, sa force publique permanente ou profession sociale, qui est la noblesse, ses corps chargés du dépôt et de l'interprétation des lois, ses états généraux ou assemblées générales de la société. Tel est le gouvernement de France; tel était autrefois celui de presque tous les royaumes de l'Europe.

A ce gouvernement répond la religion catholique, avec son pouvoir général rendu extérieur dans le sacrifice, sa force publique ou profession sacerdotale, son corps chargé du dépôt de la doctrine et de l'interprétation des Ecritures, ses conciles généraux ou assemblées générales de la société. Aussi l'abbé Fleury donne à la religion chrétienne le nom de monarchic. (Voyez le xn Discours sur l'Hist. ecclésiastique.)

2o Le gouvernement aristocratique héréditaire, comme celui de Venise, de Gênes, de Hollande, de quelques cantons suisses. Il y a une représentation de pouvoir général dans le Doge, l'Avoyer et le. Stathouder; mais l'autorité est entre les mains d'un

THÉORIE DU POUVOIR POLIT. et relig. liv. VI. 211

certain nombre de familles, qui ont encore le dépôt et l'interprétation des lois, et qui forment distinction héréditaire.

A ce gouvernement répond le lutheranisme pur. Il a conservé une représentation de pouvoir général, puisqu'il admet momentanément la présence réelle de Jésus-Christ, pouvoir conservateur de la société religieuse; l'autorité ecclésiastique est entre les mains de superintendants, et dans quelques endroits entre les mains d'évêques qui sont distinction permanente, mais qui ne reconnaissent point de chef.

3o Le gouvernement démocratique, tel que celui de Genève, de quelques cantons suisses. Le pouvoir général n'y existe pas même en représentation. Dans les vrais principes de ce gouvernement, le pouvoir devrait être entre les mains de tous, ce qui veut dire que chacun devrait exercer son pouvoir particulier mais comme la démocratie pure, selon Rousseau luimême, est impossible, et qu'un gouvernement ne saurait aller avec tant de pouvoirs particuliers, on en a forcément restreint le nombre, et il n'y a qu'un certain nombre de citoyens qui, sous le nom de conseil, de sénat, etc., puissent exercer leur pouvoir et celui des autres. Il n'y a point dans ce gouvernement de distinctions héréditaires; il n'y a que des fonctionnaires viagers.

A ce gouvernement répond le calvinisme, le puritanisme ou le presbytéranisme. Cette religion n'a aucun pouvoir général, pas même momentanément; car elle n'admet aucune présence réelle du pouvoir général conservateur de la société chrétienne. Il n'y a pas d'autorité enseignante qui ait le dépôt de la doctrine, et chacun y a le droit de faire usage de son esprit, pour interpréter les écritures ou les lois de la société. Mais le calvinisme pur est aussi impraticable que la démocratie pure. Le gouvernement de la société religieuse ne pourrait aller avec cette multitude indéfinie d'interprétations particulières. On a forcément restreint le nombre des interprètes et des inspirés à un conseil ou consistoire, qui décide, ou plutôt qui conseille en fait de dogmes ou de discipline, et qui donne ses interpréta

tions particulières pour la volonté générale. Il n'y a aucune succession spirituelle, aucun caractère. Les ministres ne sont que des fonctionnaires amovibles, sans aucune hiérarchie

entre eux.

4° Le gouvernement mixte de monarchie, d'aristocratie et de démocratie comme il l'est en Angleterre, c'est-à-dire, mêlé de pouvoir général et de pouvoirs particuliers. Il y a un pouvoir général, mais négatif, qui peut empêcher, mais qui ne peut pas faire. Il n'est pas pouvoir général pour conserver, mais pour empêcher qu'on ne détruise. Le pouvoir positif ou le pouvoir de faire est le pouvoir particulier des Pairs et des Communes ce pouvoir n'est pas pouvoir conservateur; car s'il était pouvoir conservateur, il ne faudrait pas de pouvoir qui eût le veto absolu sur ses résolutions. Il y a une noblesse héréditaire ou des distinctions sociales permanentes, qui ne sont pas force ou action du pouvoir, puisqu'elles sont elles-mêmes pouvoir. A ce gouvernement, unique dans les sociétés politiques, pond une religion unique dans les sociétés religieuses je veux parler de la religion anglicane ou épiscopale, qui est évideminent mixte de catholicisme, de lutheranisme et de calvinisme. Le dogme de la présence réelle, ou le pouvoir conservateur de la religion chrétienne, y est purement négatif. Ecoutons Burnet, l'historien de la réforme d'Angleterre : « L'Eglise anglicane a » une telle modération sur ce point (de la présence réelle), que » n'y ayant aucune définition positive de la manière dont le » corps de Jésus-Christ est présent dans le sacrement, les » personnes de différent sentiment peuvent pratiquer le même >> culte sans être obligées de se déclarer, et sans qu'on puisse » présumer qu'elles contredisent leur foi. »

:

Si le pouvoir général conservateur de la société religieuse y est négatif et équivoque, la force générale de cette société ou la profession sacerdotale y est négative et équivoque comme le pouvoir; c'est-à-dire, qu'elle n'a pas l'autorité en elle-même et qu'elle est dépendante de l'autorité civile. En effet, le roi, qui n'a pas la plénitude de l'autorité politique, a, au moins par les

termes, la plénitude de l'autorité religieuse. Ainsi la profession sacerdotale a un chef dans la religion anglicane, qu'elle n'a pas dans la religion luthérienne. Mais cette suprématie du roi, dans les matières de religion, est un rapport non nécessaire, et contraire à la nature des êtres ; puisqu'il met la force d'une société religieuse sous la direction du pouvoir d'une société politique. La faculté d'interpréter l'Ecriture n'est pas non plus laissée tout à fait sans restriction aux simples fidèles, comme dans la religion calviniste, en sorte que le pouvoir particulier est borné dans la société religieuse, comme le pouvoir particulier est contre-balancé dans la société politique. Ainsi, sans entrer dans des discussions théologiques étrangères au sujet que je traite, ou plutôt au rapport sous lequel je le considère, il est évident que la religion anglicane présente, sous un extérieur de culte catholique, les dogmes des Eglises réformées: comme le gouvernement politique d'Angleterre présente, sous l'extérieur d'une constitution monarchique, les principes des sociétés républicaines.

L'exemple de la France régénérée vient à l'appui de mes principes. En même temps qu'elle établissait une constitution prétendue monarchique qu'on a fort bien appelée une démocratie royale, elle fondait une religion bizarre qu'on pourrait appeler un catholicisme presbytérien. Cette religion est devenue un pur calvinisme, lorsque le gouvernement est devenu purement démocratique; et enfin elle a dégénéré en athéisme public ou social, lorsque l'anarchie a été constituée dans le gouvernement révolutionnaire. Il ne faut pas oublier de remarquer que cette dernière religion s'est propagée, comme toutes les religions d'opinion, par les moyens ordinaires de l'intérêt, de la volupté et de la terreur, c'est-à-dire par tout ce qui peut entraîner l'esprit, le cœur et les sens de l'homme ; et le pillage, le divorce et la guillotine, ont été les pieux artifices dont les nouveaux apôtres se sont servis pour étendre leur doctrine.

On retrouve jusque chez les Turcs et les Tartares cette confor

mité secrète entre la religion et le gouvernement. Le muphti exerce dans la religion son pouvoir particulier, comme le sultan l'exerce dans le gouvernement, et le lama est absolu comme le kan.

Montesquieu a senti cette conformité secrète des religions et des gouvernements: » La religion catholique convient mieux, » dit-il, à une monarchie; et la protestante s'accommode mieux » d'une république. » Mais, suivant son usage, il énonce et n'approfondit pas. « Dans les pays, continue cet auteur, où la >> religion protestante s'établit, les révolutions se firent sur le plan » de l'état politique. Luther, ayant pour lui de grands princes, » n'aurait pu leur faire goûter une autorité ecclésiastique qui » n'aurait point eu de prééminence extérieure ; et Calvin, ayant » pour lui des peuples qui vivaient dans des républiques, ou » des bourgeois obscurcis dans des monarchies, pouvait fort » bien ne pas établir des prééminences et des dignités. » On voit que Montesquieu fait de Luther et de Calvin deux fourbes qui accommodèrent aux goûts particuliers de leurs sectateurs la religion qu'ils se vantaient d'avoir ramenée à sa pureté primitive. Mais ce reproche manque de justesse; car si Calvin, ou du moins Luther savait plier la morale aux passions des grands et au besoin des circonstances, comme il le fit dans l'affaire du landgrave de Hesse, ils étaient l'un et l'autre trop entêtés et trop orgueilleux pour faire fléchir le dogme, c'est-à-dire leurs opinions, sous les volontés de qui que ce fût; et d'ailleurs lorsqu'ils commencèrent à débiter leur doctrine, ils ne pouvaient savoir encore de quelle classe seraient leurs prosélytes. Il faut chercher d'autres causes à cette différence dans les institutions de ces deux célèbres réformateurs.

1° La conservation de prééminences extérieures, c'est-à-dire d'une hiérarchie ecclésiastique dans le lutheranisme, l'abolition de toute hiérarchie dans le calvinisme, résultent nécessairement des principes opposés, adoptés par Luther et Calvin, et non des goûts particuliers de leurs sectateurs. Dès que Luther conservait un pouvoir général extérieur dans la présence réelle,

« PrécédentContinuer »